Des trois zones qui constituent Magnapole, c’est dans la troisième, la plus défavorisée, celle qui ne bénéficie d’aucun dôme climatique pour la protéger des précipitations soudaines, violentes, intenses et surtout acides, que Zem Sparak a choisi de résider. Depuis de nombreuses années.
Après que GoldTex, suite à des émeutes sanglantes, a acheté la Grèce qui avait fait faillite, le pays a été dépecé, vendu en morceaux et finalement vidé de ses habitants pour pouvoir y installer une immense Décharge destinée à recevoir des déchets en provenance de partout.
Zem s’était battu mais, comme les autres, il a été vaincu, a embarqué sur un bateau et s’est retrouvé à Magnapole où, depuis, il est employé comme « Chien » avec le matricule 51. « Chien », ça veut dire sentir, flairer, chercher, pister, suivre la trace, retrouver. Un boulot de flic. Dans lequel il se noie pour oublier tant de choses. Et quand cela ne suffit pas, il va au Dreamshop de Miki, achète des pilules d’Okios et s’enfonce dans un monde artificiel où il parcourt inlassablement des rues de l’Athènes d’autrefois. Celle qui n’existe plus.
Il est d’ailleurs là quand son bracelet affiche l’adresse à laquelle il doit se rendre pour une nouvelle affaire. Et il sait bien qu’il y a rendez-vous avec une nouvelle affaire sordide, dans un endroit sordide, au milieu d’un environnement sordide : les Décharges Citoyennes de la Steppe ! Un terrain vague, sous des ponts désaffectés, battu par les vents et, bien sûr, exposé à cette maudite pluie dure, jaune, acide, dont aucun dôme ne protège.
Et le spectacle est à la hauteur de ses craintes : un homme gît là, le torse ouvert par une longue incision qui court de la trachée jusqu’au diaphragme. « Il a été ouvert comme un poisson ».
Les premières constatations effectuées, le corps embarqué dans l’ambulance, Zem monte à l’arrière du véhicule pour accompagner le mort jusqu’à la morgue. Un mort dont la proximité, pendant tout ce voyage funèbre, lui fera percevoir les dernières volontés : élucider son meurtre « pas pour épurer la ville, pas au nom d’une prétendue morale ou d’un souci de justice, non […], parce que le mort lui a demandé de jurer ».
Mais Zem n’est pas au bout de ses surprises ! Alors qu’il est en train de compiler les premiers éléments d’enquête dans un rapport préliminaire, un message s’affiche sur son écran : « Dossier verrouillé » . La poisse ! Depuis quelques temps, les politiques ont décidé de provoquer une collaboration forcée entre les polices des zones 2 et 3 pour mettre fin à cet ostracisme de zones en « verrouillant » des équipes constituées de deux flics provenant, chacun, d’une des deux zones !
Zem, qui n’aime rien d’autre que son travail solitaire de « Chien 51 », se voit donc contraint de collaborer avec Salia Malberg qui sera évidemment sa supérieure hiérarchique. Et il n’aime pas cela. Et le premier contact entre eux prouve que les choses ne vont pas être faciles.
Les quelques ouvrages de Laurent Gaudé que j’ai lus ne me préparaient pas à une telle plongée dans le double milieu de l’anticipation et du polar qu’il nous propose là : mais pour le coup, c’est une belle volte-face et une performance que je trouve réussies.
Le « monde d’après » qu’il nous décrit n’a rien d’affriolant, au contraire. On a parfois l’impression de s’enfoncer dans les premières images du film Blade Runner avec des rues surpeuplées, une pluie, obsédante qui dégouline sur une agglomération où se mêlent indistinctement les immeubles, les taudis et les zones désaffectées dans une urbanisation mouvante et instable.
Mais quoi ! La gestion des États étant aujourd’hui tellement proche du dictat économique de l’entreprise, il n’est plus fou d’imaginer que ceux-ci puissent être rachetés comme des entreprises en faillite. Et la guerre commerciale n’est pas moins meurtrière que la guerre dite conventionnelle au regard de la misère qu’elle traîne derrière elle pendant que des richesses débordent des poches de quelques privilégiés.
Cette vision de l’homme du futur n’est, à mon grand étonnement lié au souvenir de lecture tellement magnifique de Salina, pas plus engageante que le monde dans lequel Laurent Gaudé a placé son histoire.
Les castes, figurées ici par les zones, se reproduisent sans coup férir et les ambitions démesurées, les quêtes obsessionnelles du pouvoir, les petits arrangements entre amis, les coups tordus, la morgue hiérarchique, les aspirations insensées, rien de tout cela n’a changé dans une organisation sociale où l’entreprise continue à faire prendre des vessies pour des lanternes à des gens qui n’ont pas le choix d’aller ailleurs : ils sont devenus des cilariés, un entre-deux fabriqué à partir de citoyen et de salarié qui ne trompe personne surtout quand l’entreprise se débarrasse, sans état d’âme, de ce(ux) qui la gêne(nt).
Et Destiny, qui est la loterie suprême, n’a d’autre effet que de créer un espoir insensé : peut-être que demain, le sort me désignera pour quitter la zone 3 et accéder à la zone 2 ou, rêve encore plus fou, à la zone 1. Pour y trouver de quoi oublier la zone 3 et tout(s) ce(ux) que j’y ai laissé(s) !
La soif de liberté a été matée par des agissements répressifs toujours plus violents et radicaux : ce qui se passe autour de nous dans la réalité sordide de ce début de XXIe siècle en est la préfiguration. Chaque jour un peu plus efficace, implacable, mortifère, mensongère et exempte de remords. Mais aussi de honte de la part de ces « guides du peuple » qui s’obstinent dans l’asservissement de leurs semblables avec un aplomb et une facilité qui imposent une vigilance sans faille pour ne pas laisser ce futur devenir notre seul horizon.
Alors oui, Laurent Gaudé a tramé au milieu de tout cela une enquête policière pleine de rebondissements qui s’enchaînent avec une certaine malice. La noirceur des uns n’est jamais aussi noire que celle des autres. Et dans cette bagarre où les appétits se confrontent, les petits parcours individuels sont collatéralement et brutalement brisés sans provoquer la moindre accélération cardiaque chez ceux qui en sont responsables.
Les flics, de quelque zone qu’ils soient originaires, ne sont pas plus épargnés que les autres et tant Zem que Sala ne sortiront pas indemnes, ni dans leur corps, ni dans l'âme, de cette enquête.
Oui vraiment, j’ai beaucoup aimé.
Paru le 17/08/2022
292 pages
Actes Sud Editions
22,00 €
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