De Jacques à Caroline, sa fille, la famille Fortin préserve et développe son bébé : les éditions Québec Amérique. Fondée en 1974, la maison est passée dans les mains de Caroline Fortin en novembre 2021. Accompagnant la très française – et maudite, va sans dire – rentrée littéraire, la société annonce son retour sur le vieux continent.
D’une main de fer dans un gant de velours, Caroline Fortin reprenait le flambeau paternel, après 50 années d’édition : directrice générale depuis 2011, elle succédait à son père… mais pas que. En effet, cette prise de fonction s’accompagnait d’une autre nouvelle : l'investissement, en vue d'une participation majoritaire dans les éditions Cardinal. Le programme se chargeait…
Septembre 2022, moins d’un an plus tard, Québec Amérique réalise le voyage de Jacques Cartier en sens inverse : ainsi, la structure revient sur le territoire européen, forte de ce que la littérature québécoise ait su, ces années dernières, conquérir le lectorat francophone.
Plusieurs auteurs significatifs accompagnent cette venue — dont Marie Laberge, avec Contrecoup. La collection Littérature d’Amérique se taillera également la part du lion avec quatre nouveautés proposées tous les ans. L’éditeur travaillera avec Dilisco (filiale d’Albin Michel) pour la diffusion et distribution.
Certains de ses ouvrages étaient déjà disponibles en dehors du Canada. Désormais, la société souhaite occuper « une place dans le cœur du lectorat européen ».
Ainsi, au terme de 18 mois d’investissements, QA de son petit nom, arrive sur le territoire français, reprenant donc la collaboration entamée avec Dilisco en 2015. À l’époque, c’était pour Le dictionnaire visuel de Jean-Claude Corbeil « mais nous n’avions pas déployé à l’époque les efforts d’aujourd’hui », indique Caroline Fortin à ActuaLitté.
Cette fois, le catalogue est construit sur des choix et sélections auxquels Alexandra Valiquette, directrice export, a pris part. « Il s’agit d’amener ce que l’on fait de plus significatif, à travers des œuvres susceptibles d’intéresser le lectorat », reprend la présidente. Et si la littérature n’est pas le cœur d’activité de Dilisco, une heureuse conjonction s’est dessinée : « Leur équipe nous a enchantés et nos ouvrages arrivent au moment où ils cherchent la diversification », relève Caroline Fortin.
Québec Amérique se dote par ailleurs d’un duo dédié à la relation libraire (pour la France d'une part, et la Belgique et la Suisse d'autre part), en complément du travail des représentantes. « Ce lancement, malgré nos cinquante années d’expérience au Québec, implique de tout construire. Comme si l'on débutait. » Une responsable des réseaux sociaux et de la promotion jeunesse s'est ajoutée à l'équipe, tandis que des relationnistes presse viendront prêter main-forte, ponctuellement.
Ce mouvement vers l’international, Caroline Fortin l’a amorcé quand elle est devenue propriétaire de la structure, en novembre 2021, analyse Séléna Bernard, spécialiste des marchés québécois et francophones de l’édition et responsable des marchés export pour Bragelonne. « Québec Amérique a déjà été présente en France en privilégiant jusque là les ventes de droits à des éditeurs français. Or, le problème est que du coup l’éditeur est tributaire des tendances et des souhaits d’achats d’éditeurs étrangers », relève-t-elle.
« Le marché français était jusque là énormément orienté sur un choix de titres très “typiques” pour dire même assez cliché. Le français aime le québécois et s’en fait une idée spécifique. Il y a beaucoup de titres achetés à l’époque qui parlent de ma petite cabane au Canada et d’immigration au Québec. »
Casser les codes, changer la donne et apporter un renouveau, de nombreuses maisons d’édition de la Belle Province s’y emploient — et les éditeurs français ne manquent pas de solliciter des textes parfois plus complexes. La publication du roman de Mikella Nicol, Les filles bleues de l’été, au Nouvel Attila en est l’un des derniers exemples.
