Après Facebook, Snapchat ou Instagram, il semblait à peu près logique que l'édition s'intéresse à TikTok, dont les utilisateurs ont rapidement créé la tendance #BookTok, pour évoquer leurs lectures. Mais la rapidité avec laquelle l'industrie s'est jetée sur l'outil n'est pas sans soulever quelques questions...
Le 26/10/2022 à 11:38 par Antoine Oury
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26/10/2022 à 11:38
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Le 13 octobre dernier, le réseau social TikTok organisait son premier « café littéraire » à Paris, un événement dont l'un des objectifs était de mettre en avant la grande communauté de lecteurs et de lectrices à s'être emparés de l'outil. Plateforme axée sur le partage de vidéos, et plus spécifiquement de captations de danses et mimes de chansons à l'origine, TikTok accorde désormais une grande place au livre. Et les groupes abondent.
Par l'intermédiaire du mot-clé #BookTok, le réseau social accueille des milliers de vidéos autour de la lecture et des livres, chaque jour. D'après les statistiques de TikTok, au 30 septembre 2022, 13 millions de vidéos ont été associées à cette catégorie, cumulant ensemble 80 milliards de vues.
La France n'est pas épargnée par le phénomène : entre janvier et septembre 2022, 376.000 vidéos porteuses du mot-clé #BookTok ont été publiées par des utilisateurs français, soit 1,6 milliard de vues. D'après des chiffres de Médiamétrie datant de la fin d'année 2021, 15 millions de visiteurs uniques utiliseraient TikTok chaque mois, quasi uniquement sur mobile (91 %).
Selon une étude de We Are Social et Hootsuite, TikTok se classe à la sixième position des réseaux sociaux utilisés en France, devant LinkedIn, Pinterest et Twitter. Les utilisateurs y passent en moyenne 21 heures par mois, une durée bien supérieure aux autres réseaux qu'il faut sans doute relier au public plutôt jeune de l'application.
L'engouement pour la lecture (du moins la valorisation de livres) des utilisateurs et utilisatrices du réseau social attire logiquement l'attention des éditeurs : ces plateformes constituent des relais promotionnels non négligeables pour ces sociétés aussi.
La popularité grandissante de TikTok a été accompagnée par ces succès aussi inattendus que fulgurants pour des ouvrages passablement obscurs. En novembre 2021, par exemple, Cain’s Jawbone d’Edward Powys Mathers, ouvrage paru en 1934 et tout juste réédité, obtient une forte exposition grâce au succès d'une courte vidéo sur le réseau social.
Une efficacité qui n'est toutefois pas propre à TikTok : Instagram, avec ses Bookstagrammeurs, a aussi connu son heure de gloire - citons pour l'exemple, Le Mur invisible, roman d’anticipation écoféministe de Marlen Haushofer (Actes Sud, traduction de Liselotte Bodo), grand succès sur le réseau en 2019.
La mesure des effets d'un réseau social est toujours complexe, car l'effet direct d'une publication se combine souvent à des effets indirects — un bouche-à-oreille « traditionnel », parallèle à internet, des articles évoquant un succès et contribuant à renforcer ce dernier...
BookNet Canada, institut de statistiques du livre outre-Atlantique, s'est risqué à l'exercice en septembre 2022, en déterminant pour commencer que 21 % des acheteurs de livres canadiens utilisaient TikTok — l'application connait un succès plus important encore sur les territoires anglophones.
D'après ces données réunies, Cain’s Jawbone d’Edward Powys Mathers a connu la plus forte hausse de ses ventes après une mise en avant #BookTok : 235.600 %, excusez du peu, entre octobre 2019 et juin 2022. Suivent It Ends with Us de Colleen Hoover (2016), avec une croissance de 42.133 % entre novembre 2019 et et juin 2022, et Shadow and Bone de Leigh Bardugo (2012), 6.769 % de mieux entre septembre 2019 et mai 2021.
Les ouvrages du fonds récent bénéficient le plus de l'effet #BookTok, et plus particulièrement ceux publiés depuis 2 à 5 ans au moment de leur mise en avant. Pour ces titres, la croissance des ventes est la plus impressionnante, de 1.698 % en moyenne. Elle s'explique par des ventes souvent en berne avant la mise en avant, d'où l'effet de multiplication impressionnant. TikTok apprécie donc le vieux, mais pas trop vieux quand même. Le même constat avait été réalisé par l'association des éditeurs britanniques, en avril 2022, qui remarquait « une hausse constante des achats d'ouvrages du fonds » depuis la pandémie.
