Dès lors qu’une affaire de meurtre est rapportée aux autorités, sa résolution se change en tâche collective. Raphaël Nedilko, qui souhaita devenir prêtre et s’engage comme enquêteur de la PJ (Police Judiciaire), sait quel est le prix de cette responsabilité. Avec son autobiographie L’Obstiné (co-écrit avec Catherine Siguret, StudioFact), il livre un portrait à charge sur son institution et témoigne de l’impossibilité d’oublier les victimes et leurs familles. Entretien avec un idéaliste acharné.
Le 14/04/2023 à 10:42 par Zoé Picard
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14/04/2023 à 10:42
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« Un peu plus d’un crime sur 10 est non élucidé, et parfois, il le reste. » Raphaël Nedilko ne cesse de le répéter, un cold-case ne l’a pas toujours été. Beaucoup de facteurs freinent le bon déroulement d’une enquête : le temps, l’absence de preuves, d’ADN ou de mobile… Mais aussi, l’indifférence et la paresse de ceux qui livrent cette bataille qu’il qualifie pour ActuaLitté, de « lutte du bien contre le mal à coup de rapports ».
L’Obstiné retrace le parcours professionnel de ce policier, célèbre pour avoir résolu deux cold-cases vieux d’une vingtaine d’années. Élevé dans la foi chrétienne, il aspire à prendre la soutane. Mais Guy Gilbert, le prêtre des loubards aux allures de punk, lui conseille de devenir flic. « Je n’en parle pas dans mon livre, mais j'ai des problèmes avec certains hommes d’églises qui rejettent les divorcés remariés, les homos... Pour moi la foi est universelle et ne doit pas bannir certaines personnes. J’avais peur de ne pas pouvoir vivre d’idéalisme au sein de l’Église, je ne le supporterai pas. »
Il commence au commissariat du 19ème arrondissement puis intègre une brigade d'information de voie publique. Il est alors chargé de fixer par photos et vidéos le respect des conditions d'usage de la force publique au cours des manifestations, ainsi que le bon déroulement des expulsions de squat. Pour ensuite se faire coopter en 2001, au 36 quai des Orfèvres, grâce à l’appui de son ami le pâtissier Philippe Conticini. Ce dernier est également un proche de l’officier Francis Béchet.
De ses sept années au 36, il garde une profonde nostalgie et une appétence pour le travail d’équipe. Il acquiert aussi une rigueur qui lui sera, plus tard, reprochée. En 2008, il est muté à sa demande, à la PJ de Dijon où il reste 8 ans avant de démissionner.
Désormais chef de la brigade financière à Chalon-sur-Saône, la ville où il a grandi, il tente de se racheter une tranquillité et règle ses comptes. « Comme l’institution n’a pas tiré d’enseignements, j’ai décidé de parler. Et dans ma profession ce n’est pas facile. » La Saône-et-Loire est marquée par le douloureux souvenir des Disparues de l’A6. Entre 1984 et 2005, de nombreuses jeunes femmes sont tuées dans un rayon de 200 kilomètres aux abords de l’autoroute A6. Ce territoire délimité par Mâcon, Chalon-sur-Saône et Montceau-les-Mines est surnommé le « triangle de la peur ». Les morts sont, pour la plupart, non élucidées.
Les affaires se suivent, c’est une litanie, le chapelet des horreurs ne connaît pas de trêve. Et on ne peut s’empêcher de constater que les victimes d’homicide, hors contexte de bagarres, sont souvent des femmes.
- L’Obstiné
Opiniâtre et précis, Raphaël Nedilko se penche sur deux de ces affaires. Christelle Maillery, 16 ans, est tuée d’une trentaine de coups de couteau au Creusot en 1986. Dix ans plus tard, Christelle Blétry, 20 ans, est assassinée à Blanzy de 123 coups de couteau. À l’arrivée de cet ancien flic du 36, les meurtriers ne sont pas encore identifiés.
« Ces dossiers ont été particulièrement difficiles : je les suivais sur mon temps libre à côté d’une actualité brutale dans laquelle je devais intervenir, je n’avais pas d’aménagements… » Traiter un cold case implique de se confronter aux vides et aux silences. Les PV sont abîmés par les décennies et les témoins, parfois décédés ou séniles. Pour l’affaire Maillery, il reprend presque de zéro : les scellés ont été détruits.
