À l’occasion de la parution prochaine de son dernier ouvrage, Modernité du livre (éditions Double ponctuation), nous avons échangé avec Olivier Bessard-Banquy, spécialiste de l’édition contemporaine et enseignant au Pôle des métiers du livre à l’université Bordeaux Montaigne.
ActuaLitté : Dans votre ouvrage Modernité du livre, vous affirmez que dans un monde de plus en plus virtuel, la matérialité du livre peut redevenir une force... Vous choississez d’ailleurs le terme de « modernité » pour qualifier le livre imprimé. En quoi est-il « moderne », selon vous ?
Olivier Bessard-Banquy : Le livre est moderne en ceci que son usage est autant d’hier que d’aujourd’hui ou de demain ; son évolution depuis les formes les plus anciennes que nous lui connaissons montre son extrême plasticité, sa capacité à répondre sans cesse à de nouveaux besoins, à susciter aussi de nouvelles curiosités, de nouvelles envies.
Depuis les années 1970-1980 du grand bond en avant productif qui nous a fait passer de 20.000 titres par an à 100.000, la part des livres originaux, différents, inattendus, improbables, souvent conçus pour être des cadeaux, ou donner lieu à des achats d’impulsion, a crû de manière spectaculaire. L’inventivité des éditeurs tous domaines confondus est tout à fait remarquable depuis quelques décennies.
Et, par bien des aspects, on peut dire que la révolution numérique est presque moins étonnante que la superbe résistance du papier, le caractère absolument indémodable du livre sous toutes ses formes.
Vous semblez situer l’innovation et la créativité en matière de conception et de fabrication du livre plutôt du côté des éditeurs indépendants que de celui des grands groupes. Comment l’expliquer ?
Olivier Bessard-Banquy : Les groupes savent très bien faire de très beaux livres et nous en avons tous des preuves tout au long de l’année et surtout en automne quand arrivent sur les tables des libraires les très beaux livres d’art ou livres illustrés que nous nous partageons pour Noël. De très beaux objets sont produits par des maisons aussi variées que Marabout, Le Chêne ou bien la marque de l’Imprimerie nationale, reprise par Actes Sud, parmi bien d’autres.
Ce sont souvent des traductions, mais non toujours. La logique de groupe incite toutefois plutôt à minimiser les risques, les maisons rattachées à de grandes structures sont mues par des logiques financières avant d’être culturelles. L’éditorial, qui peut être très bien fait à l’occasion, demeure la plupart du temps très normé ou formaté, dans le but de maximiser les économies d’échelle.
Les éditeurs indépendants sont plus libres de prendre des risques éditorialement, par nature, et l’on voit bien que les ouvrages les plus remarquables des dernières décennies — le Zibaldone chez Allia, les retraductions de Sterne, de Twain ou de Dickens chez Tristram, le Livre du chevalier Zifar chez Monsieur Toussaint Louverture, parmi des milliers d’autres — n’auraient pu être publiés dans des grandes maisons où des responsables y auraient fait obstacle en raison des risques encourus ou de la démesure des projets.
Dans les grandes maisons, on l’a dit, l’activité est plus standardisée, les procédures de travail normées. Les éditeurs indépendants ont plus de marge de manœuvre, plus de possiblités d’innover, de sortir des sentiers battus. Leurs intuitions ou leurs goûts ne sont pas toujours irréprochables, leur culture graphique n’est pas sans défaut à l’occasion, leur budget est limité, souvent : le résultat, quand il est impeccable, n’en est que plus étonnant.
Quelles furent les grandes périodes de créativité en matière de maquettage et de fabrication du livre en France ? Pensez-vous que nous sommes de nouveau dans une période de créativité particulièrement riche en ce qui concerne l’objet-livre ?
Olivier Bessard-Banquy : Toutes les périodes de production depuis les débuts du livre contemporain après la Révolution ont débouché sur des inventions, des innovations, le format in-18 jésus dans les années 1830, les belles reliures d’éditeurs en percaline comme chez Hetzel au cœur du XIXe siècle, « La Pléiade » dans les années 1930, on multiplierait à l’infini les exemples.
Il ne fait aucun doute que l’édition de luxe et de semi-luxe sous la Troisième République a connu un pic et qu’un éditeur comme Georges Crès a été un éditeur d’excellence qui a su vendre ses volumes des « Maîtres du livre » à des tarifs très honnêtes.
Tous les clubs qui ont pris le relais dans l’après-guerre, à commencer par le Club français du livre, où Faucheux et Massin ont travaillé, ont également été des lieux de réinvention du livre sans équivalence d’où sont sortis de précieux volumes reliés sur beau papier numéroté que l’on a plaisir à aller chiner encore aujourd’hui au marché Georges-Brassens à Paris dans le XVe arrondissement.
Tous les éditeurs les plus singuliers d’aujourd’hui — Finitude, Le Tripode, Allia, parmi tant d’autres — sont dans la descendance de ces « Géo Trouvetou » du livre qui ont cherché à développer de nouvelles formes d’objets et qui ont su jouer des matériaux comme peut le faire un Monsieur Toussaint Louverture aujourd’hui.
Renforcer la matérialité du livre ne se joue-t-il pas au détriment des contenus ? Ou au contraire, peut-on dire qu’une attention renforcée à l’objet permet de mieux accorder le contenu et le contenant, en ajoutant à la lecture une dimension plus « sensorielle » ?
