LECFestival22- Jón Kalman Stefánsson est le lauréat 2022 du Prix Jean Monnet de Lectures Européeennes pour Ton absence n’est que ténèbres, traduit par Éric Boury. Son 13e opus, publié chez Grasset, avait déjà remporté le Prix du livre étranger. L’islandais est tout à la fois romancier, poète, mais également traducteur. Nous lui avons posé quelques questions.
Le 10/11/2022 à 17:16 par Fasseur Barbara
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Publié le :
10/11/2022 à 17:16
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ActuaLitté : Avec votre dernier roman, Ton absence n’est que ténébres, vous remportez le prix Jean Monnet des littératures européennes à Cognac. Vous écrivez en islandais, se pose la question de la traduction. Vous êtes accompagné en France pas Éric Boury depuis 2007. Quelle est votre relation avec votre traducteur ?
Jón Kalman Stefánsson : J'ai beaucoup de chance d'avoir Éric Boury comme traducteur de l'islandais vers le français. Ce n'est jamais une tâche facile de traduire de la littérature : vous devez maîtriser votre propre langue, en connaître tous les coins et recoins, mais pas seulement. Vous devez également avoir une très bonne oreille pour la musique de votre langue, une profonde compréhension et intuition. Éric maîtrise tout cela.
Malheureusement, je ne lis pas le français, mais je savais qu'il était un traducteur hors pair avant même qu'on ne me parle de lui. On ressent tout simplement ses compétences. Il est incroyablement bon en islandais aussi. Nous discutons beaucoup ensemble, souvent de traduction, mais aussi d'autres sujets plus larges, comme les difficultés et subtilités du passage d'une langue à l'autre, notamment de l'islandais et du français.
Comment fait-on confiance à son traducteur pour exprimer toutes les nuances de sa pensée, mais aussi la poésie du texte que l’on a mis tant d’années à composer ?
Jón Kalman Stefánsson : Comme je l'ai dit dans ma réponse ci-dessus, dans un premier temps, mon intuition m'a poussé à lui accorder ma confiance, puis, après que mes livres aient commencé à paraître en français, nombre de personnes et d'articles me l'ont confirmé. Il a du talent, c'est à la fois un superbe traducteur et un poète dans le sang.
Vous êtes vous même islandais. Quelle est selon vous la place de la fiction islandaise dans le paysage européen ?
Jón Kalman Stefánsson : Pour être honnête, je n'y pense jamais. Mais je suppose que c'est remarquable, par rapport au faible nombre que nous sommes, tout juste environ 350.000. Combien d'écrivains islandais sont traduits et ont une voix dans le paysage européen? Il n'y a pas de réponse simple à cela. Mais nous avons une tradition très forte dans la littérature, où les sagas islandaises, du XIIIe siècle, se dressent devant nous comme des cathédrales impressionnantes , écrites dans un islandais qui n'a presque pas changé depuis.
La littérature et notre langue ont toujours été considérées comme extrêmement importantes en Islande. Nous, écrivains islandais, avons bien sûr été influencés par d'innombrables auteurs du monde entier, mais peut-être notre point de vue est-il, ou peut-il parfois être, légèrement différent en raison de la distance qui nous sépare de tout le monde.
On peut dire que nous sommes à la marge de l'Europe, regardant vers vous qui êtes sur la page elle-même. Nous sommes aussi sur la page, mais en marge, et nous voyons donc certaines choses sous un jour différent, sous un angle différent. Et nous avons tous besoin de cela, toujours, individus comme nations, pour avoir l'opportunité de voir les choses et nous-mêmes sous un angle nouveau, meilleur et inattendu.
Vous écrivez des romans qui se passent en Islande, quelle place faites-vous à la diversité, à l’Europe dans votre écriture ? Comment universalise-t-on son écriture en tant qu’écrivain insulaire ?
Jón Kalman Stefánsson : Je ne pense jamais d'où j'écris, ou si j'écris sur l'Islande (la nature islandaise, la météo, etc.) ou si je me considère comme un écrivain islandais. Ce que je suis, bien sûr. Mes livres se déroulent principalement en Islande, et la grande majorité de mes personnages sont islandais - mais je n'y pense jamais pendant que j'écris, et je n'y ai jamais pensé. J'écris en tant qu'être humain, une partie de ce monde, une personne sur terre parmi presque - mon dieu - huit milliards de personnes.
