Initiateur du mouvement surfiguratif, Jacques Cauda, soixante-sept ans, manie la plume comme il manie le pinceau, soit avec passion, gourmandise, frénésie. Ancien étudiant en philosophie, ancien documentariste professionnel, l’homme publie depuis 2002, à un rythme soutenu, tout en dirigeant « La Bleu-Turquin », collection des éditions Douro. Privilégiant les formes expérimentales, riche de nombreuses références, l’homme poursuit une œuvre singulière, loin des modes du moment. Propos recueillis par Étienne Ruhaud.
Le 02/11/2022 à 10:39 par Auteur invité
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02/11/2022 à 10:39
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ActuaLitté : Tu as commencé à publier à l’âge de quarante-sept ans, et depuis les titres s’enchaînent, à un rythme impressionnant. Comment expliquer cette créativité ? Peut-on parler d’urgence ?
Jacques Cauda : Je l’explique le plus simplement du monde : j’écris pour m’être emparé du secret… Il m’aurait échappé si j’avais moins souvent retiré les robes des filles. Je dus toutefois avoir la force d’aller plus loin. Ces phrases de Bataille me vont droit au cœur. Retirer les robes des filles prend du temps. Et aller plus loin, davantage. Aller jusqu’à l’os… Sade aussi a écrit sur le tard.
Urgence ? dis-tu. C’est le mot ; ce sont les services des urgences de différents hôpitaux où j’ai été conduit qui me poussent au vif aujourd’hui. Et au plus vif possible ! Tous les chemins menant à l’os, n’est-ce pas… Aussi mon atelier est à deux pas (parfois moins) du Père-Lachaise !
Tu as d’abord été documentariste, et la plupart de tes livres semblent influencés par l’art cinématographique : qu’il s’agisse du dernier (Caméra Greco), dans lequel tu cites nombre de réalisateurs, ou des précédents. On est souvent frappés par le caractère scénarisé de ton style. L’écriture constitue-t-elle un prolongement de ton précédent métier ?
Jacques Cauda : Je vais encore pendant un court moment rester du côté de Bataille, via son ami acéphale André Masson. Ce dernier avait titré Monet le fondateur un article dévolu à la peinture. Quel rapport avec le cinéma ? J’y viens. Chaque artiste suit deux voies, deux guides FONDATEURS ; la voie de l’influence et la voie de l’évolution, comme l’a souligné Jean-Hubert Martin lors de l’exposition « Carambolages ». Tu auras remarqué qu’aux murs de beaucoup d’ateliers sont punaisées des cartes postales, des photos, des reproductions ; des asperges de Manet, un bison de Lascaux, une descente de croix de Raphaël, une statuette khmère… Que sais-je encore ?... L’influence, n’est-ce pas, et d’où qu’elle vienne, à l’instar de Warburg qui rapproche le Quattrocento de la civilisation Hopi ! Chez moi, c’est l’actrice de cinéma Edy Williams qui enlumine l’atelier où j’écris. Elle veille avec Ferdinand Griffon sur mon verbe du commencement : griffonner !
Caméra Greco, en effet, c’est du cinéma, du cinéma allé au soleil de la peinture. J’y montre Hitchcock descendant du Greco, Buñuel de Courbet, Aubier de Cézanne, et ainsi de suite… J’y montre comme j’y monte. Image par image. Luciole par luciole. En écho à la Survivance des Lucioles de Georges Didi-Huberman : Qu’y a-t-il de plus fragile qu’une image, quand elle est tenue à l’impossible ou n’existe que dans la difficile métamorphose de la chute en survie ?Caméra Greco élève cette chute à la beauté nouvelle d’une invention de formes en perpétuelle survivance.
Autrement dit, pour écrire dans une langue, il faut mourir dans une autre. Le cinéma est mort, prête-lui ma plume.
À ce propos, tu cites fréquemment Jean-Luc Godard, qui pratiquait un cinéma expérimental. Dans quelle mesure te sens-tu proche de ce créateur ?
Jacques Cauda : Ferdinand : Un poète qui s’appelle révolver ?
Marianne : Robert Browning !
Me revoici avec Ferdinand Griffon, personnage central de Pierrot le fou ! Ferdinand Griffon = Bardamu ! Avec lui, le cinéma, c’est la transsudation des possibles sexuels. C’est pourquoi le plus important transsudat cinématographique est Pierrot le fou obtenu par le passage à travers la pellicule vasculaire (intacte ou non, je l’ignore ?) des « Voyelles » d’Arthur Rimbaud vers les espaces interstitiels ! Et là-dessus, je mets mon chapeau !
