Entre 1933 et 1945, dans un contexte antisémite favorisé par la montée de l'extrême droite et le développement du régime nazi en Allemagne, les citoyens juifs de plusieurs pays sont dépouillés de leurs biens personnels. Parmi ceux-ci, des livres, par millions, qui se sont parfois ajoutés à des collections publiques. L'État français amendera le code du patrimoine, pour ouvrir la voie à un mouvement de restitution.
Le 25/04/2023 à 12:48 par Antoine Oury
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Publié le :
25/04/2023 à 12:48
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Les persécutions antisémites de la Seconde Guerre mondiale et des années qui l'ont précédée ont notamment consisté en de multiples spoliations des biens des populations juives de différents pays d'Europe.
Depuis leur saisie par les nazis et leurs alliés, dont le gouvernement de Vichy, ces biens ont circulé, sans que leurs provenance et mode d'acquisition ne soient toujours connus des propriétaires. Si bien que des collections publiques, comme celles de la Bibliothèque nationale de France, de bibliothèques universitaires ou publiques, peuvent présenter des objets spoliés, y compris des livres...
« [C]e chemin de la réparation, la France l'empruntera toujours », avait déclaré la Première ministre Élizabeth Borne en juillet 2022, lors d'une cérémonie de restitution d'ouvrages spoliés par les nazis. Cinq livres avaient alors été rendus aux ayants droit de Georges Mandel, qui fut ministre des Colonies et de l'Intérieur entre 1938 et 1940, par l'Allemagne.
Déporté par les autorités françaises, incarcéré par les nazis, il sera assassiné en juillet 1944 en forêt de Fontainebleau. Sa collection d'œuvres d'art ainsi que sa bibliothèque, qui comptait plus de 10.000 volumes, avaient auparavant été consciencieusement pillées.
5 ouvrages restitués sur plusieurs milliers, le geste était symbolique, d'autant plus qu'ils « ne représent[ai]ent pas grand-chose » sur le marché, d'après Wolfgang Kleinertz, veuf de Claude Georges-Mandel, fille unique de l'ancien ministre.
L'estimation la plus couramment retenue établit à 5 millions le nombre d'ouvrages spoliés par les nazis et leurs alliés en France à leurs propriétaires juifs. D'après le gouvernement français, 2,4 millions de livres ont été retrouvés en France et en Allemagne, pour « entre 554.000 et 700.000 [...] livres ou périodiques imprimés restitués ou attribués à des personnes ou des institutions spoliées ».
Un travail de recherche et de rapatriement des objets et biens volés fut mené dans l'immédiat après-guerre, aboutissant à un certain nombre de restitutions, mais uniquement sur demandes des ayants droit.
Comme on peut malheureusement l'imaginer, une partie d'entre eux étaient portés disparus ou morts, assassinés. Parmi les milliers de livres récupérés, mais non restitués, 15.000 furent « attribués à des bibliothèques publiques, tandis que des dizaines de milliers d'autres furent vendus, et parfois achetés par des bibliothèques publiques (Bibliothèque nationale, bibliothèques universitaires, bibliothèques municipales) ».
Bien entendu, d'autres poursuivirent leurs parcours, sous les radars. Vendus, de nouveau volés, notamment par les Soviétiques en 1945, donnés ou légués, ils circulent sur le marché de l'art et se sont parfois retrouvés dans des collections publiques.
La question de l'origine des collections publiques de livres n'a pas été étudiée pendant plusieurs décennies. En 2008, Livres pillés, lectures surveillées, de Martine Poulain (Folio) rouvre ce champ de la recherche, approfondi par un colloque en 2017.
Le 19 avril 2023, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a présenté en Conseil des ministres un projet de loi « relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 ».
Ce texte vise à concrétiser la déclaration d'Élizabeth Borne, en ouvrant la voie à une sortie des œuvres spoliées du domaine public. Le code du patrimoine encadre en effet de manière stricte la gestion des collections patrimoniales, afin de limiter les possibilités de vol ou de destructions de biens relevant des propriétés de l'État.
