Tennessee : les éditeurs menacés de censure
BookBanUSA : Depuis 2021, les autorités de plusieurs États orchestrent une vague de censure grandissante dans les écoles et les bibliothèques. Mais le gouvernement du Tennessee est tout entier dans la répression, en s’attaquant directement aux éditeurs. La Chambre a approuvé, le 17 avril, le projet de loi 1059. Il cible les maisons d’éditions qui commercialisent des livres jugés « sexuellement explicites ».
Le 19/04/2023 à 16:25 par Zoé Picard
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Publié le :
19/04/2023 à 16:25
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Le Sénat avait déjà adopté le projet de loi la semaine du 10 avril. Désormais, c’est au gouverneur Bill Lee de statuer sur son application. Une fois signé par les présidents de la Chambre et du Sénat, il aura 10 jours — sans compter le dimanche — pour l’approuver ou y opposer son veto.
Susan Lynn, l’une des membres de la Chambre des représentants, et le sénateur Joey Hensley, sont à l’origine du projet. Lynn martèle : « Vous ne pouvez pas donner de livres sexuellement explicites aux mineurs. », relaie The Tennessean. Si la loi est appliquée, les procureurs de district locaux et le procureur général du Tennessee seront alors habilités à porter des accusations criminelles contre les éditeurs et à les poursuivre juridiquement. Les amendes grimperont jusqu’à 100.000 $ par infraction.
« Cela ne change pas le processus actuel de retrait des livres obscènes des bibliothèques », a déclaré Molly Gormley, porte-parole du caucus républicain du Sénat, au média. « Ce projet vise à accroître la responsabilité des éditeurs, des distributeurs et des vendeurs afin que les documents obscènes ne soient pas distribués aux écoles et mis à la disposition des mineurs. »
Couper à la racine
Comme nous le rappelions dans nos colonnes, certains éditeurs remanient déjà leurs ouvrages afin de passer entre les mailles du filet. En 2022 en Floride, 41 % des manuels scolaires examinés ont été retirés pour avoir évoqué la théorie critique de la race.
L’éditeur américain Studies Weekly, avait donc modifié un de ses manuels scolaires. Les événements historiques racistes ont subitement été effacés. Désormais, si Rosa Parks a été forcée de changer de place dans le bus, ce n’est plus en raison de sa couleur de peau.
Récemment, l’éditeur pour enfants Scholastic a également proposé à Maggie Tokuda-Hall de republier son ouvrage, Love in the Library, sorti en 2022 chez Candlewick Press. L’action se déroule dans un camp d’internement où les États unis ont détenu les Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mais Scholastic a demandé à l’autrice de supprimer toute mention de racisme. Et d’évoquer un « climat politique délicat » pour le marché, qui « irait au-delà de ce que certains professeurs souhaitent aborder avec les enfants de leurs classes élémentaires. »
Pour des raisons économiques, certaines maisons censurent donc d’elles-mêmes les textes. Mais le Tennessee va encore plus loin. Si les éditeurs refusent de se plier à ces contraintes, non seulement ils risquent de ne pas voir leurs livres commercialisés, mais en plus d’être accusés de crime et de payer une amende.
Par ailleurs, il n’est pas seulement question de suppression de passages mais bien de l’ouvrage dans son entièreté. Susan Lynn affirme en effet : « Nous sommes désolés que ce soit le livre au complet, mais ils ont choisi de mettre du contenu sexuellement explicite dans l’ouvrage. »
De nombreux précédents
Aux États-Unis, d’autres corps de métier étaient déjà dans le viseur de la justice : en Floride, les enseignants risquent 5000 $ d’amende au maximum, accompagnés d’une peine de prison pouvant monter jusqu’à 5 ans s’ils donnent à leurs élèves, des livres « obscènes ». Les menaces qui pèsent sur les bibliothèques scolaires des États-Unis étaient de mauvais augure.
L’Association des bibliothécaires scolaires du Tennessee s’oppose au projet de loi 1059 et dénonce la création d’une « bureaucratie inutile » qui compliquera « l’accès des élèves aux livres ». De plus, les districts scolaires du Tennessee sont déjà touchés par le Comstock Act ou loi sur l’obscénité. Adoptée par le Sénat des États-Unis en 1873, elle réprime le commerce et la circulation d’ouvrages à caractère sexuels.
Et comme le rappelle The Tennessean, l’Assemblée législative a également adopté l’an dernier l’« Age Appropriate Materials Act » (« Loi sur les matériaux appropriés à l’âge ») qui exige que chaque école publique produise une liste des documents mis à disposition par la bibliothèque. Mais aussi, qu’elles examinent périodiquement les articles pour s’assurer qu’ils conviennent au niveau d’âge et de maturité des élèves, pour être retirés si besoin est.
Un flou juridique
Susan Lynn a refusé d’identifier un ouvrage particulier qui pourrait entraîner des poursuites contre les éditeurs et les distributeurs. Elle affirme vaguement que cela s’appliquerait à « tout livre qui devient sexuellement explicite ».
