Pas de petits profits ? Décidément, le grand salon de l’édition française aime se prendre les pieds dans le tapis. Lors de sa conférence de presse de mi-février, il dévoilait un prix d’entrée de 5 €, ciblant les plus de 26 ans. Sauf qu'en 2022, le Festival du livre de Paris était gratuit pour tous. Et léger couac : aucune mention dans les contrats qu'ont signés les exposants.
Le 18/04/2023 à 13:14 par Nicolas Gary
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18/04/2023 à 13:14
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Payant pour les uns, gratuit pour les autres : la Grand Messe du livre vire finalement sa cuti. L'accès libre à l’événement constituait le mot d’ordre de 2022 : « Le Festival du Livre de Paris sera gratuit pour ses visiteurs autour desquels ont été arbitrés les choix d’organisation spatiale du lieu », signait le directeur général dans le dossier de décembre 2021 à destination des éditeurs. Et de le répéter comme un mantra : « Accès gratuit au Grand Palais Éphémère », « inscription gratuite »…
De fait, « c’était une des priorités pour les éditeurs, cette gratuité », rappelle un membre du Syndicat national de l'édition. Cela figurait également dans les conclusions d’une étude présentée au SNE en février 2021, réalisée au terme d'un vaste audit.
L’entrée payante semble cristalliser chaque année des crispations chez les éditeurs, les auteurs et le public. La plupart des éditeurs souhaitent évacuer ce problème et veulent la gratuité sur la manifestation. Beaucoup tiennent à « régler une bonne fois pour toutes cette question et trancher simplement en faveur de la gratuité ».
– Étude stratégique Livre Paris, quel avenir ?
Instaurée avec l'édition 2022, cette avancée ne ferait donc plus débat. En septembre 2022, quand ils reçurent leur dossier d'inscription pour 2023, les clients avaient donc en tête la formule précédente. D'autant que les organisateurs affichaient, en couleurs, les modifications à venir :
Le document émanait du service commercial de Paris Livre Evénements, société qui organise la manifestation, sans une ligne concernant une entrée payante – élément qui aurait assurément mérité de figurer dans la liste des « aménagements ». En revanche, le versement d'accompte pour début décembre était bien souligné.
Il fallut, en réalité, que se tienne la conférence de presse du 14 février pour que l'information soit glissée, comme une évidence : un étrange exercice.
Pour 2023, exit la stratégie du gratuit : prix d’accès de 5 €, pour les plus de 26 ans. Une première trahison du public ? Le directeur, interrogé en 2022 par L’Obs, présentait un événement « central, beau et gratuit », contrairement à l’ancien, Porte de Versailles, « loin, moche et cher ». L'introduction d'un prix d'entrée vise-t-il à se rapprocher de l'ancienne mouture ?
« Surtout qu’avec cinq euros, quel chiffre d’affaires en billetterie espèrent-ils », s'interroge une éditrice ? 100.000 visiteurs sont attendus, avec un tiers de billets gratuits, assure-t-on côté organisateurs. Problème : la jauge du Grand Palais Ephémère permet-elle de véritablement accueillir 100.000 personnes ? Certains se souviennent d'ailleurs que, Porte de Versailles, la billeterie réalisait 300.000 € avec un prix de 15 €...
Les plus optimistes tablent sur 20.000 entrées payantes maximum, soit 100.000 euros de CA – dont on soustraira les frais de logistique : caisse, caissière, etc. Près de 15.000 € de dépenses à dégrever. L'affaire risque de tourner court.
De fait, une dizaine de jours après la conférence de presse, où la question du prix à l’entrée fut rapidement évacuée, les clients recevaient leur Guide de l’exposant 2023. Et quand la version 2022 avançait la gratuité comme un argument majeur, celle de 2023 ne révèle le pot-aux-roses qu’avec une extrême discrétion.
Dans un emailing du 11 avril à ses membres, le SNE indique « [l]a mise en place d’une billetterie : tarif de 5 euros pour les 26 ans et +, pour entrer dans le Grand Palais éphémère : gratuité jusqu’à 25 ans ». Et entre les deux ? Eh bien...
