Les Miroirs des princes, traités parés de préceptes moraux et destinés à enseigner au souverain l’art de bien gouverner, ont été richement répandus en Islam médiéval. Tel un miroir, cette littérature renvoie l’image d’un prince sage et juste. Par Amel Aït-Hamouda.
De l’allemand Fürstenspiegel, littéralement miroirs des princes, ces écrits littéraires et philosophiques d’éthique gouvernementale procurent une éducation politique et savante au futur roi. Issus des régimes autocratiques, aussi bien en Orient qu’en Occident, Les Miroirs des princes ont en commun les qualités morales du prince.
Le traducteur franco-syrien et spécialiste de la littérature arabe classique René Khawam (1917-2004) explique que ce genre appelé également, littérature morale, « atteste l’habileté politique des dirigeants arabes un siècle avant Machiavel ».
Les idées exprimées — sous différentes formes telles que le recueil de conseils, le testament, l’épopée ou encore la fable animalière — se résument en deux axes d’enseignements : l’éthique personnelle et la gestion du royaume.
Baignés dans un milieu des lettrées, à l’exception des testaments des souverains légués à leurs descendants, les auteurs des Miroirs sont proches de la cour ou aspirent à le devenir grâce à ces mêmes traités. Comme fut d’ailleurs le cas du poète ouïghour Yusuf Khass Hajib (1019-1077) qui a offert au prince de Kashgar le Bilig Kutadgu (La Science qui apporte le bonheur).
Impressionné, ce dernier lui attribue le titre honorifique de khass Hajib, équivalence du chancelier en Occident.
Les Sassanides : muses des Miroirs d’Orient
Héritage indéniable pour la tradition des Miroirs des princes pendant le Moyen-Âge, les Sassanides — Empire néo-perse et dernière dynastie impériale perse (224-651) ayant édifié un empire de la Mésopotamie à l'Indus — professent la « divine guidance ». D’injonction divine, le roi est dignitaire d’une obéissance absolue.
L’exemple du roi modèle prend toutes ces formes de noblesse à travers le personnage d’Ardachir Ier (180-241), le roi des rois qui a su restaurer l'ancien empire des Perses achéménides, renversé par Alexandre le Grand. Dans son Testament, adressé à son fils Chapour Ier (200-272), le fondateur de l'empire sassanide explique pourquoi « la religion et la souveraineté sont deux sœurs jumelles ».
La richesse de la Perse sera majestueusement représentée, au XIe siècle, grâce à la fresque épique du Livre des Rois ou le Shâh Nâmeh, de Ferdowsi (vers 940-1020).
Achevé en 1010, l’œuvre retrace le monde iranien : de sa naissance jusqu’à l’événement de l’Islam. Avec plus de 60.000 couplets, l’épopée en vers narre les histoires de rois et de héros légendaires, dont Rostam, la plus grande figure épique persane, et explore des sujets tels que l'amour, le pouvoir et la lutte entre le bien et le mal.
Au fondement des représentants des premiers quatre califes « bien guidés » — Abou Bakr (632-634), Omar (634-644), Othman (644-656) et Ali (656-661) — et des princes sassanides, les Miroirs des princes en Islam médiéval puisent aussi leurs inspirations dans la tradition grecque et plus précisément dans les correspondances d’Alexandre le Grand (356 av. J.-C.- 323 av. J.-C.) et du philosophe grec Aristote (384 av. J.-C.- 322 av. J.-C).
Chargé de l’éducation du futur roi de Macédoine de 343 à 340 av. J.-C., Aristote inculque à son élève, alors âgé de treize ans, que la sagesse conduit à la gloire royale. La relation du maître-philosophe et du jeune Alexandre a nourri chez les Arabes l’image du parfait précepteur qui a su faire de son disciple, le seigneur de la Grèce, de l'Égypte et de l'Asie.
Lors de ses campagnes de conquête en Orient, Alexandre prend les œuvres d’Aristote tout en continuant de recevoir ses instigations érudites sous forme de correspondances épistolaires. Aristote lui transmet son savoir encyclopédique et lui apprend l’art de raisonner ; et Alexandre lui dépeint les merveilles de l’Orient, ses victoires et lui demande conseil.
Intitulées le Kitâb Sirr al-asrâr en langue arabe, et dont une adaptation apocryphe sera connue en Occident sous le titre de Secretum Secretorum (Le Secret des secrets), ces épîtres furent traduites au VIIIe siècle probablement par Salim Abu al-Ala, chef du bureau d’écriture (diwan al-rasa’il) sous le calife omeyyade, Hicham Abd al-Malik (691-743).
Ne froisse pas autrui par un ordre qui ferait de toi, non un régent, mais un maître, non un roi, mais un tyran détesté. Certains pensent qu’il est sans importance que le souverain soit abhorré et qu’il n’a pas à plier à la loi : c’est là évidemment tout gâter.
- Extrait du Secret des secrets
Adab sultâniyya : richesse d’un genre sous les Abbassides
Adab sultâniyya (L’éthique de la conduite du sultanat) ou Adab al-Mulûk (L’éthique de la conduite des rois) se diffuse lors de la dynastie abbasside (750-1258) et prodigue l’éducation intellectuelle, morale et religieuse des califes.