Selon ce code, les documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques relèvent du domaine public de la personne publique, ce qui leur confère un caractère inaliénable : elles ne peuvent pas faire l'objet d'une vente, d'un don, d'un échange ou d'une destruction. Une procédure de déclassement peut être mise en œuvre, mais uniquement si le bien a perdu « son intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique ».
Pour assurer une restitution sereine et bordée par la loi, il semblait impératif au ministère d'amender le code du patrimoine.
« Pour faciliter ces restitutions à venir, il est donc nécessaire qu'un dispositif administratif soit mis en place, avec l'encadrement et les garanties indispensables, pour que le propriétaire public puisse décider la sortie du domaine public d'œuvres s'étant révélées spoliées, quel que soit le lieu de spoliation, pendant la période nazie, entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, sans avoir à passer, pour chaque restitution, par le Parlement. Les restitutions seront ainsi facilitées et pourront être réalisées dans des délais plus rapides. »
– Étude d'impact du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945
Le projet de la Rue de Valois viendrait enrichir le code du patrimoine en y ajoutant quatre articles, portant sur toutes les institutions culturelles, des musées aux bibliothèques publiques. Les personnes publiques propriétaires d'un bien ayant fait l'objet d'acte de spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, par l'Allemagne nazie ou les autorités des territoires occupés pourra ainsi prononcer sa sortie des collections publiques dans le seul but d'une restitution aux ayants droit.
Cette décision de sortie devra toutefois être validée par une commission consultative indépendante, la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS), créée en 1999. L'avis de la CIVS ne sera pas contraignant, mais reste néanmoins très incitatif. Et, si les conditions légales de l'existence d'une spoliation sont remplies, l'établissement sera tenu de restituer le bien malgré tout.
Une fois rendu, le bien culturel pourra être sorti du territoire par les ayants droit, grâce à un certificat d'exportation automatiquement délivré par le ministère de la Culture : « [I]l est évident que l'État ne va pas empêcher la sortie du territoire, en refusant la délivrance du certificat d'exportation, et tenter d'acquérir une œuvre que lui-même, ou une collectivité territoriale, vient de restituer après l'avoir conservée dans ses collections », précise le projet de loi.
Toutefois, ayants droit et institution culturelle auront la possibilité de s'entendre sur « d'autres modalités de réparation que la restitution elle-même » : une transaction financière tiendra lieu d'indemnisation, en quelque sorte.
Enfin, ce dispositif de déclassement simplifié sera étendu par la loi aux biens relevant des collections des musées de France appartenant aux personnes morales de droit privé à but non lucratif acquis par dons et legs ou avec le concours de l'État ou d'une collectivité territoriale. S'ils ne sont pas considérés comme relevant du domaine public, ils sont soumis aux mêmes règles prévalant pour tous les musées bénéficiant de l'appellation « musée de France ».
L'étude d'impact complète est accessible à cette adresse. Le projet de loi du ministère de la Culture sera examiné en première lecture par le Sénat le 23 mai prochain.
Photographie : illustration, Wendy, CC BY-NC-ND 2.0
5 Commentaires
LiliLaurence
26/04/2023 à 07:25
Ce ne sont pas les livres qui sont spoliés ! mais bien ceux à qui ils appartenaient.
Marie
26/04/2023 à 10:15
Très bien, mais pourquoi seulement les populations juives? On a spolié les Grecs, les Egyptiens..., le ministre de la culture Malraux, sous de Gaulle était passé maître lui aussi dans l'"art" (!) de la spoliation.Pour faire bref, j'arrête ma liste de peuples spoliés (et non d'éléments de patrimoines spoliés!).
Alix76
26/04/2023 à 11:24
Oui il vaut mieux que vous arrêtiez. Sinon regardez "Shoah" de Claude Lanzmann.
Marie
26/04/2023 à 13:19
Si vous l'avez vu(??) comme moi, plusieurs fois, vous aurez remarqué qu'il n'est fait référence en aucun cas à la spoliation des patrimoines conséquents des juifs.
Philippe Sprang
28/04/2023 à 08:28
Bonjour,
Je vous renvoie également à mes publications de 2013 dans Rue 89 : » A la recherche des manuscrits volés par les nazis »
Bonne lecture
Philippe Sprang