Pas de présidence russe pour le “Prix Nobel” jeunesse
Pointée du doigt pour des activités dénotant une non-dénonciation de l'agression russe de l'Ukraine, l'illustratrice Anastasia Arkhipova a démissionné de la présidence du jury 2024 du Prix Hans-Christian-Andersen, surnommé le « Prix Nobel de la littérature jeunesse ». Depuis quelques semaines, sa présence au sein du jury avait tendu les relations au sein de l'Union internationale pour les livres de jeunesse (IBBY), qui gère la récompense internationale.
En révélant la liste des membres du jury de l'édition 2024 du Prix Hans-Christian-Andersen, l'Union internationale pour les livres de jeunesse (IBBY) espérait peut-être valoriser la puissance réconciliatrice de la culture. Elle avait en effet désigné comme présidente l'illustratrice russe Anastasia Arkhipova, après avoir condamné à plusieurs reprises l'agression de l'Ukraine par la Russie.
Mais ce geste d'apaisement, semble-t-il, a pris une toute autre tournure au vu du CV d'Arkhipova et de ses engagements en Russie. Illustratrice née en 1955 à Moscou, diplômée de l'École des beaux-arts de la capitale russe, Anastasia Arkhipova est l'autrice de nombreux livres, dont Le secret de Noël des petits ours, cosigné avec Bruno Hächler, publié en français par Minedition dans une traduction de Géraldine Elschner.
Bien connue dans son pays natal, Arkhipova s'est investie dans un certain nombre d'organisations. Elle est présidente de l'association des illustrateurs et designers de Moscou, mais aussi membre du conseil d'administration de l'association des artistes de Moscou, qui s'est particulièrement engagée dans la production d'une propagande pro-guerre.
Un concours a sélectionné des œuvres d'artistes russes destinées, au départ, à célébrer la victoire contre le nazisme. Mais le conflit avec l'Ukraine et la propagande relative à la « dénazification » du pays inspirent désormais les créateurs des œuvres, visibles sur un site dédié. Un certain nombre des dessins célèbrent désormais la guerre contre l'Ukraine ou dénoncent les manipulations de l'Occident, et en particulier des États-Unis et de l'Europe, contre la Russie...
Une démission acceptée
Dans une communication, l'Union internationale pour les livres de jeunesse (IBBY) fait part de l'acceptation de la démission d'Anastasia Arkhipova, « consciente de la perception du monde extérieur ». Le comité exécutif de l'IBBY a nommé Liz Page, trésorière de l'organisation, présidente par intérim du jury 2024. Britannique, elle a participé, en Suisse, à la création de la bibliothèque jeunesse JuKiBu, avant d'être nommée présidente de l'association des bibliothèques jeunesse interculturelles de Suisse.
L'organisation en profite pour rappeler qu'« Anastasia Arkhipova a été élue présidente du jury 2024 de manière démocratique au cours de la 38e assemblée générale, lors de son congrès bisannuel de septembre 2022, en Malaisie, en présence des 42 représentants des sections nationales de l'IBBY. Aucune opposition n'avait alors été exprimée vis-à-vis de sa nomination ou de son élection. »
Une référence à la fronde de plusieurs sections nationales de l'IBBY, au vu des activités d'Anastasia Arkhipova. Il y a quelques jours, des rapports ont fait état de critiques émanant des comités nationaux suédois, finlandais, norvégien, belge, estonien, lituanien et lettonien, tandis que les entités danoises et suédoises retiraient leurs nominations pour le prix 2024, en guise de protestation. La Reine du Danemark, Margrethe II, avait même désolidarisé son nom de la récompense, qu'elle marraine habituellement.
Une autre polémique en vue ?
Le départ d'Anastasia Arkhipova semble être la conclusion du malaise au sein de l'IBBY. Mais une autre personnalité a soulevé des critiques, au sein du comité exécutif, cette fois. Nommé vice-président de l'organisation en septembre 2022, Denis Beznosov, poète, critique littéraire et traducteur, est lui aussi de nationalité russe. Dans son pays d'origine, il travaille depuis 2013 au sein de la Bibliothèque d'État pour la jeunesse de Moscou, dont il est désormais le directeur des projets et des événements publics.
La publication ukrainienne spécialisée Chytomo a ainsi publié un long article dans lequel elle pointe l'organisation, par la Bibliothèque d'État pour la jeunesse, d'événements impliquant des auteurs favorables à l'invasion de l'Ukraine par la Russie. « Est-il possible de ne pas s'engager pour la guerre tout en restant employé par les institutions étatiques russes ? », interroge le journal.
La question centrale semble bien celle-ci : considérant la situation de la liberté d'expression en Russie, quelle est la marge de manœuvre d'auteurs, d'illustrateurs ou de bibliothécaires ? Dans un courrier annonçant l'organisation d'une réunion exceptionnelle du comité exécutif, Sylvia Vardell, présidente de l'IBBY, assurait qu'Anastasia Arkhipova partageait le deuil du peuple ukrainien. « Elle s'inquiète pour les citoyens de l'Ukraine, en particulier pour les enfants, mais n'a que peu de moyens d'expression dans un pays aussi répressif que la Russie. »
Faudrait-il, dans cette perspective, la considérer comme un dommage collatéral de la guerre en Ukraine ?
Photographie : Anastasia Arkhipova, en 2015 (Svklimkin, CC BY-SA 4.0)
Plus d'articles sur le même thème
Autres articles de la rubrique Métiers
Commenter cet article