Écrite par des théologiens, des hommes de lettres et de sciences, cette littérature de morale se fonde également sur les deux sources sacrées de l’Islam : le Coran et le hadith (les dits du Prophète). La justice est principalement enseignée telle une vertus divine. Dès lors, le calife a comme mission de répandre la lumière de Dieu sur Terre grâce à la justice.
Parmi le large éventail dont l’adab sultâniyya recèle, deux auteurs ont prodigieusement influencé les Miroirs des princes : le prosateur Ibn al-Muqaffa (720-759) et le juriste et théoricien al-Mâwardî (974-1058).
D’origine persane, Ibn al-Muqaffa met sa plume au service des Omeyyades puis des Abbassides. Fruit de son expérience à la cour, il rédige l’Adab al-Kabîr (Le Grand adab). Considéré comme le premier essai à formaliser ce genre littéraire, Adab al-Kabîr consolide la façon de gérer les affaires politiques, de conduire une armée et de bien se comporter.
À travers des exemples issus de la civilisation persane, le livre se compose de deux parties : la première dévoile l’étiquette du calife et de sa cour ; la seconde partie montre les traits caractérisant une personne vertueuse.
En outre, sa traduction des fables indiennes Kalîla wa Dimna constitue un jalon important pour la littérature arabe classique.
Ibn al-Muqaffa examine des thèmes politiques et moraux en sillonnant les aventures de deux chacals Kalîla et Dimna , et où chaque rôle politique est interprété par un animal. Quant à la figure califale, elle est représentée par le lion et son serviteur par le taureau, nommé Shatrabah.
Né à Bassora en Irak, al-Mâwardî (974-1058) étudie le droit et la théologie à Bagdad. Ses concepts sur la gouvernance et la relation entre le pouvoir et la religion vont fortement influencer la monarchie.
Dans son livre al-Ahkâm al-sultâniyya, traduit au XIXe siècle en Europe sous le titre de Statuts gouvernementaux, le théologien aborde des questions liées à la nature de l’État, de la justice, de la gouvernance, de la succession au pouvoir, du pouvoir religieux ainsi que sur la manière de gérer les désaccords entre les Buyides — empire iranien (934-1055) fondé par les Buwayhids — et les Abbassides.
L’ère de Nizâm al-Mulk : les Miroirs au nom de la paix
Nizâm al-Mulk (1018-1092) fut l’un des plus éminents hommes politiques du XIe siècle. Vizir de deux sultans seldjoukides, Alp Arslan (1092-1072) puis de fils Malik Shah Ier (1055-1092), Nizâm al-Mulk réussit à établir une nouvelle pratique administrative entre le calife abbasside et le sultan seldjoukide.
Fondateur des prestigieuses écoles de Nizamiyya, le vizir a exercé une grande influence sur la politique et l’administration de son époque de telle manière que la période de son vizirat prit le nom de l’ère de Nizâm al-Mulk.
Écrit en persan, le Siyasatnameh ou en arabe le Siyar al-mulûk, traduit en langue française en 1891, sous le titre de Livre de l’ État, a été rédigé suite à la demande de Malik Shah 1er. Le traité éthique se compose de cinquante chapitres et deviendra « la loi de la constitution de la nation ». Ses derniers chapitres — libellés peu de temps avant son assassinat — esquissent les dangers auxquels l'Empire est confronté.
Dans son ouvrage, le vizir prévient le sultan de trois vices pernicieux: la corruption, « fasâd », la sédition, « fitna », et enfin le désordre, « achûrb », et persévère sur la vraie définition de la justice, c’est-à-dire : la perception du dû pour chaque individu.
Des années plus tard, l'imam Abû Hamid Al-Ghazâlî (1058-1111) procurera une dimension davantage spirituelle aux miroirs des princes d’Orient. Son Kitâb at-tibr al-masbûk fî nasîhat al-mulûk (Le miroir du prince et conseils aux rois) écrit d’abord en persan puis traduit en arabe parle du « calife ascète » et dépeint la société, la politique de la cour et canonise la valeur de « la juste mesure », autrement dit l’équilibre entre la passion et la raison, prôné par la parole du prophète de l’Islam.
De Miroirs des princes aux sciences politiques
Lorsque les Mongols conquièrent Bagdad en 1258, la production de la littérature morale se fait progressivement rare. Cependant, le traité du polymathe persan Nasîr al-Dîn al-Tûsî (1201- 1274), Akhlâq Nasirî ou l’Éthique dédiée à Nasîrî, écrit en 1235 demeure une référence de la littérature morale.
Organisé en une structure tripartite de trente chapitres, Al-Tûsî étudie les questions aristotéliciennes en invoquant la pensée d’Al-Farabi (872-950) et d’Avicenne (980-1037) pour exprimer ainsi la sagesse de choisir un ministre-philosophe afin qu’il puisse éduquer un souverain-philosophe.
Puis, progressivement, la tradition des traités éthiques laisse place aux sciences politiques dès le XIXe siècle.
En somme, la tradition des Miroirs des princes en Islam médiéval tisse ses repères sur des récits des dignes dirigeants d’Arabie et d’ailleurs. Des rois perses à Alexandre le Grand en passant par les premiers califes, les Miroirs des princes en Islam médiéval trouvent leurs génie littéraire et pédagogique grâce au brassage civilisationnel de l’Orient et de l’Occident.
Crédits photo : Domaine public
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