Écrivain, essayiste, biographe, le Morlaisien Guy Darol signe là son second récit autobiographique. S’y mêlent plusieurs portraits vivants, le tableau d’un pays disparu, un peu rude, mais marqué par une grande solidarité. Village fantôme est paru en mars 2023 chez Nadeau. Entretien réalisé par Étienne Ruhaud.
Le 28/03/2023 à 11:23 par Auteur invité
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28/03/2023 à 11:23
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L’exploitation d’une carrière de granit a englouti La Ville Jéhan, hameau de sa jeunesse, quelque part dans le Morbihan.
Né en 1954 de parents bretons, longtemps parisien, Guy Darol revient sur les lieux, au moyen de l’écriture. Il se rappele sa famille, les repas, telle ou telle anecdote, ses lectures et la musique qu’il écoutait alors, en 1971.
Laissons-nous guider, donc, dans ce village fantôme, au gré de la prose poétique propre à Guy Darol, dernier témoin d’une vie ensevelie.
ActuaLitté : En 2002, il y a maintenant vingt ans, vous avez publié Héros de papier au Castor Astral. Village fantôme est donc votre second récit d’inspiration autobiographique. Si vous vous y racontez, on a surtout l’impression que le narrateur (vous, donc), demeure un peu en retrait. Souhaitiez-vous surtout parler de vous, ou de votre milieu, votre famille ? On peut lire le livre comme un hommage, ou des hommages.
Guy Darol : Je pratique depuis assez longtemps le voyage à rebours. Ces périples ne sont pas extraordinaires. Ils se déroulent dans ma tête qui est celle d’un enfant des milieux ouvriers et paysans.
Celui-ci a toujours ressenti le besoin de littérature, c’est-à-dire celui d’un espace plus vaste que le dedans de soi. Je me suis fait de cette façon une famille de substitution, très aventurière celle-là, et qui compte parmi ses membres Charles Dickens, Jack London, Lewis Carroll, « Les Pieds Nickelés » et même Antonin Artaud.
Deux familles donc, la réelle et l’imaginaire, et j’ai eu le désir de fusionner cela dans un premier récit autobiographique, Héros de papier.
Notez que j’y raconte une solitude, celle d’un fils unique, aux aguets forcément. C’est tout ce que j’avais à faire. Regarder, écouter, verbes que j’allais mettre au service d’une singulière action : raconter des vies simples, célébrer l’ordinaire, témoigner de solidarités au moyen du souvenir qui en fixe les gestes.
Mais je parle cette fois de Village Fantôme, l’histoire d’un hameau aujourd’hui disparu car des machines l’ont rasé. Seule ma mémoire pouvait en redresser les murs.
De fait, Village fantôme est clairement situé dans l’espace, à un endroit donné. Et d’ailleurs vous avez inclus un bref glossaire gallo à la fin du volume. Le terme a été sans doute galvaudé : peut-on parler toutefois de littérature régionaliste ?
Guy Darol : Ce village fantôme a bien sûr existé et pendant de longs siècles.
Avant d’être détruit, il se nommait La Ville Jéhan et regroupait une vingtaine d’habitants principalement voués à la vie pastorale dans un système d’économie fermée.
La croissance d’une carrière de granit a brusquement effacé un mode de vie qui avait perduré jusqu’à la fin des années 1970, lequel était fondé sur le partage des bras, outils et savoir-faire.
Situé à Ménéac, dans le Morbihan, on y parlait le gallo, l’une des langues de Bretagne. En le recomposant, je désirais retrouver les gestes d’un quotidien ponctué par le labourage, le battage du blé, la tuaille du cochon, la fabrication du beurre et du cidre, les tablées de fête, et restituer aussi fidèlement que possible les conversations et les chants en gallo.
D’où la nécessité d’un glossaire en fin de volume pour ne pas gêner la lecture. Il n’y a rien là d’une intention ethno-régionaliste. Le livre s’inscrit dans un autre courant, celui de la littérature campagnarde dont le grand astre se nomme Jean-Loup Trassard.
