Originaire de Seine–Saint-Denis, petit-neveu de l’historien Camille Jullian, Alexis Denuy est à la fois performeur, vociférateur, plasticien, commissaire d’expositions et surtout écrivain. L’homme, qui a fondé en 2017 le collectif « NAO » avec Catherine Poulain, propose ici un livre singulier, déroutant, hybride. Déroulant une série de textes en prose conçus pour être dits, déclamés, criés en pleine rue, le jeune homme retrouve ici le chemin de la révolte, à mi-chemin entre le théâtre, la poésie, et le récit. Propos recueillis par Étienne Ruhaud.
ActuaLitté : Sous-titré « roman », Propos en liberté ne propose pas d’intrigue à proprement parler. Pourquoi, donc, avoir choisi cette catégorie ?
Alexis Denuy : C’est un récit poétique non linéaire. La catégorie « roman » me convient, elle est pratique et signifie, en fait, « j’écris », voici ma parole. Elle est toujours un récit en soi, depuis la Bible, le mot est l’acte en marche, le chemin dans l’écrit pour la libération du message.
L’exigence de mon travail est de porter un verbe de vérité émancipatrice. Il s’agit d’une autobiographie sensible. Il y a un lien privilégié qu’entretiennent les personnages avec l’espace, les limites à franchir, dans la dimension d’un contexte tragique.
La couverture du livre est ornée d’un canard, peint par tes soins. On te sait également plasticien. Tes deux pratiques artistiques (littéraires, donc, et graphiques), procèdent-elles de la même inspiration ? Es-tu inspiré par des peintres, quand tu écris ?
Alexis Denuy : Je suis influencé par toutes sortes d’images, pas uniquement picturales. Je suis nourri de culture populaire et de tout ce que je peux voir à l’extérieur. Il y a aussi les images de songes, quand l’invisible remonte à la surface. J’ai réuni mes textes et mes images, à l’invitation de la revue TK21, dernièrement, dans un ensemble qui s’appelle Le village humain.
J’ai voulu, comme couverture de mon livre Propos en liberté faire apparaître un de mes « canards », qui sont des hybrides de plusieurs animaux, volatiles et rampants, canards, hérons, crocodiles, musaraignes… et représentent les eaux profondes de ma conscience. Celui apparaissant sur la couverture du livre figure pour moi le colporteur de mes « idées en liberté ». Un petit vendeur de journaux. Effectivement il y a eu croisement et rencontre, cela m’a semblé judicieux.
Ces Propos en liberté évoquent à certains égards une série de poèmes en prose. On sait par ailleurs que tu as publié plusieurs recueils. Te sens-tu donc d’abord poète ? Peut-on, ici, parler de poésie ?
Alexis Denuy : C’est, de fait, un livre incantatoire, proche de l’oralité, avec une dimension théâtrale. Le terme poésie est tellement galvaudé que je préfère ne pas l’employer. C’est un texte, avant tout. Un texte au sens fort et complet de l’expression, qui, défiant les catalogues, mélange les genres narratifs, poétiques, théâtraux, ainsi que le genre argumentatif, avec des discours parsemés d’humour gaulois, de maximes, de salves, de slogans idéologiques, de rebondissements de sketches, comme un one-man-show.
Dans l’instabilité croissante de la notion de genre, cela m’a paru requis. Je ne me suis moi-même jamais défini comme poète mais comme écrivain, auteur de textes. Mon activité c’est écrire, pas faire de la poésie.
On est également frappé par l’aspect oral, déclamatif, des textes, par la présence d’exclamations et d’interrogations. On sent que tu interpelles ton public, auquel tu t’adresses d’ailleurs fréquemment. Peux-tu nous en dire plus ?
Alexis Denuy : J’ai cherché à élaborer une forme d’expression qui me permette d’analyser et interpréter l’état matériel et spirituel du milieu complexe, en voie de transition, dans lequel nous nous trouvons présentement.
Pouvoir exprimer des sentiments intenses, quand la sensibilité post-moderne, elle, se méfie du grandiose et de l’héroïque ! Je suis un enthousiaste et j’ai besoin de légendes, de lyrisme, c’est ce que je désire partager.
Ce même public, tu sembles le sermonner, tel un philosophe des rues, un prêcheur, une sorte de Diogène, ou de Socrate. Pourquoi ? Te considères-tu comme un éveilleur ?
Alexis Denuy : J’aime bien la réponse de Diogène à Alexandre. Alexandre demande à Diogène, le voyant dans la misère, « Que puis-je faire pour toi ? » et Diogène répond « Ôte-toi de mon soleil ». Effectivement, je veux qu’on vive en liberté sans mainmise d’un quelconque pouvoir autoritaire, politique ou religieux.
J’encourage à être libre et responsable et à porter haut ses propres valeurs. Les grands éveilleurs, il y en a eu beaucoup, Socrate par le dialogue, Bouddha en transcendant la dualité, Jésus par l’exemple et la parole. Plus récemment, Coluche, sorte de Diogène contemporain, qui a combattu tous les pouvoirs idéologiques.
Je suis un moraliste. Propos en liberté, ce sont des observations et des réflexions sur les mœurs et la nature humaine. Moraliste au sens classique du terme, bien sûr, non au sens devenu commun de moralisateur ou de puritain. Je suis contre l’injustice en général.
Doit-on parler dès lors de texte théâtral ? Pratiques-tu le théâtre ?
Alexis Denuy : J’emprunte au théâtre des formes dialoguées, à la façon d’un bateleur de foire. En musicologie, on aurait qualifié ce livre de « mouvement ». Le mouvement d’un chant, si vous voulez. Parfois, il s’agit d’une conversation intérieure qui se répand tous azimuts.