Olivier Bessard-Banquy : Tout éditeur par nature doit pouvoir harmoniser forme et fond, c’est-à-dire produire le meilleur objet possible dans le but de servir l’accès au contenu. Ce soin de l’objet a aussi pour but avant tout de renforcer l’attractivité du livre et pousser à l’achat. Sans nul doute depuis que le marketing a été introduit dans les livres — comme lorsque les lecteurs ont vu apparaître des poches sous coffrets ou avec des goodies intégrés — l’astuce, ou la bricole, ou le tape à l’œil se sont développés au détriment de la pure créativité.
Mais chaque lecteur est souverain et tout à fait libre de se faire son idée au sujet de ce que les éditeurs proposent. On ne peut se plaindre de l’inventivité et de la débrouillardise des marques qui cherchent de nouvelles recettes et testent des objets mutants. Bien des maisons comme Zulma ou d’autres réalisent des livres irréprochables, souples et agréables en main, pensés pour être lus avec un confort optimal pour l’amateur.
Dans un monde où les urgences environnementales se font de plus en plus pressantes, comment les éditeurs essayent-ils de produire de livres très travaillés sans pour autant accroître la prédation sur les ressources naturelles ? Si on mise sur sa matérialité, comment rendre le livre durable et écologiquement plus vertueux ?
Olivier Bessard-Banquy : Dans les métiers du livre, il n’y a pas mille manières de procéder le plus vertueusement possible. Il faut imprimer des livres avec le moins de gâche possible près du lieu de vente sur des papiers ou recyclés ou réalisés à partir de bois gérés de manière écoresponsable, il faut limiter autant que possible le transport du livre et recycler tous les invendus. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire car les livres objets chers à produire, surtout en quadrichromie, sont mécaniquement réalisés loin pour être vendus à des tarifs acceptables en France.
Les éditeurs sont contraints par les habitudes de consommation de leurs publics, ils ne peuvent pas tout faire au mieux et imposer des prix de vente trop élevés. L’impression à la demande — tant que sa qualité technique n’est pas à la hauteur de ce que l’on peut produire en offset — ne peut être une solution que de pis-aller comme le photocopieur. Cela ne règle pas les soucis de l’édition courante dans son désir d’arriver à la fabrication de beaux objets au potentiel de vente maximal.
Le circuit court ne peut être qu’une possibilité pour des productions locales vendues dans les environs, ce n’est pas un modèle pour la chaîne du livre dans son ensemble. Il faut donc espérer que le recyclage du papier et les conditions d’impression puissent, par des améliorations techniques, devenir meilleurs en termes de neutralité carbone, en attendant que le transport lui aussi devienne vert avec la fin des moteurs thermiques.
Alors que les augmentations du prix des ressources et de l’énergie se répercutent sur la chaîne du livre, que l’inflation va sans doute peser sur les ventes en ce premier trimestre 2023, quelle peuvent être les impacts à court et moyen terme de ce contexte sur le livre et la lecture ? Au-delà, quelles sont les grandes mutations que vont connaître le livre et la lecture dans les décennies à venir, selon vous ?
Olivier Bessard-Banquy : Il est bien difficile de dire ce que demain nous réserve. Les éditeurs n’ont pas d'autres choix que de répercuter sur leurs prix de vente les majorations des coûts de production. Il est hautement probable que cela vienne renforcer l’attractivité du livre d’occasion dont les succès de Momox ou Recyclivre sont l’une des preuves parmi d’autres.
Les éditeurs à terme sont condamnés à faire preuve de toujours plus de talent et d’inventivité pour donner envie aux lecteurs de céder aux achats d’impulsion et de continuer à absorber des centaines de millions de volumes dans un contexte de crises, économique, politique, écologique, mais aussi sociologique avec la disparition progressive des gros lecteurs d’antan, remplacés petit à petit par de nouvelles générations de lecteurs tournés vers les genres en pleine expansion, comme le manga ou la BD.
Depuis le XIXe siècle, tout le monde du livre a vécu de la fidélité des passionnés de l’objet livre. Ce temps est sans doute révolu. Le marketing et l’inventivité doivent plus que jamais, sans doute, venir au secours des éditeurs pour les conduire à trouver des solutions de production et de promotion qui permettent de vendre des livres à des consommateurs beaucoup plus volatiles ou difficiles à fixer.
Mais les réussites de Harry Potter, des Fifty Shades, d’After ou d’autres montrent que tout est possible et que sans doute de nouvelles productions issues de nouveaux genres — du new adult à la dark romance sans oublier le cyberpunk — peuvent attirer de nouveaux lecteurs. Mais ces lecteurs passeront-ils ensuite à d’autres types de livres ? Bien malin qui peut le dire. Ce sera aux éditeurs de savoir donner envie aux lecteurs d’aller vers leurs productions. Ils ont su depuis deux siècles déjà se montrer très réactifs.
Gageons que les jeunes issus des formations aux métiers du livre sauront à leur tour impulser de nouveaux projets qui sauront plaire aux lecteurs de leur génération et que le renouvellement des pratiques se fera par le livre, avec le livre, car il a su sans cesse s’adapter à tout et aller partout sous de multiples formes.
Crédits photo : EditionS Double Ponctuations
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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