Ainsi, il n'y a pas de frontières, pas de nations, dans ma tête et dans mon sang pendant que j'écris ; juste des humains, juste vivre et mourir. Le bonheur ne connaît pas de frontières, et il en va de même pour tous nos sentiments et pensées : amour, chagrin, regret, joie. Oui, je suis islandais, oui, j'écris en islandais, oui, mes livres se déroulent principalement en Islande, mais en même temps ils se passent sur cette terre.
Si vous écrivez sur les sentiments, vous êtes un écrivain du monde, parce que, comme je l'ai dit, les sentiments ne connaissent pas de frontières, simplement parce que ces frontières n'existent pas. La bonne littérature, comme tous les bons arts, nous le rappelle constamment. Pour cette raison, ils sont si importants, et, pour cette raison aussi, les populistes et les fascistes ne les aiment pas.
Vous êtes écrivain, mais aussi poète, dans Ton absence n’est que ténèbres, on retrouve une certaine musicalité de l’écriture dans les différentes répétitions qui reviennent comme des refrains, mais aussi par les références aux différents morceaux de musique à travers les histoires. Est-ce une manière de ramener de la poésie dans la fiction ? Quelle différence faites-vous entre votre travail de poète et celui d’écrivain ?
Jón Kalman Stefánsson : Je ne fais pas de différence, tout simplement. Je pense et expérimente la vie de poète. J'ai commencé comme poète, j'ai publié 3 livres de poésie de 1988 à 1993 et je n'ai jamais rêvé d'écrire de la fiction. Mais, parfois, ou peut-être la plupart du temps, on ne décide pas tellement quand il s'agit d'écrire.
J'ai commencé à sentir, après mon troisième recueil de poésie, que mes poèmes n'ateignaient pas tout ce qui se trouvait dans mes profondeurs, qu'il manquait quelque chose. C'est peut-être pour cela que j'ai commencé à écrire de la prose. C'était comme un ordre venu de l'intérieur. Il m'a fallu du temps pour trouver mon ton, deux ans, je pense, deux années difficiles. Et je l'ai trouvé... Ou plutôt, il m'est venu, du plus profond de moi-même.
Après de nombreux échecs, je me suis assis pour écrire une nouvelle, puis tout à coup mon style a tout simplement jailli, avec tellement de puissance que je ne pouvais presque pas écrire assez vite. Cette nouvelle s'est agrandie et devint une trilogie, publiée en Islande de 1996 à 1999. Ce style était, et est, bien qu'il ait heureusement un peu changé, une sorte de mélange de prose, de poésie et de musique, parfois tout à la fois dans une phrase. Ce n'est rien que je décide de faire : c'est simplement comment je pense, comment je respire. Autrement dit, la seule façon dont je peux m'exprimer.
Avec votre dernier roman, vous construisez un véritable puzzle romanesque à la poursuite du bonheur comme du malheur. Peut-on penser que vous ayez voulu composer votre propre saga islandaise ?
Jón Kalman Stefánsson : Ce n'était pas mon intention de composer ma propre saga islandaise. Comme souvent, quand j'ai commencé à travailler sur ce roman, je n'avais que de vagues idées ou un pressentiment du genre de roman dont il s'agirait. J'ai peut-être griffonné quelques idées, quelques pensées, mais comme toujours, ça part en fumée quand je commence à écrire. La seule chose ou presque que je savais, c'est que j'avais mon homme, un écrivain, qui se réveille amnésique dans une église lointaine. Quand il est sorti de cette église, nous ne savions pas, ni lui ni moi, ce qui nous attendait dans ce fjord reculé.
Et puis les histoires ont commencé à... couler. Je veux toujours essayer de tout saisir dans mon écriture : toutes les étoiles, mais aussi le ver de terre et tout le reste... Je veux raconter des histoires, qu'elles soient communes ou bien uniques. En racontant ces histoires, essayer de comprendre la vie, la mort, pourquoi nous sommes là, l'existence de Dieu ou non, décrire la première tasse de café de la journée, comment la pluie tombe sur les chevaux... Si cela touche les lecteurs comme un genre de saga islandaise, ce n'est pas mon but, mon intention. Mais si le roman fonctionne, affecte ses lecteurs, alors j'ai atteint mon objectif.
Vous dites écrire en suivant un certain flot. Comment construit-on une épopée pareille tout en restant libre de suivre ce dernier ?
