#LitteratureTcheque – Le livre jeunesse tchèque est mondialement reconnu, maintes fois primé et honoré à cinq reprises par le plus prestigieux des prix décernés à un auteur jeunesse : le Prix Hans-Christian Andersen, qu’ont notamment reçu Jiří Trnka (1968), Květa Pacovská (1990) et Petr Sís (2012). Mais, malgré cette reconnaissance, des pans entiers de son patrimoine nous restent néanmoins à découvrir. Par Delphine Beccaria.
Au milieu du XIXe siècle, la Tchécoslovaquie, sous domination austro-hongroise, commence à s’émanciper. Trois langues y sont parlées : le tchèque, le slovaque et l’allemand — langue officielle et administrative. La langue tchèque et le livre constituent des champs de lutte pour la formation de l’identité nationale. Božena Němcova recueille alors des contes traditionnels et dépeint la vie rurale dans son roman Babička¹ (1850).
Autour de 1910, dans des journaux tels que le Lidové noviny (Le Quotidien du peuple), des artistes s’interrogent sur la fonction et la forme de la littérature et de l’illustration destinées aux enfants. Ils repensent la typographie et le rapport texte/image (typo, graphisme et objet), et posent les jalons des livres à venir.
Quand l’indépendance est proclamée en 1918, la Tchécoslovaquie vit alors une effervescence artistique. Les maisons d’édition fleurissent. Le premier président, Tomáš G. Masaryk, pédagogue de formation, place l’éducation parmi les priorités du gouvernement.
La période de l’entre-deux-guerres est foisonnante et marque un renouveau du livre tchécoslovaque. Karel Teige et Adolf Hoffmeister créent le mouvement d’avant-garde Devětsil qui établit des contacts avec les surréalistes français. Leur travail sur le livre influencera fortement les premiers créateurs de livres pour la jeunesse.
Josef et Karel Čapek font partie de ces derniers. Au début des années 1930, Karel Čapek publie dans la presse Dachenka ou la vie d’un bébé chien (Dášeňka čili Život štěněte), premier livre pour enfants tchécoslovaques d’importance, tant par sa construction narrative que par le design graphique de Karel Teige. Artiste, critique et ancien professeur du Bauhaus, Teige est un des maîtres de l’avant-garde tchécoslovaque. Il apporte une modernité joyeuse à l’ouvrage en mêlant textes, dessins et photographies.
Au même moment, Josef Lada mélange influences occidentales et folklore national, expérimentant les genres (du conte et de l’abécédaire à la bande dessinée) et les formats (de l’album au leporello). Par l’entremise de son amie Lída Durdíková, il s’intéresse à l’appropriation du livre par l’enfant. Durdíková est alors l’assistante du pédagogue František Bakule, directeur de l’institut du même nom qui s’est donné pour mission de rendre autonomes des enfants handicapés par la pratique des arts manuels. Elle épouse Paul Faucher (fondateur du Père Castor) en 1932. Elle participe à la création de la collection du Père Castor (éditions Flammarion) pour laquelle elle crée avec le pédagogue Ladislav Havránek des ouvrages à la fois pédagogiques et didactiques. Elle écrit également huit titres de la collection « Le Roman des bêtes » (Père Castor, 1934-1939) dont trois d’entre eux seront publiés en Tchécoslovaquie en 1939.
À la fin des années 1930, débutent des créateurs tels que le typographe Jaroslav Benda, les illustrateurs Adolf Hoffmeister et Jiří Trnka et le graphiste et illustrateur Zdenek Seydl, qui laisseront une empreinte durable sur l’art du livre après-guerre.
En 1939, l’Allemagne envahit le pays. Les échanges avec l’Occident, l’édition et la création s’arrêtent brutalement. Le renouveau, à la Libération, sera de courte durée. Dès l’arrivée au pouvoir des communistes en 1948, l’art est asservi à la construction du socialisme (c’est le « réalisme socialiste »). De nombreux artistes, intellectuels et universitaires sont arrêtés, jugés, emprisonnés ou licenciés. Les maisons d’édition sont pour la plupart nationalisées et le pays se ferme peu à peu sur lui-même.
Un domaine de la culture tchécoslovaque rayonne toutefois à l’étranger : le cinéma d’animation qui devient le faire-valoir des autorités. En 1945, Trnka, Zdeněk Smetana, Adolf Born et Zdeněk Miler (le créateur de la Petite Taupe) fondent le studio d’animation Bratři v triku. Ce sont des animateurs hors pair, mais aussi de grands illustrateurs et ils transposeront leurs œuvres en livres pour enfants. En 1946, Karel Zeman est primé au Festival de Cannes. En 1947, le film de marionnettes Les Vieilles Légendes tchèques (Staré pověsti české) de Jiří Trnka est encensé par la presse internationale.
La maison d’édition d’État Artia est créée peu après, en 1953. Elle se consacre à l’exportation, pour apporter des devises au régime qui en manque cruellement. Artia répond aux commandes précises des éditeurs étrangers, ou leur propose des ouvrages « clé en main ». C’est ainsi que sont distribués en France pendant quarante ans, via les réseaux du PCF, les livres pour enfants de Jiří Trnka, Zdeněk Miler, Zdeněk Burian (Les Animaux préhistoriques) et les pop-up de l’illustrateur et ingénieur papier Vojtěch Kubašta.