Nedilko souligne la cruauté de sa hiérarchie et de ses collègues qui le laisse presque seul avec ce passé gluant et ses kilos d’incompréhensions. Même après la résolution des affaires, qui auréole la PJ de Dijon d’une lumière nouvelle, personne ne le félicite. « La police est à l’image de notre société, et elle est de plus en plus individualiste et détachée. J’ai fait ce travail-là pour faire honneur à mon institution, mais j’ai été trahi par elle. »
Du bout des lèvres on lui explique qu’il a « eu de la chance ». Sa hiérarchie qui devait le promouvoir comme officier est frappée d’une amnésie soudaine. En 18 ans, il n’a toujours pas changé de grade malgré le caractère exceptionnel des affaires résolues. « Le directeur souhaitait ensuite me donner deux cold case supplémentaires qui venaient de Franche-Comté. Alors que la PJ de Dijon a une antenne à Besançon. On me demandait de faire les aller-retour, même si on avait des collègues là-bas. »
Et d’ajouter « Tout était mis en place pour rendre mes conditions de travail encore plus difficiles. Ce n’était pas bon, ni pour moi ni pour les familles des victimes. »
Il fait aussi face à la colère et la défiance de l’entourage des jeunes filles disparues. « Après la douleur intolérable d’avoir perdu un proche, il y a celle d’être confronté au mépris des institutions. Lorsqu’elles sont défaillantes et qu’on agit en leurs noms, elles n’ont pas le droit d’engager notre humanité pour faire dire des choses qui ne sont pas vraies. Moi je devais faire comprendre aux proches des jeunes filles assassinées que tout avait été fait. Mais ce n’était pas vrai, tout n’avait pas été mis en œuvre. »
Il résout ces deux affaires anciennes et agit, notamment comme directeur d'enquête, à la résolution de nombreux cas plus récents. Tout cela dans le plus grand mépris de sa hiérarchie. Ce cahier des charges lui coûte sa santé physique, mentale et son premier mariage.
Après un premier burn-out qui le force, en 2013, à se déplacer avec une canne en raison de troubles de l'équilibre, il est rattrapé par un infarctus du myocarde en octobre 2016. « C’était six mois après mon arrivée à Chalon, avant le jugement aux assises pour l’affaire Blétry. J’aurais pu mourir sans même aller jusqu’au bout de ma promesse pour sa mère, Marie Blétry. »
Depuis toujours, cet idéaliste s’est « attaché à restaurer l’être humain ». Pas uniquement la victime et ses proches, mais aussi certains tueurs, « qui regrettent amèrement et ont une image tellement délabrée d’eux-mêmes qu’ils n’arrivent pas à passer aux aveux ». La famille des meurtriers, également. « Quand on réussit, c’est toute la société qui est gagnante. » Mais le coût peut-être très élevé.
Comment vit-on avec les fantômes ? Quelles marques laissent-ils en nous ? « Dans les romans policiers, on pense que les médecins légistes ou les flics sont détachés de la situation, mais non. On est des éponges, on s’investit de façon charnelle. » L’auteur traîne sa mélancolie. Il subit des épisodes de « passages à vide ».
La violence des actes racontés dans L’Obstiné frappe le lecteur. Les tueurs ne sont pas des monstres, mais des personnes souvent d’une banalité affligeante qui commettent l’irréparable. Avec parfois, un flegmatisme qui questionne la nature humaine.
Raphaël Nedilko n’est pas un juge de conscience. Ni dans son autobiographie ni dans les salles d’interrogatoire. Mais après des années de service, la fatigue s’accumule. « Je le vis très mal. J’ai été marqué par une blessure très profonde et durable. En fin de compte, je n’arrive pas à m’en remettre. C’est quelque chose que je traînerai comme une mélancolie qui se voit et dans mon regard et dans ma façon de parler et bouger. »
Contrairement à certains de ses congénères qui ont choisi la fiction avec le genre du polar, il insiste : « Je devais passer par l’autobiographie ; je me dévoile, dans mon enfance, mes souffrances, la vie de mes parents immigrés, la mienne comme fils d’immigrés... C’était nécessaire pour que les personnes voient le lien entre la douleur des victimes et moi. »
Il nous souffle avoir évoqué le traumatisme vicariant lors du Festival du Quai du Polar. Ce concept apparu dans les années 90 s’applique en général aux travailleurs sociaux ou de la santé. « On voit cadavre sur cadavre, violence sur violence. Certains de mes collègues sont détachés et légers, mais on ne peut pas leur jeter la pierre, c’est une stratégie d’évitement. » Les symptômes sont multiples.
Raphaël Nedilko ajoute à cela l’impossibilité d’apporter une réponse à une famille détruite, en raison de la complexité de l’affaire. Mais aussi, le souvenir des victimes avec lesquelles il cohabite. Sur son trousseau de clés, il a encore celle qui ouvre la cave de l’un des bâtiments du quartier HLM de la Charmille (Creusot) où le corps de Christelle Maillery a été abandonné. Il ajoute : « J’espère que quand je vais décéder, j’irai de l’autre côté du rideau et je les retrouverai. »
Mais L’Obstiné est aussi un hymne à la vitalité et la résistance. Son auteur est parti plusieurs fois. Pour vivre mieux et rester en adéquation avec ses idéaux. Ce livre témoigne d’une honnêteté sans cesse renouvelée, envers lui-même et le projet de société auquel il aspire. Il ne fait aucune concession à certains de ses collègues qu’il surnomme rageusement « les chats de coussin » pour ne jamais se frotter au terrain. Et écrit : « La contrepartie de l’indifférence a été de me sentir libre de ma parole ». Partir pour vivre mieux, partir pour dénoncer.
