#LectureetLittoral – Mille fois j’ai regardé la carte papier Top 25 IGN, ainsi que sa jumelle sur internet, me demandant comment m’extraire à pied de l’immense port industriel de la ville de Dunkerque. Par Marc Roger.
Le 11/02/2023 à 09:14 par Auteur invité
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11/02/2023 à 09:14
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Rive droite du canal de Bergues s’en allant vers la mer, Malo-les-Bains, la riante station balnéaire, sa thalasso, son casino, sa promenade bordée de villas colorées de pastels chatoyants. Ici, tout est pensé pour le loisir, l’invitation à la flânerie, bancs et crêperies, glaciers, terrasses, hôtels et chambres d’hôtes avec vue sur les flots.
Or, à peine franchi la passerelle du Musée du Grand Large, admiré ses haubans d’ailes-nageoires entre l’eau et le ciel, qu’un univers d’un autre genre s’annonce.
Ce sont encore sur quelques mètres, d’innocents bassins de réparation navale, leurs bateaux de plaisance, comptoirs d’accastillages, mikados de balises jaunes, rouges, vertes, couvertes de coquillages et d’algues, paisible marina pour des bateaux de rêve, Orion, Nomade, Kaumea, Sun magic, Jovial Tiburon et autres Belle Lurette, tous amarrés dans un soupçon de brise frisant à peine le reflet orangé des réverbères sur l'eau noire du bassin.
De courtes rafales agitent les abribus. Le Beffroi Saint-Éloi, celui de l’Hôtel de Ville, les tours de Reuze et du Leughenaer, architectures emblématiques du centre de Dunkerque, raclent le ciel gorgé de souffre. Il est sept heures passées de douze minutes, les mouettes crient dans des halos d’aurores industrielles. L’asphalte luisant de pluie de la Chaussée des Darses s’incurve d’est en ouest. Ronds-points, bretelles, le trafic est intense. Chassé-croisé des équipes de nuit avec celles de jour.
7000 hectares de zone portuaire ont confisqué le littoral aux habitants des dix communes du Grand Dunkerque, Saint-Pol-sur-Mer, Fort-Mardyck, Grande-Synthe, Mardyck, Loon-Plage, Gravelines, Craywick, Saint-Georges-sur-l'Aa et Bourbourg. Les terres de maraîchage de la Flandre française ont été avalées, digérées, par les rails, les conduites, tapis roulants, godets, aspirateurs et déversoirs de céréales en vrac. Des montagnes de minerais de fer et de charbon barrent l’horizon. Les grues pivotent.
Camions, fenwicks et tractopelles clignotent orange dans un semis de notes aiguës à chaque marche arrière. Des hauts fourneaux. Des raffineries dont les torchères lancent leurs flammes au ciel, jaunes et dansantes. Autour, les roselières et les canaux de ce qui reste du polder ne forment qu’un vaste égout, une Venise grise de gravats, de constructions-démolitions où quelques échassiers s’obstinent à se nourrir.
Mille fois, j’ai regardé la carte. Seul Terminal Frigo de Jean Rolin me dessillera les yeux. Ce récit minutieux à l’extrême, sur les luttes syndicales des dockers, les errances des migrants, fut une lecture épiphanique. En refermant son livre, je voulais voir, respirer et entendre la musique infernale de Dunkerque.
Cette odeur, cette poussière qui dessèche la gorge, je la goûte et l’exècre à mon tour, à vélo, parcourant tout le jour, cinquante-cinq kilomètres, jusqu’au bout de la Digue du Braek où le port et la mer séparés par le chenal d’entrée des gros navires, feignent de s’ignorer sans qu’il leur soit possible de le faire.
L’une drapée d’un gris ourlé d’écume que creuse un crevettier à coque orange, deux hommes à bord, minuscules, têtes sombres, coiffés de bonnets, cirés jaunes, auréolés d’un cortège de mouettes, marins pêcheurs d’une époque révolue ; l’autre alourdie des grands pollueurs de l’industrie française, ArcelorMittal premier sidérurgiste mondial, les raffineries Total Atco-Sdem. Deux univers, À la limite…
De même, voulais-je lire ce qui s’écrit sur les migrants. Avant de voir, comprendre l’indicible d’une tragédie organisée par un État, l'État français : quand la police et la gendarmerie perçoivent des millions pour détruire les campements de fortune qui se font et se défont dans l’immense marécage, pour réduire à néant tout espoir de passage vers la proche Angleterre. La vie en terre d’Albion, à défaut d’être moins douloureuse lorsqu’on est en exil, y est pourtant moins infernale qu’en France.