Entre septembre et février, les organisateurs n'avaient-ils pas eu amplement le temps de communiquer sur ce changement ? Non, parce que cette bascule fut décidée très tardivement. D'ailleurs, le directeur du Festival la présente comme une diversification des recettes, aussi bien qu'une solution pour contraindre les visiteurs à venir. Quand la billeterie est gratuite, une réservation n'engage à rien : avec 5 € de payés, on se sent plus impliqué ? C'est l'idée...
Alors, qui a pris la décision ? Les regards se sont rapidement tournés vers le Syndicat national de l’édition, dont les responsables figurent parmi les membres du Directoire et du conseil de surveillance qui préside à la société anonyme Paris Livres Evénement.
« La gratuité n’est pas un totem », nous assurait Jean-Baptiste Passé pour 2023, quand en 2022, le même ne jurait que par elle pour que renaisse feu Livre Paris. Et, d'ajouter : « C’est aussi un moyen de s’assurer une fréquence instantanée plus haute en termes de visiteur pour, au final, optimiser le taux de fréquentation. »
Hélas, certainement mobilisés par les derniers préparatifs, ni le directeur ni le Syndicat n’ont répondu à nos demandes de précisions. Il semblerait cependant qu'une réunion du Bureau du SNE, fin janvier 2023, ait conduit à l'apparition de cette billetterie. Ce qui expliquerait qu’aucune communication ne soit parvenue aux exposants avant la conférence de presse de février. Et pas beaucoup plus après, de fait.
Pourquoi cette mesure ? Notamment pour alléger le coût auprès des éditeurs qui finançaient seuls le salon – il y aura pourtant plus de stands cette année, donc plus de recettes. Et l’invité d’honneur, d’ordinaire, apporte aussi au pot commun. Malgré les gages qu’a donnés le Festival, nombre d'éditeurs sont tombés de leur chaise en découvrant le nouveau modèle économique. Tombés, certes, mais discrètement, pour ne pas déranger…
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Inflation et pouvoir d’achat planent lourdement sur 2023 : dans ce contexte, la politique tarifaire qu'introduit ce revirement devient douteuse, voire houleuse. Plus encore, en regard de l’interprofession et des exposants, la méthode employée frise le mépris. Quant au public, il fera comme on lui dit – ou se rendra à l'Exposition Harry Potter, Porte de Versailles, payante.
Interloquée, la Fédération des éditions indépendantes déplore un changement de braquet « alors même que la gratuité avait été présentée comme l’innovation phare de la création de ce Festival en 2022 ». D'autant qu'elle fut « avancée pour justifier la multiplication par plus de 5 du prix du mètre carré éditeur ». Et de rappeler que ce choix économique va à l'encontre de l'étude stratégique de 2021.
« Cette décision, prise sans concertation et sans explication, nous met devant le fait accompli et nous étonne, car elle est porteuse d’un mauvais signal de ce que les nécessités du moment imposent. » De fait, le baromètre 2023 CNL/Ipsos sur les Français et la lecture pointe qu'un tiers des lecteurs privilégie l'offre d'occasion, face au prix des livres. Ces 5 € dépensés pour visiter l'espace n'iront donc pas dans un livre.
« Nous rappelons que dans sa forme actuelle, compte tenu du prix du stand, de la remise accordée au libraire et, pour les éditeurs en région, des frais de transport et d’hébergement, le Festival du livre de Paris est une opération profondément déficitaire pour les éditeurs indépendants », insiste la Fedei.
« Son seul intérêt repose sur la rencontre avec le public et la visibilité qu’il offre à nos catalogues. Dans ces conditions, instaurer une entrée payante, c’est à la fois limiter l’accès à l’offre éditoriale et ponctionner le pouvoir d’achat des visiteurs. »
La Fédération insiste ainsi, auprès de ActuaLitté, sur la nécessité d'un retour à la gratuité pour 2024. Espérons qu'elle soit entendue...
D'autres s'agacent avec moins de retenue : « Contre tout principe contractuel, ils ont introduit cette modalité qui ne figure nulle part dans la fiche d'inscription. Et cela, sans nous avoir avertis : la conférence de presse nous a cloués », s'énerve un éditeur d'Occitanie.
