La Bulle aux livres des Imaginales regroupe des profils d’auteurs et d’autrices très différents. La science-fiction, la fantasy et autres genres de l’imaginaire se côtoient, sans a priori, dans une ambiance joyeuse. Et puis, au milieu de la foule, une figure calme, qu’on ne peut s’empêcher d’aborder : Rakel Haslund, dont le premier roman Après nous les oiseaux a été publié aux éditions Robert Laffont (trad. Catherine Renaud).
Le 28/05/2023 à 14:01 par Valentine Costantini
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28/05/2023 à 14:01
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C’est votre première fois aux Imaginales : comment vivez-vous ce moment ?
Rakel Haslund : Eh bien, pour moi, écrire de la littérature philosophique imaginative, c’est un peu comme à l’opposé de la science-fiction, en retirant la science du genre. Donc être ici, dans un festival dédié à ce genre, c’est nouveau pour moi !
C’est aussi assez rafraîchissant, et démocratique, d’une certaine façon. Le fait de disposer les tables de cette manière, de nous permettre de faire face aux personnes qui participent au festival. Au moins, on peut réellement prendre le temps de parler avec les gens, ce qui n’est pas si courant au Danemark. C’est très appréciable.
Votre premier roman, Après nous les oiseaux, a été traduit et publié en France : quelle est la réception ici ? Comment diffère-t-elle de celle au Danemark ?
Rakel Haslund : Il y a notamment eu une belle critique dans Le Monde : mon travail a été comparé à quelque chose qui évolue entre Ferdinand de Saussure, Alfred Hitchcock et Cormac McCarthy. Le livre en lui-même est assez philosophique, entre autres sur ce qui a trait au rôle du langage. Les gens l’ont remarqué au Danemark, mais pas autant qu’en France. Dans un passage du roman, la protagoniste demande « Pourquoi les mots sont-ils dangereux ? », et la réponse qu’on lui donne est « Parce qu’ils créent plus ». De fait, le langage crée des fictions, des civilisations entières, des religions.
CHRONIQUE - Après nous les oiseaux : voyage en contrée inhospitalière
Au Danemark, Après nous les oiseaux a surtout été compris comme une fiction climatique, et c’est une interprétation qui se voit aussi en France. Pourtant, c’est moins clair. J’aurais plutôt tendance à comparer mon travail à une fable.
Finalement, les interprétations peuvent être très différentes. Pour certaines personnes, c’est un livre sur le désespoir. Pour d’autres, il s’agit plutôt d’une reconfiguration de notre relation avec la nature. C’est normal lorsqu’on se base sur des allégories : forcément, on ouvre la porte à de multiples interprétations. Cette histoire est proposée comme une méditation : en suivant le personnage, on entre dans une sorte d’état méditatif, tout en se posant des questions sur la nature humaine.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce roman ?
Rakel Haslund : J’ai écrit ce livre parce que je pensais que lorsque vous pensez aux défis auxquels nous sommes confrontés, j’ai remarqué que je n’étais pas si triste. Je me suis dit : « Tu devrais être triste !”. Alors je me suis demandé comment ressentir moi-même toute cette tristesse. Comment puis-je créer cette pensée abstraite et en faire quelque chose de concret ? Quelque chose qui remplit réellement et fait changer.
D’après moi, nous ne changeons pas par une prise de conscience intellectuelle, mais en ressentant une profonde tristesse, des regrets… Je voulais ressentir toute cette destruction. Celle que doivent ressentir tous ces animaux qui disparaissent.
Au Danemark, nous écrivons et lisons constamment du réalisme social. Ce que c’est de vivre au Danemark, en étant déprimé dans notre belle ville… Tout ceci n’a rien à voir avec les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je pense que nous vivons dans une époque où le temps est le problème. Avec la croissance consciente autour du changement climatique, nous devons penser à l’avenir.
En fait, nous vivons déjà dans cet avenir, qui est changeant. En écrivant ce que j’écris, on ne peut pas s’attendre à ce que nos enfants vivent comme nous avons vécu. Il devient nécessaire de configurer la manière dont on envisage le monde.
Dans votre roman, vous explorez notamment la notion de solitude, avec une protagoniste qui évolue dans un monde qui a souffert… Pourquoi cette décision ?
