ROMAN FRANCOPHONE – Un roman ne se compose pas exclusivement de mots posés sur le papier. Il peut, parfois, véhiculer des images, des couleurs, des bruits, des paroles. Votre amie ailée s’est plongée cette semaine dans un livre d’où s’envolent des accords, des octaves, des clefs de sol.
Le 17/10/2019 à 09:47 par La Licorne qui lit
1 Réactions | 4 Partages
Publié le :
17/10/2019 à 09:47
1
Commentaires
4
Partages
Blottie sur mon fauteuil crapaud, une tasse de thé vert entre mes pattes – l’automne commence à pointer le bout de sa truffe, il faut prendre des forces – ma corne s’est laissée émouvoir par ces cœurs qui ne battent pas à l’unisson ; par ces interprètes qui, malgré leur immense talent, sont passés à côté de leur récital.
À Genève, la basilique Notre-Dame est pleine. Tous sont venus rendre un dernier hommage au chef de l’Orchestre de la Suisse romande. Ariane, sa fille, soliste de renommée internationale, assise devant son piano, s’apprête à jouer l’Opus 77, concerto pour violon composé par Chostakovich. « Dans [sa] robe de soie noire trop décolletée et [sa] tignasse rousse tombant sur les touches ivoires », elle va défaire le fil de son histoire. L’histoire de sa famille. Une histoire de virtuoses, entre lumière et obscurité.
Claessens, le défunt auquel il n’est pas utile de donner un prénom, pianiste devenu chef d’orchestre par défaut – « ce sont ces mains qui l’ont trahi » - avait le don et l’autorité pour diriger sa meute. Respecté, adulé, craint, le maestro rencontre une jeune et prometteuse cantatrice israélienne, Yaël, qui au fil des années taira sa voix pour sombrer dans la démence. Ils auront deux enfants. Ariane et David, inextricablement liés par leur patrimoine génétique certes, mais aussi par les sacrifices consentis au nom de leur art.
Elle choisit le piano. Lui opte le violon, par rébellion peut-être, par peur certainement de ne pas être à la hauteur. Elle se forge une image de beauté glaciale, se soumet à la vie d’ascèse et aux projecteurs, enchaîne les concerts et les interviews. Lui, qui ne peut se résoudre aux « recommence » assénés par son père, prendra la direction opposée.
Pourtant, c’est bien David, le Wunderkind. Pourtant, c’est lui qui est sélectionné pour participer au célèbre Concours Reine Élisabeth à Bruxelles. Et pourtant, c’est lui qui finira cloîtré dans un bunker dans les montagnes suisses sans oser affronter son Minotaure. Au rythme éprouvant et exigeant des cinq mouvements de l’Opus 77, Ariane raconte la manière dont les Claessens, qui avaient tout pour jouer la plus harmonieuse des symphonies, ont été rattrapés par les fausses notes et les trous de mémoire. Jusqu’au final, le Burlesque, car « il n’y a que la musique pour faire face à la mort ». La mort du père permettra-t-elle alors le retour du fils sacrifié ?
Au-delà des scherzos, des envolées, des passacailles, le texte accorde une place prépondérante à l’absence de sonorité. Le roman débute et s’achève sur un silence, imposé par Ariane. « À la fin, c’est toujours le silence qui triomphe, mais il nous reste à tous un ou deux airs en mémoire, qui perdurent de génération en génération. » Lorsque la musique cesse, qu’ils ne peuvent plus se cacher derrière leur instrument, les Claessens sont incapables de communiquer. Comme s’ils avaient transposé leurs sentiments dans les touches, l’archet, la baguette. Mais c’est bien dans le silence, à la fin du concert, que la réalité reprend ses droits.
Nul besoin d’être un amateur ou un connaisseur de musique classique pour être happé par l’écriture sensible et élégante d’Alexis Ragougneau. Ignorant ou novice, le lecteur explore les coulisses du Victoria Hall – salle de concert emblématique de Genève - reflet d’un monde rude, superficiel et hautement compétitif, qui n’autorise aucune approximation. À travers le personnage de David, l’auteur retrace le parcours torturé d’un musicien de génie. Soumis aux contraintes du régime stalinien, dont il fut le compositeur officiel avant d’être classifié d’ennemi du peuple, Chostakovitch fera de sa musique un acte de résistance et l’expression de ses convictions intimes.
Son Opus 77 est le miroir de cette dualité : accusé de formalisme et de cosmopolitisme en 1948, le concerto ne sera achevé qu’une décennie plus tard profitant du dégel initié par Khrouchtchev. Au-delà des ressemblances physiques - nonchalance, manque d’éclat, timidité - David partage avec Chostakovitch ce même tiraillement intérieur. Le violon sera pour David le symbole de son opposition au système et l’outil de son émancipation. Arme à double tranchant, il le retournera contre lui pour se suicider, artistiquement, à la 29ème mesure de l’Opus 77.
Opus 77 est le récit d’une famille, pas tout à fait comme les autres, enfermée sur un territoire régi par un tyran qui les pousse au bord de l’abîme. Seule Ariane a su se protéger en reléguant ses émotions sous le couvercle de son piano ou en les redirigeant dans le moteur de sa Porsche. Seule Ariane est présente à l’enterrement de celui qui a vampirisé la beauté des siens. La vie est à l’image de la musique : faite de hauts et de bas, de gloire et de désillusions, d’achèvements et d’occasions manquées.
Alexis Ragougneau nous offre avec ce roman au ton très juste une immersion dans un milieu mystérieux, qui porte aux nues autant qu’il détruit, qui expose autant qu’il isole. Conseil de lecture : une écoute attentive du fameux concerto donne au texte une profondeur inattendue, en ce qu’elle permet de ressentir les errements, la souffrance et la solitude de l’artiste.
Conseil amical : mes licornettes et mes licorneaux, je sais que l’opéra ou la musique classique peuvent sembler intimidants parfois, les dorures, les smokings, les chuuuuttts, mais faites preuve de courage et d’audace. Beethoven, Mozart, Prokofiev, Brahms, la musique classique ne devrait pas connaître de barrière. Sur ce, je vous abandonne, j’ai spectacle ce soir ! Je reviens vite, promis !
Alexis Ragougneau – Opus 77 – Viviane Hamy – 9791097417437 – 19 €
Dossier : toutes les chroniques de la rentrée littéraire
Par La Licorne qui lit
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 05/09/2019
242 pages
Editions Viviane Hamy
19,00 €
1 Commentaire
Ciboulette
18/06/2020 à 23:26
Voilà que j'entame la troisième relecture de cet ouvrage fascinant.. La première fois, pour l'histoire, le suspense, la seconde fois en écoutant le fameux concerto, pour mieux plonger dans le roman, et maintenant pour le déguster pleinement..