Et d'ajouter : « En chargeant sur les exposants l'augmentation du prix des stands, ce n'est pas le salon, c'est les éditeurs qui payent pour la gratuité. Là, les organisateurs se payent des deux côtés. Ou comment la vertu masque une certaine cupidité... »
Une dissimulation qui irrite plus que tout. « Le directeur du Festival était présent aux Assises de l’édition indépendantes. Je ne me souviens pas de l'avoir entendu sur cette entrée payante. Ça sent l'entourloupe, mal assumée. »
« Comment appelle-t-on un ajout unilatéral à un contrat après la signature par les parties ? », interroge un éditeur. « J’avais déjà tout payé et hop, ils nous glissent cela en catimini ? » Dans les grosses structures, on relativise : « Cela n’aurait pas changé notre intention de participer cette année », garantit une grande maison parisienne. « Rédhibitoire ? Non. Mais ça sent le coup fourré », rétorque une autre.
Sans relever à proprement parler de l’avenant unilatéral, cette entrée payante pose un problème juridique, pointe un exposant qui ironise : « Ça ressemble aux mauvaises habitudes d’assureurs, qui changent les règles d’un contrat en cours d’année. »
Un avocat pointe d’ailleurs que le Code civil n’apprécie pas du tout ce type de revirement. « Que les organisateurs arguent d’une source de financement pour accompagner leur salon est une chose. Sauf qu'en procédant à une modification substantielle, post-signature et paiement de l'accompte pour les inscriptions, ils changent les termes du contrat même. »
De fait, entre deux parties, pour qu’un contrat soit valable, il importe que le consentement porte sur des éléments clairs et explicites. Dans le périmètre du Festival, la gratuité figurait dans la documentation pour 2022 comme un élément admis et constitutif de l’offre. « En l’absence de communication, les exposants de 2022 sont pleinement légitimes de tabler sur une tacite reconduction de ce point sur 2023. »
Autrement dit, sans avoir pris les dispositions d’informations impératives, les organisateurs introduisent un vice de consentement avec cette clause d’entrée payante a posteriori. « Les exposants qui ont contracté se trouvent induits en erreur dans leur choix initial — puisque la fiche d’inscription pour 2023 reste muette sur ce point », poursuit l’avocat.
Et de renvoyer à l’article 1133 du Code civil : « Les qualités essentielles de la prestation sont celles qui ont été expressément ou tacitement convenues et en considération desquelles les parties ont contracté. » Conclusion : 2022, entrée gratuite, implique que — sauf contre-ordre formel et stipulé — 2023 aurait dû suivre la même ligne directrice.
Mais là encore, ni le Festival ni le Syndicat national de l'édition n'ont apporté de réponses. « Ils ne doivent pas être très fiers de s’être fait attraper », glisse un auteur de best-sellers. « Si je l’avais su, moi, je n’aurais pas accepté de participer. »
À la grande époque de la Porte de Versailles, le chauffage était tellement baissé pour réaliser des économies sur le coût de l'événement, qu'on l'aurait cru coupé : autres temps, mêmes mœurs ?
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
10 Commentaires
Visitorat vache à lait
18/04/2023 à 14:15
Donc, d'un côté, Harry Potter, qui fait de la magie.
De l'autre, une organisation apprentie-sorcière qui passe le balais ?
Stéphane
19/04/2023 à 08:01
Bonjour monsieur Gary,
Merci pour votre article.
Pourriez-vous nous dire à qui appartient l'organisation du festival ? Est-ce une association ? une entreprise ? Si oui, qui en sont les propriétaires ? Existe-t-il un contrat avec le SNE ou ça n'a rien à voir ?
Merci encore !
Nicolas Gary - ActuaLitté
19/04/2023 à 08:16
Bonjour, et merci.
Précédemment, Livre Paris était coorganisé par le SNE et Reed Expositions France (avec partage des bénéfices ou des dettes). En septembre 2021, le SNE a mis en place une société anonyme, à Directoire et conseil de surveillance, pour exploiter la nouvelle manifestation.
Si le Festival du Livre de Paris ne relève plus directement du SNE, l’événement n’en demeure pas moins intrinsèquement lié au Syndicat : de fait, le SNE détient 374 actions de la SA et Vincent Montagne, président du SNE et PDG de Média Participations en possède 1 à titre personnel. Il préside également le Conseil de Surveillance de la SA — Jean-Baptiste Passé ayant été nommé membre du Directoire avec le titre de Directeur général unique, en octobre 2021.