Telle que menée, notre politique à l’égard des migrants est inhumaine. Tout les pousse à franchir le Chanel, la langue anglaise que la plupart maîtrise leur permettra d’être embauchés plus rapidement, la présence d’amis ou de parents déjà sur place facilitent leurs démarches d’insertion, et bien que les choses soient en train de changer, que le Royaume-Uni devienne moins accueillant, ils désirent tous passer, coûte que coûte. 4 000 euros la traversée par une mer agitée. 8000 euros par temps calme. 45.000 passages réussis au cours de l’année 2022 pour combien de victimes ?
« La Manche est un charnier » de Taina Tervonen.
« Le "Live" de la Jungle » éditions L’Auberge des Migrants.
D601 à la sortie de Grande Synthe. Une famille venue d’Irak pousse un caddie. Des couvertures, des vêtements chauds entassés dans des sacs. Une enfant de deux ans, la tétine à la bouche, assise sur la barre d’appui que d’ordinaire l’on pousse pour faire ses courses dans une galerie marchande, regarde ses parents en grande discussion.
Quelques mots échangés en anglais avec deux hommes originaires d’Afghanistan. « Talibans, no good ! ». Trois mots seulement pour justifier des milliers de kilomètres parcourus depuis les faubourgs de Kaboul, le désespoir d’une terre laissée loin derrière soi, la peur des passeurs intraitables, la hantise du Chanel, ce couloir maritime le plus fréquenté au monde à traverser sur un canot de sauvetage comme j’en verrai tout le long de la côte en marchant vers Calais.
Sur le sable, dégonflées, tentatives avortées de trente personnes ayant dû tout laisser dans l’urgence à l’approche d’une patrouille les ayant repérés, dans la dune au-dessus de l’estran, des gilets de sauvetage, des jerricans vidés de leur carburant, des kits de gonflage rapide sur l’emballage desquels on peut voir un papa, beau, musclé et bronzé, gonfler un matelas pneumatique et une bouée-ballon à son fils impatient d’aller jouer dans la piscine à l’arrière-plan.
Dans un groupe d’une quinzaine de personnes sur le bord de la route, un homme marche aux côtés de sa compagne. Tendrement, il lui passe son bras par-dessus son épaule et la serre contre lui. Dans ce geste qui ne dure qu’une seconde, j’y ai vu de la tendresse mais aussi de l’espoir « Nous y sommes ! Tenons bon ! ».
À la limite… Une affaire de frontières.
Dans une grande solitude. Un autre jour. Cette présence à soi, unique et silencieuse. Décor de premier jour du monde. Soleil et pluie. Le vent du nord pousse mon pas vers le port de Boulogne. Sur la mer, une forêt d’arcs-en-ciel. La laitance du ciel passe au noir le plus sombre et j’avance pas à pas dans le sable, obnubilé par les tonnes déchets que je vois.
Je m’étais fait la promesse d’en ramasser trois kilos chaque jour. À l’approche d’une station balnéaire que je devine au loin, je commence ma collecte. Trente minutes plus tard, je jetterai dans un bac à marée, dix kilos au bas mot, de bouteilles, de filets, d’emballages de toutes sortes, une balle de golf, une autre de tennis, une grappe de ballons pour un anniversaire.
Demain, plus que jamais… encore… toujours… « Il faut imaginer Sisyphe heureux », nous dit Albert Camus. Personnellement, je suis inconsolable.
Un goéland, dans son plumage tacheté de marron clair, un juvénile, roule sur la grève. Le ciel n’est plus de son domaine. Il titube, semble ivre. Tente l’envol, mais son aile droite prend la bourrasque de plein fouet. Il roule sur lui-même. Balayé. Sa tête pique dans le sable. Hébété, la secoue. Un instant, se repose, ventre au sable. Épuisé, se relève puis retombe, giflé par une autre bourrasque.
Balle légère de plumes qu’on retrouvera demain sur la laisse de mer, inerte et gorgée d’eau. Du cran d’Escalles à l’ombre du Cap Blanc Nez jusqu’à l’entrée du port de Boulogne-sur-Mer, je marcherai dix heures, trente-huit kilomètres. Écœuré, vers midi, j’ai cessé de compter les cadavres de sternes, bécasseaux, fous de Bassan, goélands et mouettes. Des dizaines. La grippe aviaire fait des ravages.
27 janvier. 9h30. Quai du Bassin Loubet dans le port de Boulogne, je regarde le Klondyke, vieux chalutier surgélateur de 1988, 55 mètres de long pour 13 de large, propriété de l’armement boulonnais de pêche hauturière Euronor. Le chalutier-usine à l’arrêt depuis un an et demi, attend d’être vendu.
Bien que tout soit rouillé à bord, de la coque au portique, que tout soit silencieux, immobile, désœuvré de sa propre fonction, Rémi Blanchet, son armateur, rappelle que le navire est en parfait état de fonctionnement. Personne ne doit toucher à quoi que ce soit des tableaux de commande de la passerelle où s’installent trente élèves du lycée maritime de Boulogne accompagnés de leurs enseignants.