Jón Kalman Stefánsson : C'est ce rythme dans mon sang qui façonne tout ce que j'écris, une sorte de battement. C'est comme le rythme des battements de mon cœur, le sang qui coule dans mes veines. Bien sûr, il a façonné et changé au fil du temps. On change toujours un peu, en tant que personne et en tant qu'écrivain. On s'inspire de la vie, de la musique, d'autres écrits. Mais ce flot est quelque chose auquel je ne pense jamais, parce que c'est juste en moi. Et faisant partie de moi, c'est devenu aussi la partie de mes romans. Ils sont la musique de mon sang et de mon rythme cardiaque.
Avec Ton absence n’est que ténèbres vous abordez le thème des racines, de la mémoire, mais aussi de la transmission et de l’héritage. Peut-on écrire comme le fait le narrateur, sans se souvenir ? Ecrit-on pour se connaître ou pour se construire ?
Jón Kalman Stefánsson : Je suppose que cela dépend de la façon dont nous définissons le souvenir. Pour moi, nous avons au moins trois types de mémoire. Premièrement, ce dont le cerveau se souvient, des événements, des mots, des expressions, etc.
Deuxièmement, nous avons la mémoire de nos sentiments. Ceux qui peuvent être vagues, parfois pas plus qu'une intuition, mais qui sont là au plus profond de nous et affectent tout, nos pensées, notre mémoire, etc.
Troisièmement, nous avons la mémoire de notre sang, des choses qui passent parfois entre les générations, par les gènes par exemple. Nous pouvons donc, d'une certaine manière, nous souvenir de choses que nous n'avons jamais vécues. Nous sommes des êtres très complexes. Il y a, heureusement, tant de choses en nous que nous ne comprenons pas. Une partie de la fiction et de la poésie, une grande partie peut-être, découle de ces choses mêmes que nous ne comprenons pas.
Le fait d’être amnésique permet de laisser plus d’espace pour accueillir d’autres souvenirs, d’autres mémoires, celle de tout un pays. Comment se construisent les histoires, les romans familiaux parallèlement à l’Histoire ?
Jón Kalman Stefánsson : L'une des raisons pour lesquelles j'ai choisi d'avoir un narrateur qui souffre d'amnésie est que je me suis souvent demandé à quel point la vie, les sentiments, les souvenirs de l'auteur lui-même, sa vision de la vie, affectaient et coloraient ses écrits. Depuis une vingtaine d'années, les romans autobiographiques sont populaires, c'est devenu une tendance. Parfois, c'est l'auteur qui semble être plus à l'honneur que le livre lui-même : la vie de l'auteur, sa personne, passe au-dessus de la littérature.
Le danger est qu'alors les écrits et les discussions sur les romans deviennent plus comme des commérages, poussés par la curiosité envers la personne derrière l'auteur. Ne vous méprenez pas, je n'ai rien contre les romans autobiographiques, certains d'entre eux sont géniaux, mais dans ce genre se trouve ce... danger de commérage.
Je voulais donc, en partie, essayer d'écrire un roman, d'écrire beaucoup d'histoires, en utilisant un auteur qui souffre d'amnésie. Ses souvenirs, sa vie, n'affectent pas les histoires. Elles viennent à nous sans qu'ils les colorent. Mais, encore une fois, bien sûr, son sang se souvient des choses, et son regret de se souvenir de si peu de choses, colore tout ce qu'il écrit...
Peut-on voir une part d’autobiographie dans ce livre qui parle de l’écriture ? Décrit-il votre vision de la vie d’écrivain ? Avez-vous choisi de vous retrancher derrière votre narrateur ?
Jón Kalman Stefánsson : Je sais que certains de mes livres ont cette aura autobiographique, et j'utilise certainement souvent des éléments de ma vie. Parfois, je commence même à écrire sur quelque chose qui m'est arrivé. Mais heureusement, la fiction elle-même prend toujours très vite le dessus et force tout sous sa loi. Donc, au final, j'utilise peut-être 5 % de ma vie, mais le reste, c'est autre chose, quelque chose qui revient en écrivant. Des histoires, des personnages, des ambiances qui prennent le pas sur l'écriture et créent un nouvel univers, qui repose peut-être en partie sur moi, ma vie, mais d'une manière vague.
Il y a tellement d'histoires, de vies, d'événements, de souvenirs dans le monde qui ne sont pas racontés, qu'il est pour moi absurde de se concentrer uniquement sur ma vie dans mon écriture. Je veux saisir l'univers dans mes écrits - pas moi-même.
Par Fasseur Barbara
Contact : bf@actualitte.com
Paru le 05/01/2022
608 pages
Grasset & Fasquelle
25,00 €
1 Commentaire
phoeis
15/11/2022 à 14:51
Quelle belle interview, qui prend le temps...