#Lectureetlittoral - Lecteur impénitent, Marc Roger a démarré le 21 janvier une aventure aussi littéraire que pédestre : parcourir 5000 km en longeant la côte atlantique, entrecoupant ses marches de lectures. À la limite est un voyage.
Deux mois que je marchais. Côte d’Opale. Côte Picarde. Côte d’Albâtre. Côte de Grâce. Côte Fleurie. Côte de Nacre. Schistes. Sables. Calcaires. Silex. Galets. Dunes. Falaises. Et vainement, j’attendais.
Quel fut ce pas plutôt qu’un autre qui porta mon visage, nez devant, vers l’effluve espéré ? À quel instant précis le parfum du varech, cette odeur minérale dégagée par les algues posées sur l’estran, ce goût d’iode et de poivre emplissant votre bouche qu’il vous semble manger l’horizon et la mer sans quitter le rivage, me surprit ?
J’approchais de Barfleur ou était-ce Saint-Vaast quand le vent se chargea de l’épice, forte, humide, ce mélange de grève et de chutes de vagues, d’algues échouées, de cadavres de bêtes de roche et de sable. Pourquoi là, à Saint-Vaast-la-Hougue ? Le socle de granit armoricain commun à la Bretagne et la presqu’île du Cotentin favorise-t-il cette bouffée violente qu’aucun récif jusqu’alors n’avait su exhausser ?
J’eus soudain l’impression de revenir en enfance, sandales méduse de plastique aux pieds, en vacances au P’tit Port près de la Pointe du Grouin où la dune me semblait un Everest à gravir pour rejoindre la mer et la vue sur les îles de Chausey en bordure d’horizon. Souvenir volatile qu’effacèrent des Tadornes de Belon en captant mon regard vers le lustre de leurs plumes, leurs becs rouge vermillon et leur fuite dandinée de canards migrateurs sur le miroir d’argent de la vasière.
Pour comprendre où je marche, j’interroge les livres, j’interroge les cartes.
Quatre fleuves, la Douve, la Taute, la Vire et l’Aure pour un estuaire, la baie des Veys, la baie des Gués selon les étymologies de la toponymie locale. Zone de marais et de polders, de fleuves et de canaux. Pour l’heure, l’eau douce y règne avant que l’eau de mer n’y reprenne sa place aux prochaines submersions, mais dans l’élan de la presqu’île vers la Manche centrale, à la cambrure du Cotentin, on sent perler le sel. Omniprésent, partout, il ronge.
À sa suite, ou serait-ce l’inverse, les galets roulent en bandes sur les grèves du nord. Ils dessinent des arcs, ils élèvent des montagnes qui tonnent à chaque coup de ressac, ils remplissent les anses, arrondissent leurs courbes, ils recouvrent le GR, engloutissent les prés, démantèlent les murettes de pierre dont la Manche conserve le réseau vasculaire d’une vie autrefois uniquement agricole. Sémaphore de la Hague, quelques vaches résistent, mais les puces de sable gagnent l’herbe où se mêlent les algues.
— Témoignez du recul du trait de côte ! me demande Surfrider. On vous prête un LUMIX DMC-FZ300.
Comment prendre en photo la nature en mouvement, la piéger dans l’image immobile ? De tourner l’appareil en tous sens. D’éduquer mon regard. Composer des rapports entre ciel, terre et mer à la lutte, là où l’homme n’a été de tout temps que facteur de désordre, de campings inondables, de villes prises de vertige au rebord des falaises, de mille fentes meurtrières de bunkers aujourd’hui pleines de sable. Roitelet du béton, l’homme va nu sur la plage en pleurant sur sa pelle et son seau. Sa défaite est totale.
Dans la courbe de l’Anse Saint-Martin, en venant de Cherbourg, j’arrivais de la grève…
Mes yeux étaient emplis de falaises couvertes de fougères roussies depuis l’automne, tiges pliées à force de rafales, entrecoupées de langues fines de pâturages vert sombre, de roches noires piquetées de lichens et de bouquets d’ajoncs. Grossis des pluies de la dernière tempête, des ruisseaux torrentueux dévalaient du plateau. Dans ces espaces de buissons sauvages qu’une mer bleue de fer ourlait d’écume en contrebas, le peintre Jean-François Millet, natif du Hameau Gruchy, y avait peint et dessiné ce sol des origines qui lui était si cher, ce sol à la rencontre de la Manche dont se préoccupait si peu sa famille attachée au labeur de la terre ; qui consentait à y descendre seulement pour en extraire à grandes fourchées le varech que la mer leur offrait moyennant lourds efforts.