J'entraîne alors le lecteur-spectateur à faire partie de la pièce, de l’intrigue, à me rejoindre dans le livre et à s’associer à mes rêves, à ma révolte, à mon ambition également, celle que notre société ait une suite, (ce qui n’est pas, à première vue, bien évident).
J’ai joué dans des pièces de théâtre comme Carola de Jean Renoir et dans quelques courts métrages, dont l’un de Thomas Jirsa, baptisé L’écrivain. Par ailleurs, j’apparais dans pas mal de vidéos lors de performances filmées.
Certains textes sont ambigus, ou confinent à l’absurde. Le ton est souvent énigmatique. Pourquoi ? « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » déclare Rimbaud dans le poème « Parade » (tiré des Illuminations). As-tu la clé de tes propres textes ?
Alexis Denuy : Le dispositif grotesque mis en place mélange les genres et les époques et vise à nous libérer intérieurement du pesant de la bien-pensance. Il s’agit d’exister, d’être là ou pas. J’ai la nécessité absolue d’exprimer les contradictions du temps ou d’avoir à succomber sous leur poids.
Je parle comme si je me trouvais dans un wagon de métro bondé, en énonçant les monstrueuses convulsions universelles que nous vivons. Mon expression est modelée par mes sentiments.
Le ton de tes textes est souvent vindicatif, comme si tu reprochais au lecteur/spectateur son conformisme, sa mollesse. Te sens-tu proche d’un courant de pensée anarchiste ? Ou tout simplement libertaire (comme l’indiquerait le titre de Propos en liberté, justement) ? Que penses-tu du situationnisme, incarné par Guy Debord ? Tu parles à un moment donné de petits dictateurs un peu partout qui imposent des normes.
Alexis Denuy : Beaucoup ne veulent pas sortir de leur zone de tranquillité. On achète notre silence contre la fausse monnaie d’une paix préparant la guerre. Et à travers cet oubli somnolent, nous sommes plongés dans une apnée du sommeil, ce qui nous fait oublier les choses essentielles.
Quant à Debord, par-delà la société de consommation dans laquelle il était plongé avec toute son époque, il voulait, en fait, retourner vers un passé fondamental et sacré. Je suis le moment post-Debord, post-civilisation industrielle, et post-civilisation tout court. En me tenant à un instant de déséquilibre, juste avant le retour à la barbarie dans sa version technocratique, celle de l’époque du chiffre industrialisé et réglementé, dans laquelle l’homme a déjà potentiellement disparu ou se trouve en voie de disparition, s’agitant comme dans une danse macabre.
Dans ce temps vont s’affronter puis se recomposer les peuples accablés par la technique, la surcharge d’informations et la manipulation constante, éreintés et n’étant pas sûrs de vouloir survivre. La numérisation globale du monde pourrait être la nuit définitive de l’Humain. Mais il y a des résistances.
Le propos est-il engagé ? Que penses-tu de la poésie engagée, précisément ? La littérature est-elle nécessairement politique au sens large (soit, en se référant à la racine grecque de « polis », soit de cité) ?
Alexis Denuy : Je crois en l’homme, en la puissance de l’individu-créateur, réfractaire à toutes les polices du mot et du chiffre, à ceux qui sont opposés à l’ingérence dans nos mouvements gaulois d’une administration romaine. « Les endroits les plus sombres de l’enfer sont réservés aux indécis qui restent neutres en temps de crise morale », nous dit Dante.
J’écris comme on résiste à l’oppression. C’est un appel à la conscience. Je suis une voix du pays de la liberté, c’est quelque chose que j’aime signaler. La liberté se gagne au terme d’un combat, il est maintenant engagé. C’est l’esprit gaulois bien connu, celui qui terrorise les maitres-esclavagistes. Une voix m’habite, qui me fait écrire, c’est ma respiration, mon souffle.
Ma devise, tirée de l’Edda, pourrait être Amour, Vérité et connaissance. On a prétendu libérer l’homme en le faisant « citoyen », on l’a en fait enchaîné, on l’a « libéré » de ce qui le fait Homme. L’homme est devenu citoyen, c’est-à-dire rien, sans culotte, homme-objet, plus facile à transporter, à exporter, administrable, comme un sujet dans la chaîne, plus fluide et prêt pour la transaction.
Nous sommes tronqués, moins que des hommes, diminués dans notre désir d’être, après l’amputation de notre sensibilité. Quand on ôte à l’individu sa représentation, il n’aura plus que des droits d’esclave. C’est l’ablation spirituelle du monde. Empaquetés dans le « citoyen », déjà prêt à servir, à se livrer, sans volonté propre, nous devenons alors une proie. On retire le feu sacré à la foule sentimentale, comme l’a chanté Souchon.
L’homme est désarmé comme un enfant innocent, il devient un prisonnier. « J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc », nous dit Rimbaud, pas tant pré-surréaliste que porteur de la religion première gauloise. C’est comme captif que j’écris. Je créé depuis le cœur de l’Europe, depuis la forêt arthurienne de France. C’est très situé : c’est Fontenay-sous-Bois, Pavillons-sous-Bois… Propos en liberté, il faut le prendre au sens spirituel le plus profond d'une religion de la liberté : la foi primordiale des Gaules, qui est totalement et sciemment occultée.
Crédits photo : Catherine Poulain (chaîne Youtube d’Alexis Denuy)
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 13/11/2022
166 pages
Editions Unicité
14,00 €
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