À paraître le 25 novembre 2022, Monstrueuse féérie est ce récit de fin d’année de Laurent Pépin où se côtoient à la fois enchantement et tragédie, férocité et poésie, entraînant le lecteur dans un vertige monstrueux — monstrueusement attachant. Entretien avec Laurent Pépin ; chronique d’un écrivain parti à la recherche de l’enfant, de l’adolescent meurtri abandonné sur le bord de la route, il y a bien longtemps… Propos recueillis par Guylian Dai.
Le 22/11/2022 à 09:00 par Auteur invité
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22/11/2022 à 09:00
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ActuaLitté : Sur la couverture de votre livre, Laurent Pépin, est indiqué que Monstrueuse féerie est « un conte ». On considère en général que le conte nous projette dans un univers merveilleux mettant en scène des héros aux prises avec des forces, des épreuves auxquelles ils sont largement impréparés, qu’ils doivent apprendre à affronter en mobilisant des aides. Diriez-vous que de tels éléments sont constitutifs de votre récit ?
Laurent Pépin : Je revendique cette filiation. Le narrateur de Monstrueuse Féérie est constamment sidéré par ce qui lui arrive : il a été victime d’une décompensation psychotique lorsqu’il était enfant, dans un contexte d’errance familiale et sociale, ce qui ne lui a laissé aucune trace amnésique consciente. Vingt ans plus tard, devenu psychologue clinicien en centre psychiatrique, il subit à la mort de sa mère le retour de tous ces souvenirs oubliés sous une forme déformée, horrifique. Son cercle, familial ou amical, est inexistant, et le surgissement de ces phénomènes — la littéralité de ses hallucinations — abolit en lui toute capacité de mise en perspective. Il ne dispose que de ses facultés de conteur pour essayer de se doter d’un environnement symbolique. D’une patiente refoulée, il fera une Elfe, et son amoureuse.
Il changera ses patients habituels en « Monuments », soit en traces vives d’une singularité supportable, dans un monde qui ne l’est plus. Ces Monuments deviennent des personnages de contes, par lesquels il s’efforce de rabouter du sens, en utilisant leur travail de signification décalée. C’est cet apprentissage-là, auprès de ses patients, qui va lui servir de guide, là où l’amour de son Elfe a pour mission de garantir cette symbolique alternative. De son expérience professionnelle, il a tiré la conviction que l’effort de langage du psychotique est une construction poétique, laquelle est chargée à elle seule d’aider le sujet à se tenir debout face au vivant, et il décide — à moins qu’il n’ait pas le choix — d’entendre désormais cette façon si particulière de s’insérer dans un discours et, au-delà, d’adopter une vision du monde au premier degré, comme une ouverture vers un « monde féerique » rassurant, non encombré de souvenirs traumatiques... Seulement, c’est oublier que l’amour de l’Elfe pour sa personne est un amour friable, volatile, qui menace constamment de s’envoler et de le laisser aux prises avec ses cauchemars devenus bien réels.
Votre narrateur exerce une fascination vertigineuse, tant il mobilise quantité de ressources, à la fois merveilleuses et dysfonctionnelles, comme autant de tentatives de sublimations empiriques aux problèmes « monstrueux » auxquels il est confronté. Les solutions sont précaires, et tout semble en effet devoir s’étioler, inexorablement. Qu’est-ce qui relèverait en cela de limites de la puissance créatrice du narrateur ? D’une faillite de l’institution dans la protection des patients, passant par « le rejet » de ce qui caractérise les Monuments, votre narrateur ?
L.P. : Je ne pense pas que Monstrueuse Féérie traite, à travers les difficultés du narrateur à reconstituer son puzzle identitaire, des limites de la créativité. J’ai plutôt le sentiment que si le narrateur procède à de nombreux aller et retour entre son onirisme obligé — cette échappée belle – et une position cynique, voire l’expression d’un démenti, c’est parce que les manifestations hallucinatoires dont il est la proie l’humilient. Des gouffres où il se noie, il s’enrichit dans le même temps d’une palette d’émotions et de sensations qu’il méconnaissait. Le narrateur de Monstrueuse Féérie doit créer du sens à partir du néant, et il tâche de le faire en procédant par oxymores permanentes.