Il y a une trentaine d’années, j’avais écrit ceci à propos de Godard : Vous vous souvenez sans doute également de Sauve qui peut (la vie) où il y a un Piaget qui porte la même blouse de coton bleu que l’ouvrier de chez Lip, le même visage émacié et le même cheveu noir. Est-il à l’image de Protagoras qui affirme que tout est vrai et que rien n’est faux ; et qu’il est impossible de dire le faux ? Ou bien à l’imitation de Platon qui laisse entendre que nous ne sommes qu’en n’étant pas autre chose ? Comme Nathalie Baye qui pédale sur son vélo à l’arrêt ? Paradoxe de Zénon ? Le corps ne peut se prouver dans une analytique qui fait des sections d’un continu spatial représentant le temps. Ainsi va Godard ! (Ce texte paraîtra prochainement dans le numéro 14 des Cahiers de Tinbad).
Peut-on parler de cut-up chez toi ? Comment construis-tu tes livres ?
Jacques Cauda : Oui, il m’arrive de « cut-upper ». La preuve se devine dans la réponse que j’ai faite à ta question précédente. Sinon, en regard de mes livres à construire et comment ? je ne sais trop. Laisser faire, laisser passer, disaient les physiocrates du XVIIIe siècle. Physiocratie signifie « gouvernement de la nature ». Mes livres poussent tout seuls, je vais où ils vont, je (les) suis donc j’écris.
Enfin, à quelques exceptions près. Évoquons Moby Dark, un livre de gare détourné en roman non pas métaphysique, mais physique. À son propos, une amie que tu connais, Murielle Compère-Demarcy, me demandait hier quel rapport entre Moby Dark et Moby Dick ?
Maintes fois, il a été souligné que Moby Dick filait l’allégorie, le parler autrement. Rappel : l’usage de l’allégorie apparaît en temps de crise du sens, lorsque les ressources d’une tradition culturelle donnée deviennent « illisibles », ce qui demande d’outrepasser le sens reçu que l’on ne comprend plus.
MOBY DICK : Il me semble à moi qu’on se soit formidablement trompé dans cette histoire de la vie et de la mort. Il me semble que ce que vous nommez mon ombre ici-bas, sur la terre, est en réalité ma vraie substance. Il me semble qu’à l’égard de ces questions spirituelles, nous ne sommes que trop semblables à des huîtres qui contemplent le soleil à travers l’épaisseur des eaux, croyant que ce ciel aquatique est fait de l’air le plus léger. Il me semble que mon corps n’est guère que la lie et le rebut de mon être supérieur. Eh bien, le prenne qui voudra, ce corps !
MOBY DARK : et puis, un jour, un matin, une nuit, qui sait ? Au faîte de son ciel d’égout, gratté d’escarres et de fosses d’aisances qui peuplaient maintenant son corps et son esprit, il passa enfin dans l’autre monde, là où l’on rencontre sa vérité, sa propre vérité intime. Le noir se fit, et ses nuages de fumée noire le portèrent vers ce qui l’attendait depuis le début, l’origine. Sa vie fit un nœud avec son propre souffle et son propre sang, pour enfin naître à la vérité du temps.
Chez Melville, la lumière (le blanc-baleine), est une illusion, la vérité va s’avérer d’un noir absolu. Chez moi l’illusion comme la vérité sont, dès le commencement, noires sans espoir ! Un noir noué autour du cou, et qui serre le récit, la quête de l’absolu néant. En somme, les deux Moby disent la même chose : le monde dans sa vérité, la vérité en tant que monde des apparences, à savoir, le monde de la vie est le monde du désir renversé, celui qui se développe par lui-même jusqu’à la mort.
Dans Profession de foi, tu déclares sécher les cours, sauf ceux de philosophie. Tu as également étudié cette discipline à la Sorbonne, et tu cites souvent les philosophes dans tes livres. Lis-tu encore de la philosophie ? Dans quelle mesure cela influe-t-il sur ton écriture ?
Jacques Cauda : Quand j’étais lycéen, la philosophie avait le physique de Tippie Hedren, ses jambes, sa bouche, ses seins, son élégance, ses tailleurs, son chignon hitchcockien ! C’est encore l’une des raisons de mon attachement à la métaphysique. Elle se prénommait Simone, comme De Beauvoir. Elle fumait des gauloises. Sa voix oscillait entre les timbres de Lauren Bacall et Joan Mitchell. Une voix travaillée par l’ambre du bourbon ! Pour ma part (très importante, j’étais poivrot, jeune, mais ivrogne), j’avais choisi le pastis. Le jaune et l’ambre !