Une récolte d’azote qu’hommes et femmes remontaient par des sentiers tortueux entre grève et plateau, chevaux ou bœufs attelés à des charrettes ruisselantes de goémon.
Bien avant de quitter sa presqu’île pour gagner la région de Fontainebleau où il créa l’École de Barbizon avec ses amis peintres paysagistes, lui-même œuvra aux travaux de la ferme. Certains de ses tableaux parmi les plus célèbres dont L’Angélus, Les deux bêcheurs ou Les Glaneuses, et nombre d’études et de dessins reproduisent fidèlement le labeur paysan. Dans ses correspondances empreintes de nostalgie, il ne cessait de louer ce sol ingrat à la limite du sauvage. Limite où je marche aujourd’hui en comparant certains de ses tableaux, comme celui du Castel Vendon qui me fait face, pour y déceler des preuves du temps qui passe et du travail de l’érosion. Mais à l’œil nu ici, rien n’a bougé. À notre mesure humaine sur les échelles du temps, le vieux granit armoricain n’est pas d’usure visible.
J’arrivais de la grève...
Lui venait de ses terres. Il marchait d’un bon pas, bâton de bois à sa main droite. J’étais dans mes pensées. Lui, dans les siennes. Vêtu d’un jogging noir à bandes blanches, fermeture éclair jaune à la pochette de son bras, des Nike aux pieds, lacets couleur citron, collier de barbe blanche, le visage rond sous une casquette tabac foncé, d’un seul coup d’œil du haut de sa petite taille, il m’a classé touriste avec mes bâtons de marche, mon appareil photo et mes jumelles.
Nous nous saluons.
— Ça souffle toujours comme ça ? lui demandé-je
— C’est la Hague, monsieur ! me répond-il sur le ton de celui qui s’étonne qu’on s’étonne d’une chose ordinaire.
Mon voyage de lecture à voix haute en longeant le littoral le surprend moins que le fait de ne pas être reçu dans le village dont on devine les toitures dans son dos.
— Comment cela ? Vous arrivez d’Urville-Nacqueville et vous ne faites pas étape à Digulleville ? J’y ai construit la plus belle médiathèque du district de La Hague !
— Félicitations ! Et si je comprends, vous êtes maire de la ville ?
— J’étais… jusqu’à peu. J’ai lâché aux dernières élections. 49 ans de mandat. De 71 à 2020. J’en ai vu du changement.
Du trait de côte où a lieu notre échange, l’on peut voir les fines cheminées d’évacuation de l’usine de retraitement de déchets nucléaires de La Hague s’élever dans le ciel au-dessus de la colline quadrillée de murettes en pierres sèches.
— La plus grande du monde, précise-t-il. Passez nous voir, Digulleville vaut le détour !
Tout y est restauré, entretenu dans les codes architecturaux de la Pointe nord du Cotentin. Mairie, salle des fêtes, terrains de sport, amélioration des routes, réhabilitation du sémaphore de Jardeheu en gîte communal, tous travaux financés par l’argent de l’usine.
— Poursuivez sur le sentier où vous êtes, me dit-il. Ne ratez pas Port Racine ni la Baie d’Écalgrain. Je fais mes 30 kilomètres par semaine. Mes petits enfants préfèrent le surf. Ils pratiquent également le kitesurf et le wingfoil.
—…
— Plus au sud, sur la plage de Sciotot entre La Hague et Flamanville, vous allez voir comment ils volent, c’est du spectacle. Et puis grâce au Gulf Stream, notre presqu’île bénéficie d’un microclimat qui nous donne des allures de Côte d’Azur. Regardez les jardins. Palmiers de Chine, fougères de Tasmanie, rhubarbes du Brésil. Mieux qu’à Nice. Comme je vous parle, Jacques Hamelin, 77 printemps, jamais malade et pourtant j’en ai vu…
Des vertes et des radioactives… avais-je envie de lui dire, mais difficile de l’interrompre.