De la violence d’un verbe fracturé, il s’efforce de renaître comme sujet. Le sens ne peut être un donné pour lui. Pas davantage pour ses Monuments — ses patients. Il me semble que pour ces « anormés », le sens ne peut être que le fruit d’une construction nécessitant des efforts vertigineux. Ils ne sont inscrits dans aucune sorte de filiation, qu’elle soit familiale, sociale, culturelle. Ils ne sont pas « efficients », eu égard aux codes de notre société. Leur pensée, leurs sensations ne sont pas régies par les algorithmes de la performance. Ils doivent réinventer le monde par un travail de signification que l’on peut comparer à la poésie, même s’ils l’ignorent, le plus souvent. Ce qui aujourd’hui est paradoxal et déstabilisant, c’est que l’écosystème psychiatrique ayant fonction d’accueillir ces individus ne permet plus aucune modalité d’intervention auprès d’eux qui prenne en compte ces spécificités d’être au monde. Leur profonde différence est exclusivement considérée comme une erreur de programmation, plutôt qu’une expression poétique visant à construire un pont par-dessus l’abîme.
À vous suivre, Laurent Pépin, tel écosystème psychiatrique, s’il ne permet aucune modalité d’intervention prenant en compte des manières d’être au monde non régies pas « les algorithmes » de la performance, ne pose-t-il pas ces questions plus vastes, et donc plus universelles, de l’injonction normative, mais aussi performative, lesquelles deviendraient de plus en plus oppressantes, dans nos sociétés — cela par-delà ce sort en particulier réservé à ces plus fragilisés aux filiations brisées, à la langue fracturée… ? Les « anormés » ne seraient-ils pas, dès lors, en première ligne ? Les premières victimes ?
L.P. : Les injonctions normatives et performatives se font de façon de plus en plus pressantes, en effet, ce qui se lit nettement dans le changement de paradigme, en psychologie et en psychiatrie. Nos sociétés occidentales s’efforcent de constituer de nouveaux mythes fondateurs, dont on charge les institutions d’expérimenter les effets sur la population accueillie. En psychiatrie, la fin du XXe, puis le tournant du XXIe siècle ont marqué la fin des sciences humaines, de la philosophie et de la psychanalyse, au profit de théories qui s’octroient d’autorité le préfixe « neuro », comme affirmation d’un plus de réel, alors même qu’elles confondent le fonctionnement du cerveau humain avec celui d’un ordinateur. La question « comment allez-vous ? » a été remplacée par « quelle est votre efficience cognitive ? », tests à l’appui. Démarche que l’on retrouve également en psychologie scolaire, où l’on inventorie les diverses compétences de l’enfant sans jamais vraiment s’interroger sur sa vie affective et émotionnelle. Il me semble qu’à travers ce nouveau paradigme, on expérimente surtout de nouveaux mythes pour « l’Homme nouveau », un homme né de la technologie, et les « anormés » comme les enfants sont un peu les rats de laboratoire de cette expérience. En psychiatrie, il en ressort nécessairement qu’il n’y a plus de place pour les inventions des patients, considérées comme des « algorithmes défectueux ».
Votre propos me fait penser à la notion de « sous-optimalité » qui restitue bien cette idée que le vivant met l’accent, non sur la performance maximale, mais sur une recherche de stabilité malgré la variabilité, malgré les fluctuations. Aussi les apparentes contre-performances du vivant permettent en fait une très grande adaptabilité — ce qui contredit certaines idéologies en tant que quête permanente, obsédante, de performance optimale, quantifiable, à tout prix. Dans ces circonstances, les manières d’être-au-monde sous-optimales dont nos sociétés ne veulent pas ou plus — ces manières des « bizarres », des « fragiles », des originaux, des poètes... — ne portent-elles pas une part importante de la promesse de cet « homme nouveau » que nous saurions de moins en moins discerner ?