Les ouvrages qui culminent dans les classements de popularité #BookTok sont destinés aux lecteurs adultes ou jeunes adultes, note BookNet. Pour les lecteurs adultes, la romance représente la moitié des titres, quand les jeunes adultes sont moins axés sur un genre en particulier : la fantasy et la littérature aux thématiques « sociales » se partagent les plébiscites. D'après les données de BookNet, les ventes des ouvrages adultes bénéficient plus de l'effet #BookTok sur leurs ventes.
En France, aucune étude n'a tenté de mesurer l'impact de TikTok sur les ventes de livres. Et la plateforme manque encore de ces exemples de succès impressionnants. La société a souligné, à l'occasion de son café littéraire, les mises en avant des recueils de Rupi Kaur, poétesse américaine, mais la popularité de cette dernière provient avant tout... d'Instagram.
Le chant d'Achille, de Madeline Miller, paru en 2015 chez Pocket (traduit par Christine Auché) a aussi connu son heure de gloire, mais le phénomène français a simplement suivi la tendance anglophone. Idem pour Nous les menteurs de E. Lockhart (Gallimard Jeunesse, traduit par Nathalie Peronny), qui a créé une tendance anglophone, ensuite adoptée par les TikTokeurs français.
Tout sur nous de Stéphane Ribeiro, titre paru au Livre de Poche en 2007, constitue le seul exemple franco-français mis en avant, avec un effet très observable. En 2021, il s'est vendu à 25.000 exemplaires après une mise en avant dans un #BookTok. L'effet s'est prolongé en 2022, avec un peu plus de 13.000 ventes. La meilleure année de son « existence », en 2008, le titre s'était vendu à 36.000 exemplaires.
@adeliinehrd Beaucoup trop contente de mon achat ! 🥰 #couple #fyp #livre ♬ Someone You Loved - Lewis Capaldi
Pour le reste, impossible, semble-t-il de prévoir les succès : une mise en avant très regardée de La Maison des feuilles, de Mark Z. Danielewski (Toussaint Louverture, traduction de Claro) n'a pas vraiment eu d'effet sur les ventes du livre. Même constat pour les Poésies d'amour de Rainer Maria Rilke (traduction de Sibylle Muller, Circé), pourtant conseillé par @entouteslettres, une des créatrices #BookTok sélectionnées par la marque pour son café littéraire.
@carlabdx__ #booktok #frenchbookworm #clubdeslecteurs #booktokfrance #fakebody ♬ SEVILLA - Thrife
Les ouvrages qui semblent le plus profiter de l'effet TikTok sont parfois déjà des best-sellers : on retrouve ainsi, souvent recommandée, Colleen Hoover, autrice également plébiscitée au Canada et aux États-Unis, mais aussi Kilomètre zéro, de Maud Ankaoua (J'ai lu), qui a franchi la barre du demi-million d'exemplaires poche vendus trois ans après sa parution (et six ans après sa parution grand format chez Eyrolles) et bénéficié d'un regain d'intérêt supplémentaire après une mise en avant par une influenceuse en développement personnel, @melteconseille.
Alors que la critique professionnelle, notamment celle de la presse littéraire spécialisée, perd en audience et en prestige, la recommandation en ligne, et notamment en vidéo, peut profiter d'une demande en la matière. Il semble surtout que les réseaux sociaux, et en particulier TikTok, assument un travail de recommandation, mais aussi de promotion pour des genres littéraires particuliers, romance et fantasy en tête, le plus souvent avec une connotation jeunes adultes — que la critique traditionnelle ne considère pas, ou peu.
À LIRE: TikTok Book Club : l'application ouvre son club de lecture
L'édition a bien compris ce créneau spécialisé qui s'ouvrait, et se montre d'autant plus intéressée que des opérations de promotion sur ces canaux, si elles ne sont pas forcément gratuites, touchent un public à la fois plus nombreux et plus intéressé. La mise en avant de Kilomètre zéro, un titre feel good mêlant récit et développement personnel, est d'autant plus efficace qu'elle est réalisée par une influenceuse spécialisée dans le développement personnel, auprès d'un public sensible au sujet.