Vice-Président de la CLI – Commission Locale d’Information ORANO, ex-AREVA, ex-COGEMA, ex-CEA – Commissariat à l’Énergie Atomique créé en 45 par le Général de Gaulle, Jacques Hamelin me rassure.
— Ça fonctionne, c’est du sûr et c’est l’agriculteur qui vous parle, rien de plus fiable que l’usine de retraitement derrière moi. J’ai voyagé dans le monde entier, notamment au Japon, quatre fois, pour dire qu’on peut mener une vie normale près d’une usine de retraitement. Prenez le tritium dont nous rebattent les écolos, il faudrait boire 10.000 litres d’eau de source par jour pour risquer un début de quelque chose. Vous vous voyez boire autant d’eau ?
—…
Je n’ai pas le courage de le lancer sur le projet de loi visant à accélérer les procédures liées à la construction de nouveaux réacteurs nucléaires qui arrive ce mois de mars à l’Assemblée.
Cet homme, au demeurant fort sympathique, use des mêmes procédés oratoires pour me vendre l’énergie nucléaire que le célèbre ingénieur-polytechnicien Jean-Marc Jancovici que l’on peut voir partout dans les médias. Discours de propagande ou selon, de vulgarisation auprès du plus grand nombre, la bande dessinée de Jean-Marc Jancovici — Le Monde sans fin (Dargaud) — dessins signés par Christophe Blain, a le mérite d’alerter des centaines de milliers de lecteurs sur l’urgence climatique, cependant, son succès consensuel ne doit pas évincer le débat.
L’énergie nucléaire doit-elle être notre unique recours pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre ? Aussi peu féru que je sois en isotope fissible, je demeure persuadé que toute loi avant d’être votée nécessite un long travail d’information et de contradiction.
Lisons ou relisons La Supplication de Svetlana Alexievitch, Oublier Fukushima d’Arkadi Filine pour nous forger une opinion. L’énergie nucléaire n’est pas ce chemin bordé de roses que certains veulent nous vendre.
Comme un fait du hasard, quelques journées plus tard, je croiserai un autre homme sur ces terres de contraste.
Premier avril, Poisson-Prévert, Omonville-la-Petite, j’ai le bonheur d’être invité à lire 48 fois la Mer dans la Maison de Jacques, poète-colleur-plasticien-scénariste qui m’enchantera toujours. Que ce fut jeune enfant, collégien, lycéen, professeur des écoles en moyenne section de maternelle, quel que fût le moment où j’ai lu ses poèmes pour moi-même ou les autres, j’ai toujours entendu cette musique à la fois simplissime et complexe de ces mots qui se jouent de leurs voisins dans le vers et composent à eux tous une histoire qui avance vers sa fin. Chaque poème est un monde-univers fait de joies, de révoltes, d’improbables accords, mécanisme subtil d’horloge qui ne donne jamais l’heure qu’on attend, étonnante perfection de la forme dans ses moindres Paroles.
1er avril. Jour de réouverture. À l’étage d’une petite maison de granit, sertie d’un jardin luxuriant de ces plantes importées du Brésil et de Chine, une vingtaine de personnes se tient sous les poutres peintes en blanc de l’atelier du poète où trône au manteau d’une grande cheminée son portrait au fusain signé par Pablo Picasso.
Lecture et Littorral – À la limite… ira son cours durant deux heures. Annie Saumont, Jean Richepin, François de Cornière, Didier Decoin, Louis-Ferdinand Céline, Alice Ferney, et un certain Paul Bedel, décédé récemment, que d’aucuns dans la salle ont connu.
Originaire du village d’Auderville, à l’aide de ses deux sœurs cadettes Marie-Jeanne et Françoise, célibataires comme lui, Paul Bedel a repris le flambeau de la ferme familiale. Il y mène une vie simple consacrée à la terre, au respect qu’on lui doit pour ce qu’elle nous apporte, sans jamais sacrifier aux quotas agricoles de l’Europe ni au monde des machines pour produire toujours plus et plus vite. Une conduite qui ne plut qu’à lui-même. Pendant ce temps, ses voisins alentour succombaient aux sirènes nucléaires en vendant leurs communes au prix fort que fixait le CEA.