L.P. : Du point de vue psychanalytique, il ne saurait y avoir de désir sans un vide inaugural, un manque d’être — ce que vous évoquez à travers la formule de sous-optimalité. Tout cela n’intéresse absolument pas les pouvoirs publics et financiers qui calent plutôt la notion de désir sur la saturation émotionnelle et psychique. On ensevelit l’homme sous des montagnes d’objets dits manquants et de compétences dites nécessaires, dont il faudrait faire l’acquisition sans fin. Il n’y a plus, dès lors, qu’envie et frustration. Je vous ai répondu plus haut que l’on confond, dans les théories psychologiques contemporaines, le fonctionnement du cerveau humain avec celui d’un ordinateur. Il faudrait ajouter que l’on confond également le désir avec la notion économique de croissance. L’idéologie, au creux des théories cognitivistes et comportementalistes, repose avant tout sur le principe d’une croissance de l’efficience humaine. Cette efficience est mesurée, puis un programme de remédiation, c’est-à-dire d’optimisation continue, est proposée au sujet. Proposition concrète en psychiatrie, certes, mais qui consiste également dans la société civile en une espèce d’infusion culturelle. On observe en amont, dans le paysage médiatique, l’installation de toute une novlangue qui vise à rendre inaudible toute critique : les contestataires ne peuvent plus être que des désaxés qui ont manqué le train de l’Histoire…
C’est justement le choix intime de mon narrateur de supporter cette étiquette de fou aux théories désuètes : de sa place de clinicien en centre psychiatrique, il observe que les plus fragiles n’ont plus de place qu’encombrante ; on éradique la différence ; on abolit l’inutile, et ce faisant, on détruit également l’espace et la temporalité nécessaires à toute construction identitaire. Au fond, il pense que le but du pouvoir politique est de créer des générations de robots complexés par leur humanité qui interpréteront leurs émotions, leurs complexes, comme un déficit de performance à corriger. C’est en quelque sorte un « résistant », un sous-performant assumé, qui opte pour le délire imaginatif de ses « Monuments » qu’il rejoint, refusant cette « ingénierie humaine » qui, à terme, vise à remplacer la subjectivité.
Que symbolise cette incapacité notoire de votre personnage principal à ne pas « emprisonner son Elfe » ?
L.P. : Le narrateur de Monstrueuse Féérie est enfermé dans la dépendance affective. Il pense ne pas avoir d’existence propre et porter un masque par-dessus un autre masque, etc., parce qu’il ne parvient pas à désirer quoi que ce soit sans le désirer pour ou en relation avec cette femme — l’Elfe — qui, au fond, incarne LA femme — celle qui n’existe pas, selon Lacan. C’est à partir de cette rencontre que s’ouvrira pour lui « un espace féerique potentiel » où les jeux de mots, les sensations, chaque pensée fugitive peuvent s’armer d’une littéralité qui permet de reconstruire un monde tangible, enfin habitable. Si elle s’en va, il est à nouveau ce corps sans articulation, cette langue non jouie, cette coquille prétendument vide. Et le vide laissé initialement par la mort de « la mère » devient alors lui aussi littéral ; trou noir.
La figure de la mère paraît tout à fait centrale, dans votre récit. Comment l’avez-vous conçue ? Et comment la percevez-vous ?