Et Renaud Lefebvre, qui prendra la place de secrétaire général qu’occupait Pierre Dutilleul deviendra donc membre du Conseil de Surveillance.
Quant aux autres membres du Conseil de surveillance, ils se retrouvent au Bureau du SNE – y compris Jean Spiri qui a pourtant quitté Editis depuis quelque mois.
Vous trouverez plus de précisions ici
https://actualitte.com/article/102396/economie/le-sne-se-dote-d-une-societe-pour-organiser-le-festival-du-livre-de-paris
et là
https://actualitte.com/article/109013/edition/pierre-dutilleul-quitte-le-sne-c-est-une-bonne-situation-ca-directeur-general
Yves Castel
19/04/2023 à 08:19
" Dans ces conditions, instaurer une entrée payante, c’est à la fois limiter l’accès à l’offre éditoriale et ponctionner le pouvoir d’achat des visiteurs. » Tout est dit.
Pierre-Marie Bordeaux
19/04/2023 à 08:22
Autant aller au salon L'Autre Livre, au Palais de la femme (mais oui 😁), rue de Charonne. ✊
Gratuit et rempli de découvertes.
Les 21, 22 et 23 avril.
Visitorat vache à lait
19/04/2023 à 08:34
Ah, mais en voilà une belle idée ! Et dont je fais la promotion éhontée avec un immense plaisir !
trouvé sur leur site : https://www.lautrelivre.fr/
ENTRÉE LIBRE ET GRATUITE
L'autre Livre est d'abord une association internationale d'éditeurs défendant les intérêts de l'édition indépendante.
C'est aussi deux salons du livre, l'un au printemps, au Palais de la Femme, Paris 11è ; l'autre à l'automne, à la Halle des Blancs Manteaux, Paris 4è.
Notre prochain salon, L'autre salon, se tiendra les 21, 22 et 23 avril au Palais de la Femme, et donc aux mêmes dates que "Paris-Livre", dont il se veut le off.
Il rassemblera une centaine d'éditeurs français et européens.
vendredi 21/04/23 : 14 h - 20 h
samedi 22/04 : 10 h - 20 h
dimanche 23/04 : 10h - 19 h
Libraire indépendant
19/04/2023 à 09:42
Le salon du livre de Paris est un petit business très rentable destiné à remplir les caisses déjà pleines du Syndicat national de l'édition... Payer un droit de douane au SNE pour avoir le droit d'acheter un livre qu'on peut trouver, sans se faire marcher sur les pieds, dans la librairie d'en face, quelle idée !...
ninon
20/04/2023 à 14:51
d'ailleurs, c'est payant pour les journalistes aussi ! nous avons décidé de ne pas couvrir cet événement, le service commercial nous invitant à payer nos entrées...
Observateur
21/04/2023 à 18:12
Donc, résumons :
• Tiktok en sponsor ;
• McDo fait la lecture aux enfants ;
• un achat de livres dans le Festival plus mal fichu qu'en 2022 ;
• Et pour pour couronner le tout : un éditeur qui offre des kebabs à qui vient lui acheter des livres.
À quand un SNE piloté par ChatGPT ?
Eric H
13/04/2024 à 07:33
C’est quoi au juste ce pseudo salon ?
J’ai décroché du milieu de l’édition ces dernières années mais j’étais resté sur un salon du livre de Paris de stature internationale, à la fois digne d’une grande capitale culturelle et remplissant parfaitement son rôle, à savoir amener les lecteurs à la rencontre du plus grand nombre d’éditeurs possible et inversement.
Mais là, c’est proprement indigent ! On dirait un de ces marchés de producteurs qui fleurissent sous les halles de villes moyennes en été. Une cinquantaine de stands, pratiquement aucun éditeurs majeurs, pas une maison du groupe Hachette, presque aucun des grands indépendants ( Au Diable Vauvert, Monsieur Toussaint Louverture), aucun des petits (Alia, Tristram, etc…)… Bref, entrée/sortie, une heure montre en main. Elles sont où mes déambulations sans fin dans les allées de la Porte de Versailles ? Mes papotages avec des éditeurs inconnus ? Mes découvertes ? Ce machin est une honte ! Honte pour Paris, honte pour le livre et honte pour le milieu de l’édition française !