Jacques Hamelin, le maire de Digulleville, auquel je demandai s’il savait où se trouvait la maison de Paul Bedel, peu gracieux, répondit très sèchement : « Je ne sais pas… »
Il s’en dit du non-dit au détour des rencontres...
En 2005, grâce au documentaire Paul dans sa vie du journaliste Rémi Mauger, Paul Bedel devint célèbre. Sa simplicité et son bon sens paysan émurent des milliers de téléspectateurs. Il écrivait son quotidien dans des carnets. Un almanach Bedel. Sans prétention. La météo du jour. Ses humeurs. Ses pensées. Ses plantations et ses semis. La qualité de son foin comparée à l’année précédente. Un vêlage plus ou moins difficile. Ses parties de pêche au homard ou au congre dans les trous de rochers que lui seul connaissait entre Goury et la Pointe du Houpret.
« Aujourd’hui, Jacques Prévert est passé nous acheter du beurre… »
La romancière Catherine École-Boivin a eu la chance de rencontrer le personnage, c’en était un. Poète à sa façon. Satisfait du bon tour qu’il se jouait en devenant une vedette. Elle lui a consacré pas moins de cinq ouvrages dont Testament d’un paysan en voie de disparition (Presses de la Renaissance, 2009). On y retrouve toutes ses maximes.
« J’avais promis au père. Je lui avais fait une promesse, celle de marcher dans ses pas et de reprendre ses mains pour protéger sa terre. »
Aucun de ses livres n’est en vente à l’Office de Tourisme dans le port de Goury distant d’un kilomètre de la cour de sa ferme.
Ainsi vont mes rencontres, alternant les lectures et les pierres des villages, les centrales nucléaires, l’ail des ours qui commence à fleurir et l’avis de tempête qui s’annonce pour le week-end. Je digresse. Je musarde. J’avance de trois chapitres et recule d’un ruisseau qui ne va pas à la mer. Aux deux heures écoulées, on se quitte. On se promet de se revoir à l’étape suivante quand un homme se rapproche de la table où se tiennent mes cahiers de lecture. Il préfère m’entretenir discrètement.
— L’ancien maire de Digulleville ne vous a pas convaincu ?
— Pas vraiment…
— Je me présente, Ghislain Quétel, technicien en radioprotection pendant 35 ans à l’usine de retraitement des combustibles nucléaires usés de La Hague. 22 ans, militant CFDT, chargé des problèmes de Sécurité-Sûreté nucléaire. Retraité depuis 15 ans.
Le soir même, je reçois une synthèse de dix pages sur l’alerte aux Piscine ORANO et piscine EDF sur le site de La Hague réunies sous le titre — Non-assistance à Région en danger ! Ses revendications sont précises et techniques, elles ne laissent planer aucun doute sur le sérieux de ce qu’il avance.
— Je dénonce, mais je propose et je m’exprime en conscience citoyenne. Depuis les années 70, le recours à l’énergie nucléaire civile pour produire de l’électricité n’a jamais fait l’objet d’un véritable débat démocratique. Les choix technologiques ont été confisqués et imposés par des technocrates de l’État avec la bienveillance de certains partis politiques et syndicats. De ce fait, toute personne qui dénonce des risques est considérée comme antinucléaire.
Il faut tout de même savoir que la concentration de matières radioactives dans les quatre piscines ORANO à La Hague représente la plus forte quantité radioactive au monde en un même lieu, soit l’équivalent de 108 à 126 cœurs de réacteurs dormants entreposés sous des structures métalliques vulnérables à la moindre agression terroriste, à la chute d’un débris venu du ciel ou l’écrasement d’un avion. J’estime urgent que ces piscines soient bunkérisées.
300 personnes, élus, maires, députés, sénateurs, tous médias confondus et scientifiques ciblés, ont reçu mon alerte. À ce jour, dix réponses, mais aucun engagement à faire suivre au plus haut de l’État. Je fais fi des pressions qui voudraient me faire taire, le combat continue. Écrivez-le ! Faites-le savoir !
Crédits photo : Piscine de l'usine de retraitement de La Hague
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
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