Nous avions projeté d’écrire un livre ensemble. Simone, Hegel et moi ! Un essai sur le pouvoir prodigieux du négatif (notre entendement ou celui de l’être) qui fait exister la détermination et la maintient dans sa séparation, une sorte de mort, puisque, dans sa limitation, elle se saisit comme ce qui n’est pas. Mais, réflexion faite, je choisis le négatif de la pellicule argentique, abandonnant Simone pour le cinéma que j’étudiais pendant deux ans avant de reprendre des études de philosophie à la Sorbonne.
« Sécher » n’est pas le mot. Certes je n’étais un élève assidu, et cerise sur le tableau, turbulent à l’extrême — j’avais créé le G. A. T., le Groupe d’Actions Terrorisantes pour semer la beauté, acmé du désordre. Je rappelle que chez Hegel, il y a deux beaux, l’artistique et le naturel. Le premier étant bien supérieur au second parce qu’œuvre de l’esprit qui a pour but « la présentation de la vérité » sous sa forme sensible et permet à l’homme d’accéder à la conscience de soi. CQFD.
Lecteur de Genet, je fréquentais des repris de justice, jeunes pour la plupart, voleurs, dealers, délinquants, bons petits diables. Ils s’agrégèrent au G.A.T. sans difficulté et répandirent la beauté comme un gai savoir dans l’enceinte même du lycée où je les avais invités. En conséquence, je fus renvoyé, oui sèchement, mais indépendamment de ma volonté (de puissance). Simone, qui tenait beaucoup à notre alliance, réussit à convaincre les autorités que ma présence au cours de philosophie était indispensable. Ainsi, j’ai poursuivi ma quête de l’infini, c’est cela même la négation de la négation, jusqu’à nos jours, puisque la métaphysique est présente dans mes livres, mais sous une forme supérieure qui se donne comme écriture de la littérature.
Je dis « métaphysique » (metaphysica vient du latin et non du grec comme on pourrait le penser) plutôt que philosophie, car il s’agit d’une réalité réalisée, pour reprendre un terme de Jean-Luc Marion, qui naquit autour de Duns Scot pour triompher avec Hegel, le chouchou de Simone. Réalité qui résiste puisque Husserl l’a revendiquée et Heidegger tenté de la redéfinir.
Restons dans le domaine des sciences humaines. Dans Comilédie, dans Caméra Greco, tu évoques des faits historiques bien précis, tel le massacre de la Saint-Barthélemy. Lis-tu des livres d’Histoire ?
Jacques Cauda : Je lis tout ce je peux lire, c’est-à-dire tout : philo, théologie (le jésuite Loyola, le dominicain d’Aquin et son rival le franciscain Duns Scot…), romans, poésies, essais, biographies, livres d’art, et, bien évidemment, livres d’Histoire.
Mon premier livre d’Histoire était signé Pierre Gaxotte. Il s’agissait d’une Histoire de France illustrée qui m’avait été offerte pour Noël. J’avais six ans. Elle est toujours dans ma bibliothèque.
Je ne résiste pas, puisque tu évoques la Saint-Barthélemy, à citer Léon Bloy qui écrit dans Propos d’un entrepreneur de démolitions : La Saint-Barthélemy a été une œuvre de salubrité, juste réplique aux cataractes de sang catholique répandues pendant un quart de siècle dans toutes nos provinces par ces tendres agneaux calvinistes…
Dans Caméra Greco, il y a ceci : Le Concile de Trente a donné à la peinture une victoire éclatante sur les pisse-froid iconoclastes. Les protestants !
Odivi Ecclesiam malignantium… J’ai en haine l’église des méchants qui sont comparables à des porcs sangliers qui démolissent et arrachent la vigne de l’Église catholique, qu’ils tachent à abattre et à ruiner, déclare Simon Vigor dans Sermons et prédications.
Il va donc s’agir de massacrer ces arracheurs de vigne afin de les représenter. Passer de la main des tueurs à la main des peintres !
Que la fête commence !
« Tuez-les tous ! »
Tu vois (voir et savoir) que je suis toujours sur la route du beau qui passe par le corps chauffé virant au rouge, le sang de la peinture.
Tu es aussi (d’abord, peut-être), connu en tant que peintre et illustrateur. D’ailleurs on retrouve des images dans Caméra Greco, ouvrage au titre programmatique. Te sens-tu d’abord peintre ou écrivain ? Sépares-tu les deux activités ? Quel est l’impact de l’une sur l’autre ?
Jacques Cauda : Peindrécrire ! Ceci est mon verbe-valise, prenez et mangez, lisez et buvez, regardez et voyez !