La Bretagne, ce sont aussi des mythes, des superstitions. Cette mythologie apparaît de manière subreptice, notamment lorsque vous évoquez une mystérieuse fontaine aux pouvoirs magiques, un chêne, ou encore tel menhir. Le catholicisme, qui n’a pas sauvé les anciens de l’enfer des tranchées (et la Bretagne a payé un lourd tribut lors de la première guerre), est souvent critiqué. Opposeriez-vous l’église à ces vestiges de cultes celtiques ? Ces mêmes légendes ont-elles pour vous valeur de simple folklore, ou y accordez-vous une certaine importance ?
Guy Darol : L’imagination est fille de l’enfance. Elle se déploie d’autant plus aisément que la solitude vous accompagne dans un paysage sans barrières.
Et même les barrières qui, autour de La Ville Jéhan, étaient des haies ou des perchoirs en forme de chênes, sont comme des belvédères qui servent à fantasmer l’arrière-pays.
Quand je gardais les vaches ou lorsque je m’aventurais à vélo ou à pied, la découverte d’une Table des Chevaliers, d’une fontaine miraculeuse sous un arbre dont on ne devait jamais casser une branche, au risque de se briser soi-même, suggérait l’existence d’une seconde réalité.
Le présent filait vers un Ailleurs où Lancelot et Merlin n’avaient jamais cessé d’exister. Ils m’enveloppaient d’un songe qui transformait la forêt de Camblot, où j’aimais me rendre, en un fragment du Royaume de Camelot. Il appartenait à Brocéliande, immense sylve qui couvrait autrefois la Bretagne.
C’est un fait qu’avait établi Jean Markale, un proche d’André Breton, dont la foi charbonnière dans les cultes celtiques répondait chez moi au goût de la merveille.
Jean-Baptiste, mon grand-père, mon père Joseph, qui avait été forgeron, refusaient d’entrer dans une église. Ils m’instruisaient de signes, intersignes, mystérieuses analogies qui révélaient des croyances anciennes, issues de leur sensibilité panthéiste.
Village fantôme est également clairement situé dans le temps, en 1971. La notion de communauté semble y être importante, puisque chacun dépend de l’autre, dans ce monde paysan. Une profonde nostalgie sourd à chaque page. Regrettez-vous ce monde, cette vie un peu rude ?
Guy Darol : 1971 concentre la somme de mes étés passés à La Ville Jéhan depuis le milieu des années 1950. J’avais alors dix-sept ans, l’âge des premières amours, des premiers bals, de plus longues expéditions loin du village des grands-parents.
Me rendre en stop à Loudéac, rêver de rejoindre Saint-Brieuc faisait de moi une sorte de Jack Kerouac enroulant des routes oniriques. Nostalgique d’une enfance éveillante assurément, cependant je ne dis jamais que c’était mieux avant.
Mon projet consiste à redonner une forme et un fond à ce qu’était un village solidaire, détaché des objectifs de production-consommation qui ont fini par générer l’individualisme si caractéristique de notre temps.
Pensez-vous que ce mode de vie collectif puisse ressurgir, au gré de l’Histoire ? Est-ce souhaitable ?
Guy Darol : L’idée collective qui traverse le récit peut-être source d’inspiration, dans la mesure où l’on consent à vivre de peu, à refonder les bases ancestrales des solidarités directes, à réhabiliter le simple et le naturel au cœur d’un quotidien définitivement séparé des plaisirs de l’accumulation, des fantasmes de quantité, de l’illusion qu’il suffirait à la joie d’acquérir sans cesse de nouveaux objets.
Je pensais désormais à Paris comme à un vivifiant jardin aux bouquets d’encre et de papier. Vous avez été lycéen dans la capitale, et vous vivez désormais à Morlaix. Étrangement, si vous célébrez ce coin reculé de Bretagne, vous ne dénigrez nullement la ville. Vous opposez certes les deux, mais sans établir de hiérarchie, sans préférer (en apparence), l’un à l’autre. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Guy Darol : Je suis né de parents bretons venus chercher un travail à Paris au début des années 1950. C’est là que j’ai grandi avec des parenthèses estivales en Bretagne.