Le groupe d'édition le plus puissant du monde, Penguin Random House, adossé à la multinationale Bertelsmann, entend capitaliser sur ce canal de communication, et a mis au point un outil, en collaboration avec TikTok, pour compiler sur une page toutes les vidéos portant sur un titre particulier et fournir un moyen plus simple de se le procurer. Un outil uniquement disponible pour les titres Penguin Random House.
Cette collaboration entre PRH et TikTok pourrait toutefois, paradoxalement, préfigurer la perte de pertinence du réseau en matière de recommandation de livres. « Au début, je me suis dit que l'outil pourrait être utile. Puis, il m'a paru un peu limite, genre ce méga éditeur veut absorber toutes les maisons américaines, et en plus, il veut BookTok », commente la TikTokeuse Haley Thomas auprès de Rolling Stone.
Les TikTokeurs comme Haley Thomas s'inquiètent aussi de la manière dont l'outil de PRH et TikTok pourrait influer sur les partenariats entre éditeurs et créateurs de contenus, et la rémunération versée à ces derniers. « J'ai vraiment du mal à me réjouir de voir ces géants se faire de l'argent sur notre dos. J'aimerais voir une rémunération à la hauteur versée à ceux qui fournissent tant d'efforts, de passion et de travail pour des créations originales », explique encore Haley Thomas.
Par cet outil de promotion spécifique et réservé à un seul groupe éditorial, TikTok semble avoir tordu le bras à ses propres règles en matière de recommandation de livres : laisser une entière liberté aux créateurs de contenus. Cette même liberté se reflétait dans une certaine spontanéité, la mise en avant d'ouvrages du fonds, et autant de succès imprévisibles. Elle risque de disparaitre avec la formalisation des partenariats avec les éditeurs, aussi bien du côté de la marque que des créateurs, ou la mise en avant artificielle de certains titres par les algorithmes.
La vie des réseaux sociaux est ainsi faite : espaces de liberté et de créativité, ils se sclérosent à mesure que publicités, opérations marketing et contrôles des contenus se multiplient, à l'image de Facebook ou YouTube. Autant dire que pour TikTok, le temps est compté.
Tous les chiffres de vente de cet article sont tirés d'Edistat.
Photographie : illustration, Solen Feyissa, CC BY-SA 2.0
12 Commentaires
Marianne L.
27/10/2022 à 05:05
Merci pour cet article très intéressant. Je trouve que la conclusion résume bien les limites des réseaux sociaux, que ce soit en terme de livres ou autre.
Dominique L.
27/10/2022 à 09:30
On reste dans la même lignée que les autres medias sociaux : le girly, le feel good, et l'investissement des éditeurs industriels avec tik tok.
Cela ne m'étonne pas que la poésie et la belle littérature n'aient pas été suivies par les "followers d'influenceurs". On reste dans le superficiel, comme ailleurs.
Comme ailleurs, les gros vont acheter de la visibilité.
Les Valogne, Lévy, Grimaldi, Musso, Nothomb ont de beaux jours devant eux.
On est dans la sclérose, vous avez raison !
Pas sûr que cela fonctionne longtemps. Comment lier le temps long de la lecture et l'éphémérité répétée à l'envi des vidéos creuses comme des cerveaux de followers addictes à l'illusoire.
F Bon
27/10/2022 à 11:02
paradoxe pas neuf, amplifié bien sûr par et pour l'ensemble des réseaux sociaux, mais qui vaut pour toute la presse littéraire main stream – notre côté du paradoxe étant que nos micro-niches passent toujours sur les grosses vagues, et que notre survie est à ce prix... il commence d'ailleurs à y avoir quelques belles expériences alternatives sur Insta comme sur TikTok, et pas seulement dans le domaine anglophone, manque aussi qu'on joue plus en commun concernant hashtags et propulsions réciproques...
F Bon
27/10/2022 à 11:06
(et, indépendamment des commentaires, merci Antoine pour cette approche – pour «Maison des feuilles», traduction qui a 20 ans, la propulsion se fait sans doute plus en «longue traîne» : la rencontre chez Mollat avec Claro, Dominique Bordes et Nicolas Martin est plutôt au double des visionnages habituels de leur chaîne, si précieuse...)