Parmi, Éric Baillet, professeur de français et de géographie à l’origine de la rencontre. Éric est un têtu. Fort d’avoir convaincu la direction de son lycée de programmer la lecture musicale « Hommes des tempêtes » de Frédéric Brunnquell, il s’est battu avec obstination pour que la représentation ait lieu à bord du Klondyke. Il y a du Jack London et de la ruée vers l’or dans cette initiative.
Dès nos premiers échanges téléphoniques en amont du projet, j’ai cherché quel visage pouvait avoir cette voix à la fois douce et rocailleuse, tourbée de graves qui aujourd’hui m’explique avec un luxe de détails les week-ends de chasse aux canards dans le marais des Mollières.
« Une religion, ici, qui enflamme les esprits à la première bernache rieuse pointant son bec vers le sud à l’automne et retour vers le nord à la fin de l’hiver. » Son amour pour les beautés de la Baie d’Authie. Les vasières et les prairies de salicorne submergées par les marées à grands coefficient. L’arrivée du soleil sur le miroir des eaux. Sa passion pour la chasse. Les canards et les oies en plastique alignés par dizaines pour tromper les oiseaux migrateurs, comme les trompent les canards domestiques, les appelants, qui cancanent enfermés dans des cages.
La présence des copains qui chuchotent dans l’attente, à l’affût d’une ligne d’oiseaux qui survole la baie, qui ondule et s’étire dans le ciel. Chacun de vouloir deviner le premier, s’il s’agit de sarcelles, de canards pilets, souchets ou siffleurs, et dans la gamme des oies, si ce sont des cendrées ou des oies des moissons. Leur vol en V s’incurve, descend d’un cran dans la lumière de l’aube ou celle du crépuscule, puis se défait. Les oiseaux positionnent leurs ailes, tendent leurs pattes vers l’avant, se préparent au freinage et se posent sur l’étang dans un mélange d’eau, de plumes, de cris d’appels et de réponses.
Nous sommes debout dos au fauteuil du tableau de bord, par une fenêtre de la passerelle, nous regardons le port. Les yeux perdus dans ses souvenirs, Éric raconte Grand-Père Caloin et sa forge de cinquante ouvriers, métallurgistes, charpentiers, constructeurs de chalutiers. « Soixante-dix de construits au total. Soixante-dix ! » répète-il. Soixante-dix ayant battu campagne au large des côtes franco-anglaises dont une dizaine toujours d’active, trois sous nos yeux à quai de l’autre côté du bassin de Loubet. Il est intarissable.
Le chantier de construction du grand-père était son terrain de jeu, son terrain d’aventures, lui le gosse, la mascotte, pour qui certains forgeaient des jouets pour la Noël ou son anniversaire. Comme ce perchoir à perroquet pour accueillir Coco, le perroquet de sa tante Rosemay à son retour de Côte-d’Ivoire. « Ah, tante Rosemay ! » Il me détaille la scène comme s’il l’avait vécue.
Tante Rosemay et son Coco faisant le beau sur son chariot et sa montagne de bagages dans les couloirs de Charles-de-Gaulle Aéroport, en des temps qui tolérait encore le passage des oiseaux exotiques en cabine.
Terry Brisack peaufine le son. Il a posé l’ampli sur une glacière d’un bel orange fluo. Il teste les micros. « Test… Test… Un, deux… Un, deux… Test » On s’assiéra sur des casiers de bouteilles à peine plus hauts que le premier rang des lycéens assis à même le sol de la passerelle à quelques centimètres de nos pupitres de lecture. En général, le public à cet âge, préfère les angles morts où il peut mener la vie qu’il veut pendant le spectacle.
Plutôt que d’être planqués derrière le siège et le tableau de bord du capitaine de pêche, à l’aide des profs, je les ai poussés à ce qu’ils s’assoient serrés sous notre nez. Le texte doit physiquement toucher leur peau.
Vibre le récit Hommes des tempêtes de Frédéric Brunnquell sur la guitare mélancolique. Puissance du rolling-beat quand la tempête fait rage au large de l’Atlantique Nord. Des accents rock dans une reprise des Guns N' Roses quand ça popote des coquillettes au Leerdammer dans les cuisines du chalutier-usine.
« On y était ! » dira un lycéen à la correspondante de La Voix du Nord présente sur le Klondyke. Une journaliste et un cameraman de France 3 Hauts-de-France filment la séance. Les élèves sont fiers de l’intérêt qu’on leur porte.
Lecture et Littoral tel que rêvé…
Crédits photo : À bord du Klondyke © Eric Baillet
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1 Commentaire
Francesca
13/02/2023 à 11:36
Très bel article, Marc, lu gorge serrée mais on garde espoir !