D’abord dans le bas de Ménilmontant, à deux pas de la rue Vilin, dans un immeuble promis à la démolition car il figurait sur le plan des îlots insalubres. Mon père me fit voir le désastre alors que l’on s’était replié dans un rez-de-chaussée près de la place des Vosges. C’était encore le Marais populaire fort bien senti par Georges Simenon.
J’ai profondément aimé le Paris en noir et blanc de ma jeunesse, celui que l’on ne visite plus que dans les films de Jean-Pierre Melville ou de François Truffaut.
À 35 ans, j’ai éprouvé le désir d’une fuite au bocage, celui d’un retour aux conditions du rêve : la profusion végétale, animale, la proximité des rivières et de la mer. Suivant ainsi l’instinct d’un homme finalement primitif, aiguillonné par des lectures.
Georges Perros, Joseph Delteil ne voyaient aucune alternative que celle de fuir Paris, ses artifices et ses mondanités. C’est ainsi que je vis près de Morlaix, dans une ferme semblable à celles que l’on trouvait à La Ville Jéhan, et où je pratique chaque jour la gymnastique du regard qui consiste à observer le paysage comme au jour de ma venue, en 1991.
Observer avec les yeux du premier éblouissement, c’est repousser le risque de l’habitude, c’est réactiver la merveille. Voir, sentir, écouter le miracle, celui d’être-là comme un élément de la fresque naturelle.
Vous êtes entré en littérature avec la poésie, et vous citez Tristan Corbière, un autre Breton. Votre style est souvent lyrique, imagé, riche en évocation. Écrivez-vous toujours des poèmes ? Ou votre goût pour la poésie passe-t-il désormais par la prose (soit une prose poétique) ?
Guy Darol : Je cite en effet Tristan Corbière, mais c’est par Antonin Artaud et Henri Michaux que je suis venu à l’écriture. Par le poème d’abord, puis j’ai adopté la prose en recherchant la pulse, l’effervescence dans la polychromie des mots.
Vous évoquez de nombreux auteurs, et parlez de vos lectures. Le grand-père lit notamment Georges Duhamel, médecin et ancien combattant, romancier populaire. Italien fantasque, amateur de champignons, Giorgio lit quant à lui Ungaretti ou encore Ezra Pound, soit de la littérature savante. Pouvez-vous nous évoquer vos sources, vos influences ? Quels auteurs traversent ce récit ?
Guy Darol : André Hardellet et sa Promenade imaginaire, l’invisible et cependant tangible Cité Montgol accompagnent mon récit dans cette chasse au trésor qui est le temps réuni en un point où le passé et le présent ne se contredisent plus. La poésie se conjugue au présent souverain.
La Ville Jéhan existe désormais de toute éternité, indestructible malgré les bulldozers et les pelleteuses.
Intacte dès lors que la mémoire ne l’a pas effacée, qu’elle demeure en aval des ruines, fixée dans la matière des mots. La littérature fournit de nombreuses amitiés, solides, indéfectibles.
La solitude est relative quand on a près de soi Léon-Paul Fargue, Jean Follain, Maurice Fombeure, Armand Robin ou Gérard de Nerval, flâneurs des rues et des chemins creux, des cours pavées et des clairières, compagnons du rêve qui n’est au fond que l’autre nom de la réalité.
Outre des biographies d’écrivains (comme André Hardellet, ou Joseph Delteil), vous avez beaucoup écrit sur le rock, et en particulier sur Frank Zappa. La musique est omniprésente dans Village fantôme, qu’il s’agisse des Beatles, ou de chansons populaire, comme Michel Delpech. Chez vous, la mémoire semble s’attacher aux comptines, aux refrains. La musique influence-t-elle votre style littéraire ?