Ce critère est large, flou et peut-être instrumentalisé à l’envi. Des dizaines d’écrits ont déjà été bannis de nombreuses bibliothèques comme L’Œil le plus bleu de Toni Morrison (trad. Jean Guiloineau, 10/18) et Fun Home d’Alison Bechdel (trad. Lili Sztajn et Corinne Julve, Denoël). Ou encore une adaptation en bande dessinée du Journal d’Anne Frank, par Ari Folman et David Polonsky (Calmann-Lévy)…
En réalité, il s’agit surtout d’une offensive contre les écrits réalisés par des personnes issues de la diversité et/ou LGTQIA+, ou qui évoquent leurs vécus. Un rapport de l’association PEN America, publié le 19 septembre 2022, recense 2532 cas de censure entre juillet 2021 et juin 2022.
Parmi les 1648 titres de livres interdits répertoriés dans l’Index, 41 % abordent des thèmes LGBTQIA+ ou ont des protagonistes appartenant à cette communauté, 40 % contiennent des personnages d’ethnies diverses. Les autres sujets visés sont les expériences sexuelles, la grossesse, l’avortement, le militantisme ou les minorités religieuses. La pornographie a bon dos.
Crédits photo : LearningLark - (CC BY 2.0)
DOSSIER - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Par Zoé Picard
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9 Commentaires
Toinou
20/04/2023 à 10:57
Étonnant, monsieur Nauwelaers n'a pas encore commenté...
R.
20/04/2023 à 13:17
La réponse à votre remarque, elle est dans un de ses commentaires à un précédent article.
Pour lui, ce sont des ouvrages qui font du « prosélytisme » pour l’homosexualité et la transidentité (ce qui est dangereux pour les enfants qui ont des « cerveaux malléables »), c’est donc normal de les interdire, rien à voir avec de la censure.
Et d’ailleurs, il y a beaucoup plus grave pour lui, puisque quelqu’un quelque part une fois, aurait parlé d’ « hétérobeaufs », c’est ca le vrai scandale.
Aurelien Terrassier
20/04/2023 à 11:06
La mouvance neo-reac centriste de Brice Couturier et de Caroline Fourest en passant par Raphaël Enthoven ne s'indignent pas beaucoup contre cette politique fascisante dans le Tenesee comme en Floride qui relève de la vraie cancel culture pour le coup. A force de fustiger le "wokisme" sans en comprendre les causes quitte à discréditer des mouvements de lutte contre les discriminations... En France aussi, certains municipalités
d'extrême droite ont interdit un certain nombre d'ouvrages dans leurs mediatheques... Il y a de quoi s'inquièter de ces dérives fascisantes aux États-Unis et le fait qu'elles pourraient aussl continuer à s'importer en France notamment dans les villes d'extrême droite.
JLF
23/04/2023 à 23:14
C'est fascinant de constater cette symétrie entre l'ignoble travail de l'extrême-droite américaine, qui comme aux plus belles heures des autodafés nazis s'attaque aux livres pour éradiquer la pensée qui les dérange et les assauts répétés contre la liberté de publier et d'exposer perpétrés par nos gentils petits bien-pensants "en lutte contre les discriminations". Les méthodes et les résultats sont strictement les mêmes. Effacer ce à quoi on n'est pas en mesure artistiquement, intellectuellement, idéologiquement de répondre. Attaquer Alison Bechdel, la "gouine", Gauguin "le pédophile" ou Picasso "le violeur", c'est bonnet blanc blanc bonnet. Pour des gens comme nous qui nous battons depuis toujours pour la liberté d'expression les deux versants sont tout aussi hideux et écœurants.
R.
24/04/2023 à 09:48
Oui et non.
"Attaquer Alison Bechdel, la "gouine", Gauguin "le pédophile" ou Picasso "le violeur", c'est bonnet blanc blanc bonnet. "
Alison Bechdel est attaquée pour ce qu'elle est (lesbienne), Gauguin et Picasso pour ce qu'ils ont fait, ce n'est pas tout à fait la même chose. Un viol c'est un crime, être homosexuelle, non. Les parallèles sont quelque peu limites.
Et de manière générale, je ne suis pas d'accord avec ces équivalences.
Il y a d'un côté des gens qui sont dans des positions de pouvoir réelles: Ils sont gouverneurs, représentants ou sénateurs; dirigent des districts scolaires. Ils peuvent promulguer des lois, prendre des arrêtés, utiliser les forces de police.
De l'autre côté, on a des gens qui critiquent sur les réseaux sociaux, sur les plateaux des médias quand ils sont invités... Ils peuvent au maximum pétitionner, faire des manifestations (plus ou moins agitées) et espérer qu'elles auront un effet. Bon, quand on voit qu'un Yann Moix a toujours ses entrées dans le Tout-Paris par exemple, on peut relativiser le pouvoir réel de censure de ces gens.