L.P. : La place de la mère est effectivement centrale, dans Monstrueuse Féérie. Elle est physiquement peu présente, mais son absence occupe le devant de la scène durant les premières années de l’enfance du narrateur. Puis, tandis qu’il grandit, comme il le peut avec ce qu’il est et ce dont il hérite, cette absence va prendre corps et consistance à travers ces Monstres qui se repaissent dans l’ombre de la mère : il s’agit au fond du réel de l’absence, dans l’esprit dérangé du narrateur, absence qui s’incarne nécessairement, ne peut se suffire d’un silence habité. Une fois morte, la mère continuera de le hanter : quelques heures avant d’apprendre son décès, le narrateur se fait diagnostiquer un cancer cutané. Mais il est convaincu qu’il existe un lien de causalité entre ces deux événements, qu’il s’agit d’une sorte d’anathème qu’elle lui aurait jeté. Au lieu du ruissellement des souvenirs, des griefs, des regrets sans fin, propre à ce type de deuil, il subira des cauchemars éveillés puis des hallucinations qui le replongeront dans son enfance oubliée.
Vous êtes vous-même psychologue clinicien, tout comme l’est le narrateur et héros de votre récit. « Il est vous et n’est pas vous », comme il s’agit souvent de le préciser, mais diriez-vous qu’il vous ressemble... un peu, modérément, beaucoup ?
L.P. : Lors de la première édition de Monstrueuse Féérie, il a été dit qu’il s’agissait d’une confession truquée, d’une autofiction, et même — ouvrez les guillemets — d’une fiction autobiographique « tératologique ». La vérité me paraît plus simple : c’est une fiction empruntant la forme du conte, dans laquelle j’ai élaboré, mis en scène et joué des éléments de ma vie émotionnelle que j’avais décidé de mettre au travail par la constitution d’un avatar qui littéraliserait mes émotions. Je précise qu’initialement, Monstrueuse Féérie ne devait pas être un texte voué à se transformer en livre.
Je craignais bien trop l’isolement propre à l’écriture romanesque. Le premier jet devait servir de squelette à un one man show. Je croyais avoir écrit un spectacle comique. Et puis je l’ai relu… Ce n’était pas franchement drôle et cela me semblait également difficilement interprétable sur une scène. De cette oralité voulue, malgré la quantité importante de réécritures, les différentes couches qui se sont juxtaposées par-dessus ce squelette, il demeure cependant la voix — je crois qu’on entend la voix du narrateur, et que c’est l’une des grandes forces de ce texte.
Mais pour revenir à votre question initiale, si je n’ai pas à subir les tourments de mon narrateur, j’ai néanmoins fait le choix, à travers l’écriture, de recouvrer ma propre « folie », mais aussi mes espérances d’enfant. Je me suis demandé ce que penserait cet enfant, puis cet adolescent brisé, qui voulait jeter des histoires au ciel pour les regarder voler comme des oiseaux, en voyant l’homme que j’étais devenu : un évaluateur, armé de son ingénierie technocratique pseudo-scientifique. Je ne vous dirai pas les mots qu’il aurait utilisés ! Alors je crois qu’au fond, si j’écris, c’est parce que je veux aller chercher cet enfant, cet adolescent meurtri, là où je l’ai abandonné, sur le bord de la route, il y a bien longtemps.
Paru le 24/11/2022
120 pages
Editions Fables fertiles
16,20 €
2 Commentaires
Jean-Michel Moriset
29/11/2022 à 07:03
En tant "qu'anormé", je trouve la manière dont Laurent Pepin et le journaliste s'exprime plutôt compliquée dans l'interview ; on dirait que les deux complices inventent un jargon...
Je n'ai rien contre mais faudrait penser à ceux qui n'ont pas Bac plus 4.
Laurent
20/12/2022 à 00:40
Cher Monsieur, vous avez très probablement raison, je trouve après-coup que mes réponses sont trop compliquées, voire hermétiques. C'est d'autant plus dommage que "Monstrueuse Féérie" est d'abord et avant tout un conte poétique. Sans doute ai-je eu peur de ne pas être pris au sérieux ? Erreur de débutant, en tous les cas. Il me semble que je m'en suis un peu mieux sorti dans cette interview, pour "Lettres Capitales". Vous me direz:
https://lettrescapitales.com/les-grands-entretiens-de-la-rentree-litteraire-2022-laurent-pepin-monstrueuse-feerie-editions-fables-fertiles/