D. Lin
27/10/2022 à 12:06
Pour un éditeur indépendant, ce ne sont ni les vues ni les like qui comptent, mais l'acte d'achat.
500 vues et pas un achat… à quoi bon. Ah, oui, désolé, c'était de la littérature, pas du fast-book.
J'ai vécu cette expérience du vide pour un de mes romans, et cela refroidit. Des heures à entretenir une présence sur les réseaux pour… des likes !
Le problème, c'est que les like, même par centaines, ne se mangent pas en salade ou grillés au barbecue.
Les réseaux sont à l'image de notre société: le paraître, la cécité, la surdité… je me montre, mais ne regarde pas les autres, si ce n'est pour les liker dans l'espoir d'en recevoir en retour… quelle avenir, quelle ambition !
F Bon
27/10/2022 à 13:34
eh ouais, les réseaux sociaux ça se travaille comme le reste :-) je pense très sérieusement qu'on est largement à la hauteur en taux de pénétration et prescription que nos alter ego anglophones, mais eux sur un bassin bien plus large, donc valeur absolue des résultats plus large aussi – la question de fond serait plutôt à formuler : est-ce que ce travail réseau peut s'appliquer à des objets simplement transposés du livre (roman, poésie etc) ou bien ça ne prend effectivité qu'à condition que nos contenus aient eux aussi cheminé vers des formes «web compatibles» ? on est pas mal désormais à travailler sous cet angle, et la tiktoquerie fait désormais partie de la panoplie
Aurelien Terrassier
03/06/2023 à 17:13
@Dominique L Je suis entièrement d'accord avec vous. A l'heure des algorithmes, de la culture du buzz et du zapping, c'est le néant et à part la littérature industrielle des best-sellers, ces réseaux sociaux qui diminuent le temps d'attention ne peuvent pas suggérer de la qualité. L'intellectualisme dans tout cela? Niet! Sauf peut-être la bio de Nabilla...
F Bon
27/10/2022 à 09:35
je tiketoque au quotidien depuis 1 an, mais hors du «booktok» décrit ici, et j'ai régulièrement affaire à censure algorithmique : ils coupent systématiquement la bande-son (et la propulsion donc) selon certains mots repérés : Edouard Levé j'avais eu le mot «suicide», semaine dernière Dostoievski j'avais eu le mot «anarchiste», au total 7 ou 8 censures sur 200 vids (entre 400 et 800 visionnages en moyenne sinon, et 650 abonnés ça reste du modeste mais ça c'est le jeu), au point que plusieurs fois j'ai mis en sommeil le compte par dignité – je maintiens parce que je veux mieux comprendre, et aussi parce que les commentaires en retour sont franchement hors de ma sphère réception habituelle et c'est la principale motivation – sur cette question de bande-son coupée par l'algo il y a d'autres retours ?
Gilles
28/10/2022 à 09:07
Un bon paquet de boomer.euse.s ici...
Je trouve ça bien que les jeunes (pas forcément lecteur.ice) utilisent un réseau social pour s'y mettre...
Toute promotion de la lecture est bonne à prendre, sans discrimination classiste (vive la poésie, à bas Musso, ça existe encore ce genre de réflexions ?)...
Mieux vaut lire un Harlequin que ne pas lire.
Et sinon, vu le nombre de vidéos TikTok, dire qu'il n'y a pas de #booktok poésie, faut vraiment ne rien connaitre aux statistiques pour dire ça...
Nour
17/12/2022 à 15:55
Merci pour votre commentaire, je commençais à désespérer.
En tant qu'actrice de la lecture publique, je suis ravie que tous les amateurs de littérature ne tombent pas dans la facilité de classisme.
Il n'y a pas de sous-lecture, chacun a des goûts différents.
Enfin, pourquoi attendre des autres ce qu'eux-même ne font pas? S'ils ne sont pas contents qu'un tel ou un autre contenu n'ait pas été mis en avant, qu'ils se mettent à l'exercice.
Louise B
20/12/2022 à 15:36
MER-CI ! Tout à fait !
rez
15/11/2023 à 12:20
tiktok faisant la promotion de la lecture c'est aussi honnête et efficace que pablo escobar en train de construire des hlm dans les villes où il mettait des bombes. C'est une combine qu'on connait bien, du coup zéro excuse pour ceux qui acceptent de danser à leur rythme.