En fin de compte, ça relève là encore de la liberté d'expression. Et je pense qu'il y a un bouleversement que beaucoup de monde n'a pas réalisé. A l'heure de l'hyper-connexion du monde, des réseaux sociaux, des nouveaux créneaux pour l'expression, il y a une exigence de responsabilité pour tout le monde. Il y a 15 ans, un éditorialiste lambda pouvait se répandre et raconter n'importe quoi, au maximum, il y avait quelques lettres au courrier des lecteurs une à deux semaines plus tard. Aujourd'hui, il peut être repris et critiqué en direct, par beaucoup plus de personnes, et je pense que c'est un progrès.
JLF
24/04/2023 à 11:56
Je ne vous répondrai pas sur le fond. Discuter du droit de surveillance et de suppression que confère aux minorités l'avènement des réseaux sociaux nous entrainerait certainement trop loin. Sur la forme, permettez-moi de vous remercier de confirmer par votre petit tour de passe-passe typographique exactement ce que je disais. Non, Alison B. n'est pas plus une "gouine" que Picasso n'est un "violeur" ou Gauguin un "pédophile". En éliminant mes guillemets pour établir (sans preuve, procès, jugement, ni débat contradictoire) que l'un a violé et l'autre abusé d'enfants, ce qui les rend passibles de lynchage en place publique, fût-il le fait d'une foule faible et sans voix comparée aux puissants "représentants, gouverneurs ou sénateurs" (exactement l'argument des lyncheurs du Mississippi, qui estimaient que la Loi était trop lente ou trop laxiste à l'égard des Noirs), vous montrez clairement à quel point la pensée que vous défendez est courte et schématique. Un billet récent dans Libération, faisait remarquer que, s'il a pu être un amant tyrannique, Picasso n'a jamais forcé aucune femme à venir à lui ou à l'aimer., qu'au contraire il a partagé avec chacune de ses compagnes un peu de son immortalité. De même, Gauguin, qui s'est immergé délibérément dans une civilisation étrangère à la nôtre et en a partagé les mœurs, mérite-t-il d'être évalué à l'aune d'un Dutroux ? Juger le passé est un acte périlleux qui réclame, de toute façon, plus de rigueur et de travail que n'en sont capables les simplificateurs excités des réseaux sociaux. Un acte aussi vain que celui de jeter de la soupe sur une toile de maître (en ayant prudemment choisi celle protégée par une vitre, toutefois).
R.
24/04/2023 à 12:42
J'ai littéralement fait un copier-coller de ce que vous avez écrit. J'ai fait un copier-coller que j'ai mis entre parenthèses pour montrer que je vous citais intégralement.
On ne peut pas toujours être d'accord avec moi, c'est la vie, mais de là à m'inventer des propos pour m'accuser de malhonnêteté, c'est en tout point inacceptable.
JLF
24/04/2023 à 14:36
Non non, j'ai dû ne pas m'exprimer assez clairement. L'entourloupe est au paragraphe suivant, quand vous expliquez qu'Alison B est attaquée pour "ce qu'elle est", quand Gauguin et Picasso le sont pour "ce qu'ils ont fait" ! Qu'ont-ils "fait" exactement qui puisse leur valoir opprobre et condamnation de la part de nos néo-victoriens ? On les décrète "violeur" ou "pédophile" et, hop, l'affaire est dans le sac ? C'est ce que vous baptisez "un progrès" ou déformerais-je encore vos propos ? Votre accusation commode masque le fait que vous ne répondez à aucun de mes arguments. C'est une technique de déplacement permanent de la polémique très en vigueur sur les forums, et qui ne mêne qu'à la confusion et aux criailleries.
R.
25/04/2023 à 09:08
Ok, je reprends.
Alison Bechdel est attaquée pour ce qu'elle est, Gauguin et Picasso sont attaqués pour ce qu'ils sont accusés d'avoir fait, si vous préférez.
Excusez-moi de vous avoir fait confiance quand vous avez évoqué ces accusations, excusez-moi d'avoir cru que les faits étaient avérés (puisqu'il est avéré qu'Alison Bechdel est effectivement lesbienne).
Quant à m'accuser de détourner la conversation pour ne pas répondre sur le fond, je rigole très fort.
J'explique pourquoi la position qui se veut "centriste" et "raisonnable" ne tient pas à mes yeux, vous répondez d'abord que vous ne répondrez pas sur le fond (dans votre message du 24 à 11h56) avant de nous servir un long propos sur la forme dans lequel vous êtes dans l'ad hominem pur " la pensée que vous défendez est courte et schématique" et m'assimilant aux "simplificateurs excités des réseaux sociaux".
Le détournement du sujet que vous dénoncez dans votre message de 14h36, il est là. Le fond de la discussion, c'est la liberté d'opinion et d'expression et ses corollaires. Critiquer des propos, demander à rendre des comptes et prendre ses responsabilités, est-ce attentatoire à la liberté d'expression ? Comme dit justement le figaro en première page, "sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur"...
Le fond de la discussion c'est ça