#LectureetLittoral – Du 21 janvier 2023 au 16 décembre 2023, Marc Roger, lecteur public, avancera livres en main, sur les côtes atlantiques. 5000 km de marche à pied et à chaque arrêt, des lectures. ActuaLitté aura le plaisir d'accompagner et suivre cette route en caravelle médiatique d'un tour de France insolite. À quelques heures du départ, voici un ultime texte, liminaire à son départ, que Marc Roger nous propose.
Le 19/01/2023 à 10:47 par Marc Roger
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Publié le :
19/01/2023 à 10:47
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La photo noir et blanc est très nette, mais le visage de l’enfant ne dit pas s’il a deux ou trois ans. Allongé sur un matelas à langer posé à même le goudron d’un parking, impassible, il regarde l’objectif. Une jeune femme, d’une main ferme au niveau des chevilles, maintient ses fesses en l’air, tandis que de l’autre elle glisse une couche entre le bas de son dos et la mousse du matelas. La tête de l’enfant touche l’enjoliveur de la roue arrière d’une Renault Nevada dont le hayon béant laisse entrevoir des caisses de rangement.
La portière passager, elle aussi, est ouverte. Un sac à dos de randonneur, prêt, semble-t-il, pour une journée de marche se tient en équilibre entre la porte et la jeune femme. Le nez de la voiture garée entre deux raies de peinture blanche bute sur l’enceinte grillagée d’un no man’s land strictement interdit au public. Au loin derrière, deux cheminées de refroidissement d’une centrale nucléaire.
Pour avoir pris cette photo moi-même, je me souviens très bien de la scène, elle m’avait à la fois amusé et ému. Je sortais d’une lecture auprès des personnels du comité d’entreprise de la CCAS-EDF-GDF. Corinne roulait de place en place avec notre fils, Tom, harnaché dans son siège bébé à l’arrière de la voiture. Elle gérait la logistique du Tour de France en livres à pied et à voix haute.
Cette photo prise en 1998 me touche d’autant plus qu’aujourd’hui, l’enfant devenu lui-même voyageur, guide-plongeur et skipper, fait une pause de douze mois dans sa vie de nomade pour conduire Nautilus, notre maison itinérante que nous avons nommée ainsi en hommage à Jules Verne. Chaque soir, Tom Nemo m’attendra à l’étape, et qui sait, me racontera ses voyages en pleine mer, moi qui suis incapable de tenir sur le pont d’un bateau sans avoir des problèmes d’équilibre.
Ce 12 janvier, 5 h 24.
Réveillé aux aurores, ne peux me rendormir, mais bien heureux de cette excitation. Je suis dans l’impatience du grand départ, de ce moment où toute action aussi infime soit-elle devient urgence avec ce goût particulier de dernière fois qui préfigure très certainement la mort quand elle arrive. Tout est prêt.
Dans le salon, au pied du canapé, une grande valise à roulettes grise, un sac plastique rempli d’albums jeunesse, une dizaine de poche du répertoire emblématique de mon périple en bord de mer, un énorme sac à dos sanglé sur un diable, car je ne pourrai le mettre sur mes épaules tant il est lourd des derniers embarras logistiques que je transfère par TGV aujourd’hui vers la Bretagne où je retrouve le camping-car.
J’imagine, sur les quais de la gare Montparnasse, une patrouille affectée au trafic de la drogue intriguée par ma charge, m’interpellant et m’ordonnant d’ouvrir grand ma valise, interloquée d’y découvrir… de la farine de maïs au milieu de mes bouquins. Et à côté d’une casquette pour caler le presse-légumes en inox dont je me sers pour les soupes. Agents zélés toutefois raisonnables, sans insister, me demanderaient de circuler de crainte d’avoir à rédiger un inventaire à la Prévert.
Je ne prends de bain que très rarement, jamais le matin. Or, aujourd’hui, tout mon corps le réclame. La baignoire se remplit. J’y ajoute vingt gouttes d’huile essentielle de lavande fine. Son fort parfum se mêle à la vapeur et autour, les cigales en amour, dans la ramure des pins, poussent leur chant.
La salle de bain m’ouvre le ciel, un ciel bleu de Provence. Au-dehors la dépression Gérard couve de terribles nuages en son sein.