Séléna Bernard pointe également Les Fleurs du Nord, de Valérie Harvey : « Un titre qui a vendu plus de 5000 exemplaires dans la Belle Province, un beau best-seller. Il s’agit d’un roman Young adult d’inspiration japonaise et qui trouve certaines de ses inspirations dans les mangas, le créneau qui est le plus en explosion partout présentement. Sociologue de formation l’autrice est l’une des plus grandes spécialistes du manga et de la culture japonaise au Québec. »
Alors ce boom de la littérature québécoise en France, autant l’appréhender avec les œuvres les plus convaincantes. Entre les aides à l’exportation que propose la SODEC (organisme de financement de la province) et les programmes qui se montent, le rayonnement québécois ne manque pas d’opportunités.
« À l’instar de Mémoires d’Encrier, la Peuplade a également fait une belle percée en France et il est plus facilement possible aujourd’hui de signer un contrat de distribution en France, pour les gros éditeurs québécois en tout cas. C’est le cas également pour Québec Amérique », conclut Séléna Bernard.
Pour autant, les racines de Québec Amérique s’ancrent dans un territoire qui a lui aussi évolué au cours des années passées. Ainsi, quand en septembre 2018, les éditions Boréal et Québec Amérique s’associent, c’est le groupe de diffusion et de distribution Dimédia qui consolide sa place dans le paysage. « Québec Amérique s’est toujours diffusé seul : en travaillant avec Pascal Assathiany [Ndlr : fondateur de Dimedia], nous avons monté une collaboration fructueuse. »
De fait, Dimedia avait clairement identifié les difficultés : le fonds québécois pris en charge avait besoin d’un acteur supplémentaire, apportant d’autres joueurs, tout en réagissant à la création d'Interforum Canada Canada, dévoilé en mai de la même année.
Et comme l’histoire aime à se répéter, les mouvements en France autour de Hachette Livre et Editis, avec Vivendi en toile de fond, provoquent des remous. « Dès qu’une décision est prise en France, des changements s’opèrent au Québec. Personnellement, éditrice indépendante, je reste convaincue : faire ce qui me tente et en avoir la liberté, c’est formidable. Et je n’en changerai pour rien. »
Surtout qu’avec la pandémie Covid, la compétition avec les ouvrages qu’exportent les éditeurs français… a largement tourné en faveur des maisons québécoises. 2021 fut une année d’exception pour l’industrie du livre, partout dans le monde, mais au Québec, on a assisté à des mouvements inédits. Comme celui des amateurs de livres numériques, qui se sont approvisionnés chez les libraires indépendants québécois plutôt qu’à travers les grandes plateformes habituelles.
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« Durant la pandémie, de nombreux mouvements se sont enclenchés pour mettre en avant la lecture d’œuvres québécoise. » Et la littérature locale a ainsi connu un très fort engouement, qui s’est prolongé. « Au Québec, le milieu du livre est en bonne santé. Quand on est en France, en revanche, on perçoit ce que la concentration occasionne », glisse Caroline Fortin.
D’ailleurs, la vague ne s’essouffle pas : dernièrement, Coalition Avenir Québec a répondu à une lettre ouverte de l’Union des écrivaines et écrivains québécois. Leur demande ? Faire de la lecture une priorité nationale.
« C’est vraiment une problématique que nous avons identifiée depuis longtemps. Tant dans le système éducatif qu’ailleurs », reprend l’éditrice. « Le sujet est primordial, tout simplement. » Et d’imaginer que la littérature locale puisse désormais occuper une place véritable et significative auprès des élèves. « En créant Québec Amérique, mon père a publié pour premier ouvrage un document sur la pédagogie de la lecture. Ou comment concevoir des espaces de lecture dans les classes primaires. Cet essai marque littéralement notre acte de naissance en tant que maison d’édition. »
Et puis, à la marge — mais pas tant, en fin de compte —, le secteur note des évolutions savoureuses. Ainsi, le Premier ministre, François Legault, propose, depuis qu’il est en poste, des chroniques d’ouvrages, diffusées sur sa page Facebook. « Il lit, énormément, et avec acuité. » Un influenceur inattendu, d’autant plus que ses recommandations se répercutent dans les listes des meilleures ventes. « Quand il a proposé un ouvrage de Marie Laberge, les résultats se sont sentis immédiatement. »
Un pas de plus, pour que le politique s’empare de la lecture, avec cette nuance qui ravit Caroline Fortin : « Ce n’est pas de la politique. C’est notre Premier ministre qui partage ses lectures. » Et rien n’empêcherait que cette démarche devienne, pour le coup, une politique.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 - Salon du livre de Montréal 2019
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