On penserait lire un conte médiéval du Caucase, Les chevaux de feu date en réalité de 1912. Le texte a été popularisé dans le monde par son adaptation cinématographique signée Sergueï Paradjanov, stupéfiante par sa mise en scène et sa singularité. Sa source, écrite par l’auteur Mykhaïlo Kotsioubynsky, relève plus d’une fidèle description des us et coutumes des montagnards houtsoules, magnifiée par une langue évocatrice, et où s’anime tout un folklore du surnaturel.
Le 28/12/2022 à 14:21 par Hocine Bouhadjera
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28/12/2022 à 14:21
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« Pense à moi, mon bien-aimé,/Deux fois par jour,/Et moi, je penserai à toi/En une heure sept fois. »
Mélange de Roméo et Juliette et de Hamlet, rehaussé de sortilèges pagano-chrétiens ? Une famille, les Paliytchouk, est ennemie d’une famille voisine, les Houteniouk. Des 20 enfants, 15 périssent dans cet affrontement à coup de hache. Le jeune Ivan, 19e de la famille, effraie sa mère. La « diablesse » a-t-elle substitué l’enfant, car la génitrice n’a pas chassé le mauvais esprit de la khata (maison), installée au sommet de la montagne ?
D’abord, il pleura continuellement, puis fixait des riens des heures entières, comme s’il « voyait une sorte de lointain que les autres ignoraient ». Plus tard, il connaît tous les cris d’animaux, les plantes et les herbes. Sa forêt est pleine d’esprits : les dangereuses ondines mises en pièce par le joyeux et dansant Tchougaïstyr, les sylvains, ou encore Aridnyk, qui a la puissance sur toute chose ici bas et copie Dieu en tout. Un jour qu’il grimpa au sommet de la Montagne Noire, « il entendit la douce musique qui avait hanté son oreille depuis si longtemps ». « Là-haut, sur une pierre “IL” était assis, l’Invisible »...
Dans ce texte des éléments comme expression vivante du roulis du cœur, passent les travaux et les jours, entrecoupés du son de la Trembita qui annonce un mort ou une naissance. Marischka, fille de la famille ennemie, et Ivan, s’aiment. Ils se retrouveront après l’alpage où les hommes quittent les villages plusieurs mois avec leurs bêtes, afin qu’elles profitent de l’herbe abondante des sommets. L’amour advient, puis s’enfuit, et Ivan va égarer sa joie dans la médiocrité des jours. Le chaman a perdu son âme, ensevelie sous les eaux du Tchérémoches. Sa jeunesse est passée, fixée en un visage de jeune fille. Il disparut 6 ans et revint la 7e année.
Cet Orphée des Carpates, musicien, rêveur, devenu adulte, s’est endormi. Son troisième œil d’enfant n’est plus. Dépressif à force d’un quotidien mesquin où il n’est pas à sa place, il erre dans son monde ceint du village, avec des ouvertures quand il faut nourrir le troupeau dans les montagnes. Son aspiration à une vie « normale » précipite sa fin tragique. Indifférent, sa femme le trompe. Comment en être autrement ? Enfin, une apparition et une ultime danse.
Dans ce christianisme très influencé par la tradition bogomile, l’âme enfermée dans le corps par le diable est délivrée par la mort, qui retourne au ciel. C’est pourquoi, autour du défunt, les houtsoules organisent une hrouchka, rite funéraire à base de prière, de musique et de gaieté, basculant dans le carnaval débridé. On célèbre la fin de cette vie et le début d’une autre.
« Ainsi passait la vie des bêtes et des gens qui s’unissaient comme deux sources de montagnes en un seul cours », organisée selon des rites. La sorcellerie est une affaire du quotidien, et il faut s’en prévenir. Le mage Iouri, « égal de dieu », repousse les nuages menaçants, et Khyma, la vieille bonne femme « obséquieuse qui semblait toujours amicale, se transformait la nuit en un chien blanc et rôdait dans les cours voisines ». Carl Jung raconte, dans Ma Vie, que la campagne suisse de sa jeunesse, à la fin du XIXe siècle, ressemblait plus à celle du XIVe qu’à celle qui allait s’imposer dans quelques décennies. Les esprits y étaient aussi familiers que le soleil, qui renaît à chaque aurore.
Les Ombres des ancêtres oubliés
Se déploie cette immédiateté des rythmes du monde, à laquelle se sont agrégées une culture, une esthétique, une magie, une mystique, une philosophie. Dans La réalité de l’âme, Jung parle aussi de « cet homme plus profond, plus universel, plus vrai, plus durable, qui habite encore dans la faible clarté primordiale. Là, il est le tout et le tout est en lui, non différencié de la nature et dépourvu d’ipséité. »
Le titre original de l’ouvrage de Kotsioubynsky est Les Ombres des ancêtres oubliés. Le « Gorki ukrainien », pour ses nombreux textes où il se fait porte-parole des Ukrainiens et de ses paysans, a construit son œuvre entre les années 1890 et 1910. Ce texte achevé en 1912, l’auteur meurt l’année suivante. Malade durant sa rédaction, il le conçoit installé dans la ville balnéaire de Kryvorinia, en plein milieu de la forêt des Carpates houtsoules, où se réunissaient les grands artistes ukrainiens de l’époque.
Son style « impressionniste », après avoir été un maître du « réalisme ethnographique », sort de l’œil de celui qui a su décrire les couleurs et les oscillations de cette nature, assimilant le vent sur les feuilles à l’expression extérieure d’un sentiment intérieur.
Le cinéaste Sergueï Paradjanov, parlant de son adaptation, expliquait : « La couleur n’est pas seulement l’ambiance, une émotion complémentaire. Elle fait partie du contenu. » Pour Kotsioubynsky, le climat, les reliefs façonnent une identité. L’auteur transcende l’approche ethnographique, et réalise un poème antique aux personnages mythologiques. Toujours Paradjanov, au sujet de l’œuvre : « Je tombai immédiatement amoureux de ce sentiment infiniment pur de la beauté, de l’harmonie, de l’infini. On y perçoit cette ligne où la nature devient l’art et où l’art devient nature. »
Les houtsoules ukrainiens sont un groupe de 250 à 300.000 Ukrainiens montagnards, en majorité concentrés sur l’élevage, l’alpage et l’exploitation forestière. Installés dans les Carpates, en Galicie occidentale, en Hongrie et en Bucovine, leurs anciennes églises et clochers sont en bois, comme en Norvège, et les pysanky (œufs de Pâques décorés), sculptures et autres céramiques en bois expriment leur culture singulière.
Les chevaux de feu a été édité en français dans la collection Classiques slaves de L’Âge d’Homme en 2001, dans une virtuose traduction de Jean-Claude Marcadé. En 2018, 600 titres de la petite maison fondée en 1966 par Vladimir Dimitrijevic sont passés chez Noir sur blanc, tirés de la collection des Classiques slaves et Au cœur du monde.
Vladimir Dimitrijevic, décédé dans un accident de voiture en 2011, a su accueillir certain des grands auteurs du XXe siècle, comme Stanisław Witkiewicz, Alexandre Zinoviev, Vladimir Volkov, Pierre Gripari, Eugenio Corti, ou encore Vassili Grossman et son chef-d’œuvre Vie et destin, longtemps indisponible.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 06/10/2022
87 pages
Les Editions Noir Sur Blanc
14,00 €
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