Entre 1954 et 1965, Artia publie ainsi plus de 3000 titres dans 26 pays et en 17 langues. La collection de contes du monde entier, publiée en France sous le label des éditions Gründ, est la plus connue. Ces beaux livres, à la fabrication soignée et aux illustrations aquarellées et poétiques, ont véhiculé l’idée d’une « école tchécoslovaque » de l’illustration, comptant des auteurs installés tels qu’Adolf Born, Ota Janeček et Eva Bednářová... mais aussi des artistes sur la liste noire du régime, tels que Rudolf Lukeš. Parallèlement, Artia produit des pop-Up réalisés par Kubašta pour la firme Walt Disney.
Au milieu des années 1950, une certaine détente se fait sentir. Le cinéma et l’animation deviennent des refuges pour nombre d’artistes. Les expérimentations narratives et visuelles de la « nouvelle vague » du cinéma tchèque (Miloš Forman, Jiří Menzel, Věra Chytilová) participent à un élan créatif de grande ampleur et permettent d’ouvrir de nouvelles voies de recherche aux illustrateurs et aux graphistes.
Une figure majeure de l’illustration tchécoslovaque émerge alors : Jiří Šalamoun, illustrateur, graphiste, typographe, affichiste, animateur et poète. La revue Film a Doba lui sert de laboratoire. Sa série animée Médor le maxichien (Maxipes Fík) — au trait dynamique et au ton mordant et grotesque — est un succès national et lui assure la reconnaissance.
La censure s’appliquant moins strictement aux productions pour la jeunesse, le livre pour enfants devient un espace d’expression artistique (et une source de revenus) pour nombre d’artistes complets s’adonnant tant à l’illustration qu’au design graphique et à la typographie. Cette situation se renforce après l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, alors que le pays se referme brutalement. La normalisation, qui durera jusqu’en 1989, ne parviendra pas à étouffer l’atmosphère d’expérimentations graphiques insufflée par des artistes tels que Jiří Šalamoun, Alois Mikulka, Daisy Mrázková et Zdenek Seydl.
En exil depuis 1948, Jaroslav Šašek, un artiste tchécoslovaque majeur, bien qu’ignoré dans son pays, crée au début des années 1960 une série de livres sur les grandes villes du monde (Paris, New York, etc.) qui rencontre un succès international. Ce travail ne sera découvert en Tchéquie qu’à partir de 2013.
En 1989, alors que le bloc de l’Est se disloque, le dramaturge et essayiste Václav Havel arrive au pouvoir en Tchécoslovaquie. De nouvelles maisons d’édition émergent à nouveau. On publie de nombreux textes autrefois édités en samizdats². On traduit la littérature occidentale. La littérature tchécoslovaque est elle aussi traduite à l’étranger. Pourtant, les maisons d’édition jeunesse se contentent de publier des livres assez convenus.
Une figure incontournable de l’illustration tchèque apparaît toutefois en France : Květa Pacovská, une artiste plasticienne s’étant refugiée dans le livre pour enfants durant la guerre froide. Dans les années 1990 et 2000, elle expérimente une esthétique abstraite dans des livres publiés par l’éditrice française Brigitte Morel, au Seuil Jeunesse puis Les Grandes Personnes, mais inédits en République tchèque. Inversement, nous ne connaissons pas en France son œuvre tchécoslovaque antérieure.
Au début des années 2000, deux nouvelles maisons d’édition indépendantes renouvellent le livre pour enfants : Meander et Baobab. Cette dernière est créée par l’écrivaine Tereza Horváthová et par l’artiste, graphiste et enseignant Juraj Horváth. Fins connaisseurs du patrimoine national et de la production internationale, ils offrent un espace créatif à des artistes talentueux tels que Chrudoš Valoušek, Michaela Kukovičová et Alžběta Skálová.
Juraj Horváth est par ailleurs le directeur de la section illustration de l’école des Arts appliqués de Prague (UMPRUM). Son cas n’est pas une exception. Par le passé, de nombreux illustrateurs et graphistes de talent — Jaroslav Benda et Jiří Šalamoun notamment — ont enseigné et ont transmis à leurs élèves une certaine vision du livre : un livre pensé dans sa globalité, dans lequel le fond et la forme ne sont pas divisés, un livre dans lequel textes, dessins, mise en page et typographie dialoguent et se servent mutuellement.
1 — Babitchka (Babička, 1855), Božena NĚMCOVÁ trad. Eurydice Antolin ; ill., Ed.Zoé, Les classiques du monde, 2008,
2 — Le terme « SAMIZDAT » est une contraction de deux abréviations russes (soi même et édition) et signifie que l’auteur est son propre éditeur, le samizdat est auto-édité c’est le support pour des publications interdites.
Crédits photo : Prague - Guillaume Baviere, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Des livres aux auteurs : à la découverte de l'identité tchèque
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