La loi du 10 août 1981 semble d'une limpidité redoutable : pour les livres, un prix de vente au public est fixé par l'éditeur, puis respecté par le détaillant. Dans les faits, la situation se complexifie, autour de cette question : comment définir le livre ? Dans le secteur du jeu de rôle, l'interprétation de la loi a ainsi conduit Amazon à ne pas appliquer le prix unique du livre sur les manuels de jeu.
Le 27 janvier 2023, le médiateur du livre, autorité administrative qui cherche à désamorcer les litiges autour du prix unique, publiait un procès-verbal de conciliation. Cette procédure fait suite à une saisine par Black Book Éditions, maison spécialisée dans l'édition et la vente de manuels de jeux de rôle, qui a constaté le non-respect du prix unique du livre par un revendeur de tels ouvrages. Le médiateur du livre, suite à cette conciliation, a reprécisé le cadre législatif et les règles qui s'appliquent.
Créée en 2004, Black Book ouvre sa librairie en ligne en 2011, récemment secondée par une enseigne physique, à Lyon, inaugurée en septembre 2022. Une très large partie de l'offre de cet acteur du jeu de rôle est constituée par ses propres produits, mais il porte aussi la casquette de revendeur, et propose notamment des références d'une marque historique, Wizards of the Coast. WotC, pour les intimes, édite les fameuses cartes Magic ainsi qu'une licence incontournable du jeu de rôle, Donjons & Dragons.
En décembre 2021, sur plusieurs produits WotC, Black Book remarque « des baisses de prix pratiquées par une grande enseigne de la vente en ligne », nous explique Anthony Bruno, responsable marketing, communication et événements de l'éditeur. Trois livres de jeu et un coffret Donjons & Dragons sont vendus à des tarifs inférieurs à ceux pratiqués par la profession et fixés par WotC.
« Le jeu de rôle reste un marché de niche, un petit milieu, et ces prix bas ont été constatés par d'autres éditeurs, d'autres boutiques, un peu avant les fêtes de fin d'année, au moment où l'activité est très importante », complète Anthony Bruno.
Quelques coups de fil à des acteurs du secteur suffisent en effet pour apprendre que la grande enseigne en question ne serait autre qu'Amazon. La multinationale américaine a déjà été pointée pour des infractions au prix unique livre, en 2020 par exemple, sans que l'on sache si celles-ci découlent de problématiques de métadonnées ou d'un choix délibéré.
Sur la plateforme, plusieurs pages affichent encore des prix inférieurs à ceux fixés par les éditeurs, a pu constater ActuaLitté. Un ouvrage publié par Black Book, un recueil de mini-aventures Fantasy pour la licence Chroniques Oubliées, se trouve ainsi, neuf, à 25,32 € sur Amazon, contre 29,90 € chez l'éditeur et d'autres revendeurs.
Capture d'écran d'une page Amazon, le 23 février 2023
Le même livre, vendu par son éditeur Black Book
Contactée, la société Amazon n'a pas souhaité faire de commentaires. « La confiance de nos clients et vendeurs partenaires nous est essentielle et nous faisons le maximum pour leur offrir la meilleure expérience possible, ce qui inclut notamment une expérience d’achat et de vente conforme aux lois et réglementations en vigueur », déclare un porte-parole.
Chez les vendeurs et éditeurs de manuels de jeux de rôle, la profession semble en tout cas soudée : « Des prix plus bas que ceux de l'éditeur, cela peut arriver ponctuellement », concède-t-on, « mais ce n'est pas la pratique générale. Dans le milieu ludique et plus précisément du jeu de rôle, on respecte le prix unique. »
Évoquant le coffret Donjons & Dragons, Anthony Bruno nous précise qu'« il s'agissait à ce moment-là d'un produit phare, et cette pratique introduisait un problème de concurrence, vu le prix unique du livre ». Après plusieurs prises de contact infructueuses, Black Book Éditions saisit donc le médiateur du livre, comme le lui permet une loi du 17 mars 2014.
Celui-ci ouvre donc une conciliation, en transmettant, pour commencer, « à la partie visée par la procédure l'ensemble des éléments de la saisine », nous explique Jean-Philippe Mochon, le médiateur du livre. « Nous avons ensuite procédé à une audition orale des deux parties, car le désaccord a persisté. »
Ce « désaccord » consiste en deux perceptions différentes de la nature des produits concernés. La loi sur le prix unique du livre ne fournit en effet aucun détail sur la manière de « qualifier » un livre. S'agit-il d'un ensemble de pages reliées ? Ou faut-il considérer un volume minimal de textes et d'images ? Une épaisse notice technique peut-elle être qualifiée de livre ?
Dans le cas précis, les manuels de jeux de rôle Donjons & Dragons ne semblaient pas répondre « à la qualification de livre au sens du droit fiscal », pour la partie visée, selon le procès-verbal. La plateforme de vente en ligne appliquait donc aux produits un taux de TVA de 20 % (contre 5,5 % pour le livre), mais écartait le prix unique, puisqu'il ne s'agissait pas, à ses yeux, de livres.
Pour reprendre l'exemple du recueil des Chroniques oubliées, la mention « Livre » apparaît bien dans le titre de l'article chez la multinationale américaine, mais il reste classé dans les « jouets », ce qui permet de fixer un prix libre - tout en appliquant un taux de TVA de 20 %.
Le médiateur du livre, pour en avoir le cœur net, se retourne alors vers l'administration fiscale. La doctrine fiscale, publiée au Bulletin officiel des impôts en 2013, déroule quatre critères pour accorder l'appellation de « livre » — et permettre l'application d'une TVA à 5,5 %, ce qui la préoccupe en premier lieu.