Peintre ou écrivain ? Nous fûmes, nous sommes et nous serons nombreux à peindrécrire ; mais ça ne répond pas à ta question. Boire ou conduire ? Quand je conduisais, du temps où nous étions libres, je prenais la route ivre vif. Il est plus facile de peindre ivre que d’écrire bourré… Aujourd’hui comme je ne bois que de l’eau, je ne sais que répondre ? Je vais essayer d’être conséquent avec mes premiers mots en reprenant le couple Bataille-Masson.
Bataille : Souviens-toi que la vérité n’est pas le sol stable, mais le mouvement sans trêve qui détruit tout ce que tu es et tout ce que tu vois.
Masson (selon Leiris) : À la ligne enveloppante qui contient latéralement ce qu’elle enserre, Masson substitue la ligne fusante qui subit une seule pression : celle qui la lance et, sans se relâcher, l’impulse tout le long de son trajet.
Ces deux façons de dire l’infini (la neg de neg) ne nous avancent guère, n’est-ce pas !
S’il y a une différence (je parle en mon expérience des deux pratiques), elle se situe dans le final cut. La peinture ne s’arrête jamais, c’est donc à moi de dire « stop » et au bon moment. On peut louper un tableau en allant trop loin, en s’arrêtant trop tard. Tandis que l’écriture, qui va où elle veut, s’arrête où elle veut. Elle me débarque ! Je reste comme un con sur les bords du Styx à la regarder mourir, disparaître.
L’écrivain est un dissimulateur qui ne simule pas.
Le peintre un simulateur qui ne dissimule rien.
Ton style semble très expérimental. Pourtant, tu évoques souvent tes propres souvenirs. Tu te mets en scène, parles de ton propre parcours dans Profession de foi ou dans Vita nova par exemple. Peut-on parler d’autobiographie détournée ? À moins que toute ton œuvre ne soit en réalité autobiographique ?
Jacques Cauda : Sans hésitation aucune : toute mon œuvre est autobiographique. Je suis dépourvu d’imagination !
Chanson :
J’suis mon terrain d’écriture
Car faut bien que j’me triture !
Tu as déjà été sélectionné pour le prix Sade, et on remarque une certaine violence, parfois sexuelle, dans tes livres, en particulier dans Fête la mort ! Penses-tu que la littérature possède une dimension cathartique ?
Jacques Cauda : Après l’écrit, je cours à la viande !
Tu as commencé par publier un recueil poétique (Vers un effort visible, éditions L’Échappée, 2002). Dans tes ouvrages en prose, on remarque toujours la présence de quelques vers, de quelques quatrains, qu’il s’agisse d’auteurs classiques ou de vers de ton cru. Te sens-tu d’abord poète ou prosateur ? Quel est ton rapport à la poésie ? Quels poètes lis-tu régulièrement ?
Jacques Cauda : Je suis écrivain, et tout est bon dans le cochon ! Bon à prendre s’entend. Prose comme poésie. J’écris. Mais j’écris un non pour un oui. Je sais comme me l’ont soufflé Nietzsche et Sade que des poètes et des romanciers sont nées l’ignominie des dieux et l’ignominie des prêtres : et leurs mensonges respectifs ! Mais pourquoi les prêtres ont-ils menti ? Pour qu’on croie que les dieux existent, répond Nietzsche. Et l’existence des dieux justifierait elle qu’on croie à la poésie ? Oui, et c’est de cette infamie que naît ce que je traque : la beauté ! Cette beauté sur laquelle je crache (j’écris) pour la rendre plus belle encore. Et ainsi infiniment !
Bernard Noël : Ce qui souille la poésie, c’est la poésie elle-même.
Tu es également directeur de la collection « La Bleu-Turquin » aux éditions Douro, et publie un livre par mois. Quelle est ta ligne ? Comment sélectionnes-tu les manuscrits ?
« – Ma ligne (de chance) ?
– Ce que j’en pense ?
- Quelle importance ?
- C’est fou ce que j’aime ta ligne de hanches ! »
Marianne & Ferdinand, Pierrot le fou, Jean-Luc Godard, 1965.
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 23/09/2021
104 pages
Marest éditions
17,00 €
Paru le 16/09/2020
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Crispation éditions
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Paru le 01/05/2018
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Paru le 01/03/2017
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3 Commentaires
van LANGHENHOVEN
03/11/2022 à 09:26
heureusement l'ami JACQUES CAUDA CLOT FORT BIEN CET ENTRETIEN!!!! AVEC SON HUMOUR HABITUEL LES QUESTIONS OISEUSES3 DE L'interwiever !!!!
Ruhaud Etienne
04/11/2022 à 18:22
Vous faites quelque chose de vos journées et c'est déjà beaucoup.
Etienne Ruhaud
04/11/2022 à 18:30
Helena, vous savez lire et c'est déjà beaucoup.