Rakel Haslund : L’idée première de ce roman, c’est la prémisse de la dernière personne sur terre. Dans mon imagination, la crise majeure qui accompagnerait cette situation ne serait pas la violence, mais la solitude. Ici, il y a donc une perte de culture. La protagoniste de mon roman utilise la langue à sa manière : elle tente de se souvenir de l’humanité à travers les mots dont elle se souvient. Il y a d’un coup moins de sociétés autour d’elle, puisqu’elle est seule. Le résultat, c’est donc l’utilisation de mots plus concrets plutôt que toute cette abstraction qui peut faire partie de notre langage. Comment créer une langue sans société ?
De la même manière, vous faites un travail très particulier sur le vocabulaire de votre personnage, qui a oublié certains mots et doit donc en inventer d’autres. Quelle est votre relation au langage ?
Rakel Haslund : J’ai eu une enfance très religieuse. Ça a été une expérience très difficile pour moi de perdre la foi, qui représente un système de mots. À ce moment-là, j’étais « sans mots ». Et cette perte de sens, je la retrouve partout, surtout dans notre génération : il y a une perte de confiance en notre système, notre société. On vit à une époque où les mots perdent de leur sens, où il devient nécessaire de trouver de nouveaux mots pour accompagner notre façon de vivre et d’être. Ou, plus simplement, il faut trouver un nouveau sens à la vie.
Pourquoi la science-fiction plutôt qu’un autre genre littéraire ?
Rakel Haslund : À la base de la science, il y a le langage. C’est ce qui rend l’humanité capable de créer une société. Nous sommes comme des dieux anthropocentriques, capables de changer la surface de la Terre. C’est aussi le langage qui nous transforme en une société qui croit en la démocratie, ou en toutes sortes de choses.
Dans mon roman, toutes ces choses, et la science tout particulièrement, qui fonctionne comme un langage, comme un système — tout s’effondre. Dans le monde de ma protagoniste, il n’y a plus aucune science, il n’y a presque plus rien. Finalement, ce livre parle de ce que c’est d’être humain.
Quand on regarde le mot « homo sapiens », « homo » se rapporte non seulement à l’humain, mais aussi à la terre, tandis que « sapiens » est lié à la connaissance. Ça signifie se connaître soi-même. Et peut-être aussi retrouver cette nature d’animal qui ne sait plus être humain. Actuellement, nous avons une compréhension scientifique du monde. Il me semble que nous avons aussi besoin d’une approche régénérative de la planète.
Que pensez-vous de la responsabilité des auteurs de faire évoluer leur travail pour faire évoluer l’humain ?
Rakel Haslund : À vrai dire, je ne pense pas qu’un auteur puisse faire ça tout seul. Peut-être que ça passe par un changement vis-à-vis de la manière la plus pertinente d’être humain : est-ce bien vivre ? beaucoup voyager ? Avec la Déclaration des droits de l’homme, l’humanité a fait un grand pas en avant, en se plaçant au centre. Maintenant, je pense qu’il faut faire de la place aux autres espèces.
Avant, la nature nous semblait dangereuse et devant donc être vaincue, être contrôlée. À présent, il me semble nécessaire d’avoir des histoires plus douces, en laissant la place au monde. Il faut abandonner la violence ; écouter au lieu de parler ; apprécier les petites choses, surtout celles qui disparaissent — comme cette espèce de papillons au Danemark. Il faut voir la magnificence de la vie !
Ça me rassure quand je vois que beaucoup de jeunes sont plus doux : ils font partie d’une génération plus ouverte à prendre soin des autres et de la nature d’une manière plus profonde qu’auparavant.
Quels sont les sujets que vous souhaitez explorer pour la suite de votre carrière ? Avez-vous déjà de nouvelles idées en route ?
Rakel Haslund : Dans ce roman, l’humain est plus proche de sa nature animale. J’ai cherché à voir ce qui se passe lorsqu’un être humain redevient un animal comme un autre. À présent, je veux écrire une histoire contraire, avec un personnage qui aurait la puissance d’un dieu. Nous sommes peut-être assez proches de la résolution de la question de la mort dans notre monde actuel : alors, pourquoi ne pas explorer cette question dans la fiction ?
Nous contrôlons déjà le temps, la terre, ou du moins nous causons des impacts profonds sur notre planète. Un peu comme des dieux grecs qui auraient perdu la tête et causeraient d’énormes ravages… Avec un prochain roman, j’aimerais me baser sur le point de vue d’un humain qui a toutes les connaissances, et le mettre face à la réalité de connaître sa nature de dieu… et ce qu’il en fait.
Crédits photo : Valentine Constantini / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Paru le 06/04/2023
208 pages
Robert Laffont
18,00 €
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