Pour être considéré comme un livre, un ouvrage doit remplir les conditions cumulatives suivantes :
être constitué d’éléments imprimés
reproduire une œuvre de l’esprit
ne pas présenter un caractère commercial ou publicitaire marqué
ne pas contenir un espace important destiné à être rempli par le lecteur
– Bulletin officiel des impôts, 15 juillet 2013 (BOI-TVA-LIQ-30-10-40)
Le 10 octobre 2022, le directeur de la législation fiscale, Christophe Pourreau, communique au médiateur les conclusions de son analyse d'un des manuels de jeu concernés : constitué d'éléments imprimés, il ne présente pas de caractère commercial ou publicitaire, ni d'espace important à remplir par le lecteur.
Le critère de « l'œuvre de l'esprit » est complexe, car plus subjectif que les autres. « [D]escriptions détaillées et élaborées », « présentation de l'origine de leur création et de leur environnement », mais aussi un « travail éditorial » flagrant, « la recherche, la sélection et la mise en forme de données » constituent autant d'arguments en faveur d'une qualification de « livre » pour ce manuel. Sans les avoir examinés, l'administration fiscale estime que les autres titres, s'ils présentent les mêmes caractéristiques, sont également des livres.
Pour le médiateur du livre, ce point ne fait l'objet d'aucun débat, dans ce cas précis : « Lorsque l'on a entre les mains un manuel de jeu de rôle, avec des textes, des illustrations, on se rend bien compte que l'apport créatif est là », souligne Jean-Philippe Mochon.
Cette définition fiscale s'avère bien pratique pour déterminer si un produit entre dans la catégorie livre ou non : les agendas, par exemple, ou les albums de coloriages comportent ainsi « un espace important destiné à être rempli par le lecteur », et ne se voient donc pas appliquer de TVA à 5,5 %.
Sauf que... la situation n'est pas si simple. La définition fiscale elle-même peut en effet être remise en cause : depuis 2005, les « partitions de musique destinées à diffuser la culture musicale sont désormais considérées comme répondant dans leur ensemble » à cette définition, d'après le Bulletin officiel des impôts.
Or, en 2010, dans un litige opposant une librairie musicale au Syndicat de la librairie française (SLF), déjà autour du prix unique, la Cour de cassation a fait valoir que la loi « sur le prix unique du livre, laquelle est d'interprétation stricte, en ce qu'elle déroge au principe de la liberté des prix, ne s'applique pas aux partitions musicales celles-ci n'y étant pas mentionnées » (ECLI:FR:CCASS:2010:C100092).
Pour mettre fin à l'incertitude juridique, ne serait-il pas temps de redéfinir le livre, et de faire évoluer la législation sur le prix unique ? « On peut se poser la question », concède Jean-Philippe Mochon, « mais cela fait 40 ans que l'on s'en accommode. La définition fiscale est assez casuistique, et je ne suis pas sûr que le jeu en vaille la chandelle en s'engageant dans cet exercice. »
Les interventions du médiateur du livre visent justement à éviter des litiges qui se prolongent jusqu'à la Cour de cassation, grâce à la conciliation. Aucune amende ou sanction n'est infligée à l'issue de la procédure. La publication des textes, sur le site de l'autorité, doit permettre d'informer les sociétés du secteur.
Reste à savoir si, sur Amazon, les vendeurs tiers de la marketplace respecteront les conclusions de la consultation. D'après la plateforme de vente, bien qu'étant des entreprises indépendantes, les vendeurs tiers doivent se conformer à la législation et à la réglementation en vigueur, mais aussi aux politiques et conditions générales de l'enseigne.
Restait encore à régler le sort du coffret Donjons & Dragons, composé de trois manuels et d'un écran de jeu [qui sert au maitre du jeu, sorte de narrateur, de pense-bête et de « paravent » pour dissimuler ses actions]. L'administration fiscale considère que cet écran a une « fonction auxiliaire, et donc accessoire » aux éléments principaux, les manuels. S'il est possible de jouer sans l'écran, on pourra à l’inverse difficilement se passer des manuels.
En conséquence, le coffret bénéficie également d'un taux de TVA réduit de 5,5 %, comme les trois livres qu'il contient. Cette distinction entre des éléments « accessoires » et d'autres, « principaux », est aussi connue et appliquée dans le domaine du jeu de rôle. « À partir du moment où le produit comporte des accessoires essentiels pour jouer qui ne sont pas des livres, comme des dés ou des figurines, on passe sur un jeu, une TVA de 20 % s'applique, et le prix unique du livre n'est plus appliqué », nous confirme ainsi Anthony Bruno.
Toutefois, dans ces cas ou dans d'autres, établir le caractère accessoire d'un objet qui accompagne le livre peut-être plus ardu. « C'est une question que nous traitons par ailleurs, dans un exercice différent », remarque le médiateur du livre, « avec des vendeurs qui se voient reprocher l'application du taux de TVA réduit à des produits qui ne sont pas des livres ».
Les livres-jouets ou les produits hybrides en sont des exemples typiques. Dans un coffret réunissant un livre de recettes de cocktails et un shaker, par exemple, quel est l'accessoire ? « Dans le principe, cette conciliation a été assez simple », se félicite finalement le médiateur du livre.
Le procès-verbal de conciliation du médiateur du livre est accessible ci-dessous en lecture ou téléchargement.
La plateforme Amazon nous indique avoir mis à jour le prix affiché pour le produit évoqué dans l'article.
Photographie : illustration, Carsten Tolkmit, CC BY-SA 2.0
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