Quelques minutes plus tard, en déjeunant d’un œuf bacon au plat, j’écouterai la radio – La bataille de Soledar fait rage. Dans l’est de l’Ukraine, la Russie tente coûte que coûte de renverser le cours de la guerre. À si peu de distance, le plaisir de mon départ, les horreurs et l’enfer. Les destins sont synchrones, mais tellement différents.
Périphérique sud de Caen sur la route des Estuaires. Tom Nemo est au volant de notre bateau sur roue au son d’un mix de Reggaeton. Son enceinte est calée volume fort. Main droite au ciel, il tourne l’index en rythme et ponctue chaque morceau de oh oh sur le bruit du moteur. La déprime de Gérard souffle sur l’Ouest. Road movie…
10 h 23 ce matin, nous quittions La Godinière où habitent ma sœur et mon beau-frère. Durant trois jours, Claude, professeurès logistiques aura vérifié chaque détail, les alimentations électriques, batterie moteur, solaire ou sur secteur, l’eau, le gaz, ainsi que chaque évacuation d’eaux ménagères ou sanitaires. Notre studio douze mètres carrés roulants avec vue sur la mer, ses ciels et ses rivages doit être performant.
En patient pédagogue, Claude nous indique les voyants, nous transmet les combines qu’une longue expérience lui confère. Nous courons de tous bords pour une tringle, un tuyau, une casserole. Centrakor, Norauto, Castorama, Leroy Merlin, Districenter, Weldom et autres Bonjour Caravaning avant de finir par Hyper U pour remplir le frigo. Catégorie consumériste, j’ai décroché la médaille d’or.
Nemo s’en fiche, il roule. California de Lana del Rey arrive à son tour dans l’enceinte, mais le GPS lui grille le décibel – Continuez sur l’A 16 pendant 3 kilomètres. Nemo passe outre, il connaît la romance – Oh, I'll pick you up – If you come back to America, just hit me up – Cause this is crazy love…
Nemo chante sur le Pont de Normandie. La pluie tombe. Les essuie-glaces essuient. Les feux arrière rouges des voitures au loin devant nous donnent un peu de lumière au panache d’eau qu’elles soulèvent. Rouen. Dieppe. Des messages me parviennent. Mails, Facebook, SMS et WhatsApp. Connexions d’un réseau chaleureux, bien au-delà de la solution de facilité des pouces et des smileys.
Aurélie, journaliste, une fois n’est pas coutume, répond à ma question : « À quoi pensez-vous lorsque vous regardez la mer ? »
— Je ne pense pas justement, je ne réfléchis pas, je ressens. Je perçois un horizon infini, je m’imprègne des lignes et des couleurs, je sens la faune et la flore qui s’y trouvent, l’immensité de notre planète, mais également de l’univers. Quand on regarde la mer, on voit aussi le ciel…
Elle me conseille vivement de lire Cerveau et nature, de Michel Le Van Quyen, aux éditions Flammarion, et en particulier le chapitre « Faire face à la mer ». Un livre de plus à lire.
Baie de Somme, 17 h 21 la nuit tombe sur une parcelle de blé d’hiver. Cinq chevreuils s’évanouissent dans les bourrasques de la tempête Gérard.
Voici le programme des premiers rendez-vous avec Marc Roger. Pour cette première étape, les randonneurs sont invités à venir avec un livre sur la mer. Une lecture chorale et collective sera faite face à la mer. Au pique-nique, un échange de livres sera fait pour celles et ceux qui le souhaitent.
Crédits photo © Marc Roger
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Par Marc Roger
Contact : marc.roger@oxor.net
Paru le 16/02/2022
266 pages
Flammarion
20,00 €
Paru le 22/08/2012
304 pages
Folies d'encre
18,00 €
Paru le 30/01/2019
240 pages
Albin Michel
18,00 €
2 Commentaires
Maud Livrozet
23/01/2023 à 20:09
Très sympa ; je vais ainsi te suivre tout au long de ce voyage.
Bonne route, belles rencontres, belles lectures!
Marc Roger
23/01/2023 à 21:36
Bienvenue Maud !
Si tu as le temps de répondre à ma question fétiche :
A quoi pensez-vous lorsque vous regardez la mer ?
A bientôt,
Marc