Guy Darol : La musique rythme mon quotidien et c’est une présence nécessaire, un premier secours. Enfant, je la regardais. Debout devant le poste de radio, éléphantesque en ce temps-là, elle projetait sur moi des ondes positives, des images de bonheur. Les refrains sentimentaux me caressaient. Et je chantais beaucoup.
Sur les quais du métro je reprenais une rengaine de Jean Constantin et cela me valait des bonbons. Levé sur une banquette du bus 96, de braves gens m’applaudissaient de m’être égosillé sur les paroles de « Cigarettes, whisky et p'tites pépées ». Je connus « Bal chez Temporel » bien avant d’ouvrir un livre d’André Hardellet. Cette chanson m’avait initié à la mélancolie des jours heureux.
L’intérêt quasiment sans pause pour Frank Zappa a résulté de la disparition de mon ami Michel Duprey, à la suite d’un accident de moto. Il me l’avait fait découvrir en 1972 au cours de longues séances d’écoute dans sa chambre voisine du lycée Voltaire où nous nous étions rencontrés.
Célébrer Frank Zappa revenait à rendre hommage au guide qui m’avait mis sur la voie d’une musique aux multiples entrées. Elle combine le doo-wop, le blues, le jazz, Edgard Varèse et Conlon Nancarrow, Spike Jones et Igor Stravinsky.
Michel Duprey m’avait sorti de la ritournelle pour m’engager dans un sujet d’étude à vie. Néanmoins je n’ai jamais oublié les Michel de mon adolescence : Delpech, Polnareff, Jonasz. Ceux-là continuent de trotter dans ma tête et me rappellent toujours un coin.
Une mélancolie diffuse parcourt votre livre. Le village a disparu, et, avec lui, ses personnages. Pensez-vous que la littérature soit un moyen de lutter contre l’oubli ? Avez-vous en quelque sorte ressuscité ce lieu, dont les habitants disparaîtront à leur tour ?
Guy Darol : C’est toute la magie d’une littérature mémorielle. Elle fait réapparaître ce qui a disparu. Elle relève des morts qui se mettent à parler. Une ruine redevient maison. Un champ de maïs retrouve sa trame d’autrefois, maillée de haies, de talus, de modestes clairières où vont paître des vaches que l’on croit surveiller, mais ont-elles vraiment besoin de nous ?
On le devine sans doute quand on grimpe au sommet d’un chêne pour regarder ailleurs, en direction d’une mer imaginaire, d’une chaîne de montagnes que les nuages dessinent.
La plupart des habitants de La Ville Jéhan sont morts. Pas tout à fait, en somme, puisqu’ils sont là, toujours, bons vivants dans les phrases d’un étrange gardien.
Derniers ouvrages parus
Frank Zappa, Gallimard, 2016.
Wattstax/20 août 1972 - Une fierté noire, Le Castor Astral, 2020.
Moondog-La fortune du mendiant, avec Laurent Bourlaud, Éditions de La Philharmonie de Paris, 2021.
Village Fantôme, Maurice Nadeau, 2023.
Paru le 03/03/2023
96 pages
Maurice Nadeau
17,00 €
Paru le 27/10/2016
352 pages
Editions Gallimard
10,20 €
Paru le 05/03/2020
188 pages
Le Castor Astral
15,90 €
Paru le 15/04/2021
63 pages
Philharmonie de Paris
13,00 €
Paru le 22/01/2002
189 pages
Le Castor Astral
14,20 €
4 Commentaires
JEHAN VAN LANGHENHOVEN
29/03/2023 à 10:16
no comment sauf la villa jehan
merci guy darol §§§§
Tryphon
29/03/2023 à 13:22
J'aime beaucoup cet entretien et n'ai qu'une hâte : acquérir cet ouvrage .Merci
ETIENNE RUHAUD
06/04/2023 à 06:15
Merci! Ah oui, c'est un très beau livre, à la fois léger et mélancolique.
Adèle
29/03/2023 à 18:23
Cette mémoire traduite en littérature me donne envie de découvrir le livre