Cela faisait déjà un an et demi qu’il travaillait sur son manuscrit quand Catherine Siguret, auteure de L’affaire Elodie Kulik ou le combat d’un père (2022, Presses de la Cité), l’a contacté. Frappée par le visionnage de l’émission Faites Entrer l’Accusé dans laquelle l’ancien officier de police a été invité deux fois, elle lui propose une collaboration.
« J’ai dîné avec elle hier et elle m’a répété qu’elle avait été bouleversée par le fait que Marie Pichon dise que "je suis comme son fils" ». Studiofact leur impose une écriture à quatre mains. Seul Raphaël Nedilko peut retranscrire les interrogatoires. Aucun autre ne connaît la pulsation au creux des tempes, dans ces moments de suspension où le coupable, fragilisé, flanche jusqu’aux aveux. « Je lui donne mon manuscrit, peu sûr de moi et hésitant. Et elle y décèle une certaine qualité littéraire qui va s’amplifier à deux, au travers de la finesse, de l’arrangement et de la plume de Catherine Siguret qui est une femme extraordinaire ».
Suite à la résolution des deux cold cases, le flic est devenu un habitué des plateaux télé. Par sa parole, il se fait passeur de mémoire, mais aussi lanceur d’alertes. Il le concède : « Je fais un portrait à charge de la police » et ajoute « mais il est constructif ».
En mars 2022 un pôle cold cases est créé à Nanterre. Sur le modèle du Parquet national antiterroriste ou du Parquet national financier, ce pôle judiciaire unique en France est chargé des crimes non élucidés et/ou en série. Pour lui c’est un « beau début ». Mais il n’est pas suffisant.
Comme il n’a pas été promu officier, il ne peut pas intégrer les rangs de ce service très spécifique pour lequel il a candidaté. « C’est ironique. Mais je n’ai pas à me plaindre, à côté du malheur qu’endurent les victimes et leurs proches, je peux déjà estimer être heureux d’être en vie et d’avoir un salaire. Tout ça, je le regarde d’un air très extérieur. La seule chose qui m’intéresse c’est de faire évoluer l’institution pour les cold cases. »
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Selon lui, il faudrait instaurer ce cadre dans tous les territoires et détacher des enquêteurs « qui ne font que ça ». L’obstiné conclut : « C’est écrit noir sur blanc sur mon livre. Je fais les points et je propose qu’on les relie. Si mon ancienne direction ne comprend pas ça, alors je ne sais pas quoi faire. »
Crédits photo : librairie Mollat - Youtube
Paru le 22/03/2023
310 pages
Studiofact Editions
19,90 €
Paru le 20/10/2022
300 pages
Presses de la Cité
19,50 €
2 Commentaires
Michel Follerot
06/06/2023 à 14:15
Bonjour,
Je n'ai pas lu son livre, mais si en croit votre article, on vit dans une curieuse époque !
Les gosses harcelés se suicident, les voyous règlent leurs comptes à coup de Kalaches et les couples se séparent avec de plus en plus de morts pour en finir et surtout les femmes.
Donc il y a et aura de plus en plus de cold-cases ....
Voilà du boulot pour la police !
Mais sont-ils assez nombreux ?
Et ce livre pourra-t-il susciter des vocations....
Olivier collin
21/08/2023 à 21:44
Nedilko, cet enquêteur, mon héros! Je l'admire pour ne pas perdre ni la face et ni l'espoir devant des institutions judiciaires et politiques sourdes et aveugles devant la réalité humaine; elles, qui par lâcheté et facilité se délestent de ses responsabilités trop complexes et trop lourdes en bâclant la résolution de problématiques à coups de rapports rapidement rédigés et mis à l'étagère ou dans un tiroir quand celle-ci s'avère être longue et coûteuse. Je comprends qu'il faille inscrire une pause parfois dans des enquêtes qui piétinent et qu'un regard neuf est toujours le bienvenu, mais une enquête dans tous les cas exige rigueur et ténacité. Or M. Nedilko possède ces qualitéS en plus d'avoir un regard si humain et si mesuré que j'aimerais partagé. Pour ma part, mon pragmatisme très exacerbé mêlé à une certaine forme ancienne d'idéalisme laisse peu de place à ce genre de compromis face à une société en proie à des convulsions qu'elles ne tentent pas de contenir.