Les grands nouvellistes spécialistes ne sont pas si nombreux : Maupassant en France, Raymond Carver ou Edgar Allan Poe aux États-Unis… En Autriche, il faudrait citer Ferdinand von Saar. S’il est étudié dans les écoles germaniques, il est en revanche inconnu en France. Les éditions Bartillat nous offrent l’occasion de le découvrir par l’une de ces plus célèbres œuvres : Le Lieutenant Burda. Nous sommes dans l’Autriche des années 1850, raide comme une pente et bloquée comme un appareil en panne.
Le 03/10/2022 à 15:32 par Hocine Bouhadjera
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03/10/2022 à 15:32
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« Je voulais montrer ce qu’il y avait de creux et de complètement inconsistant dans la vie de Burda — et même dans cette époque tout entière. » Extrait d’une lettre de Ferdinand von Saar à son ami l’écrivain Karl Emil Franzos.
Dans l’armée impériale autrichienne des années 1850, un jeune bourgeois, beau et élancé, promène sa vanité et son orgueil : c’est le Lieutenant Burda. Au sein d'une société du XIXe siècle où les hiérarchies sociales sont une réalité du quotidien, le soldat souhaite s’élever. Pour lui, un sang bleu a toujours coulé dans ses veines. Il a payé un fonctionnaire pour retrouver ses ascendances aristocratiques anciennes supposées, très soucieux de son statut.
En outre, en Rastignac autrichien sans le recul de l’esprit français, ses sentiments sont organisés en fonction de cette ambition sociale, et pas vers n’importe qui : une princesse de la maison Liechtenstein, qui à cette époque, participe au sommet de la noblesse historique de l'empire. Pire, il est certain qu’elle l’aime en retour. Illusion, illusion, que se cache derrière ce oui ? Souvent un non.
On suit les prétentions et les fantasmes de l’officier subalterne par l’entremise du regard d’un jeune sous-lieutenant qui emménage avec lui à la faveur de l’organisation militaire. Ce dernier, qui parle à la première personne, finit par devenir son confident et ami. On découvrira que Ferdinand von Saar se dissimule dans chacun de ces deux personnages. Burda s’imagine, se rend à l’Opéra et au Théâtre, alors que son régiment est installé à Vienne. Son camarade souhaite le sortir de ce songe, et lui-même doutera, quand des signes feront croire que cet amour pourrait être réciproque…
Le plafond de verre
Ce texte, traduit par le grand germaniste, Jacques le Rider, sous une apparente simplicité, est d’une richesse admirable. Comme dans chacune de ces 32 nouvelles, en naturaliste accompli, Ferdinand von Saar cherche à animer un instantané des mœurs de la société autrichienne, ici de ses jeunes années. Il y a de la nostalgie et un regard sans concession sur cette époque. S’y meut une aristocratie en fin de vie, à « l’inaction peu glorieuse », absorbée dans de futiles activités sociales, mais également cette vieille Autriche et ses Hommes d’honneurs, dont Burda fait partie.
Trop fat et idéaliste, sans humour ni ironie, le fringant et courageux lieutenant ne peut être qu’un jouet des dieux, qui punissent toujours les inconscients. Les grands moralistes, extralucides, rappellent qu’il faut rester à sa place dans la société, et ne pas vouloir accéder à un statut qui n’est pas le sien.
À Travers son personnage-titre, cette nouvelle charrie l’obsession des nations aristocratiques du XIXe siècle, transitoires entre les aspirations bourgeoises et une résistance, de plus en plus faible, de l’ancienne noblesse fatiguée. Le Balzac d’Illusions perdues, le Stendhal du Rouge et le Noir… Mais à l’autrichienne, donc, non dans le pays des idées révolutionnaires, mais dans celui qui s’est construit en contre-modèle de la proposition que Napoléon essaima partout en Europe. La génération suivante, des Schnitzler et autre Freud, se concentrera sur les maux de la bourgeoisie triomphante et névrosée.
Ferdinand von Saar raconte la fin de la puissance autrichienne à partir de ses premiers revers durant les guerres d’indépendances italiennes des années 1850 et 1866, avant la terrible défaite face à la Prusse de Bismarck. Dans la nouvelle, cette déliquescence s’illustre à travers les atermoiements de l’Autriche dans la Guerre de Crimée de 1853. À cette époque, les postes d’officiers supérieurs et généraux sont réservés à la noblesse, au détriment des vrais talents, et ce texte en est le récit tout en finesse. L’armée de François-Joseph ressemble ici à celle du Comte de Ségur : le titre avant les hauts faits.
Une société « où l’ascenseur social est bloqué » provoque, chez certains êtres à l’énergie débordante et contenue, des pathologies. Le lieutenant Burda, solitaire narcissique à tendance paranoïaque, tombe dans le délire d’interprétation. Lorsque l’entourage de la princesse viendra se plaindre du comportement du soldat auprès du narrateur, l’érotomane y déduira un complot contre lui…
Sa mégalomanie de départ n’en est que le symptôme. Plus qu’une peinture sociale, Ferdinand von Saar atteint l’étude psychologique, voire psychanalytique, sous l’influence de son ami - aussi professeur de Sigmund Freud et d’Arthur Schnitzler -, Theodor Meynert. Ou plutôt, il rend compte de cette dialectique évidente entre le social et la santé mentale. Le Lieutenant Burda est avant tout un rêveur, autant enfermé en lui-même que dans la projection de son intériorité sur la réalité dite « objective », jusqu’à la dissolution de toute objectivité dans cette subjectivité inconsciente. La princesse est devenue un symbole et Burda ne se parle qu’à lui-même.
Les multiples conversations avec le narrateur, dans la nouvelle, illustrent bien cette idée : l’amoureux n’a jamais l’air de véritablement écouter les réponses de son camarade, et quand c’est le cas, c’est pour s’agacer que ce dernier le contredise.
Le « Maupassant autrichien »
En parallèle, si Ferdinand von Saar n’hésite donc pas à porter un regard critique sur cette période qui suit les révoltes de 1848 réprimées et accompagnées d’un sévère tour de vis, elle correspond également aux années de sa jeunesse, d’où s’exhale une certaine nostalgie. On est juste avant les grands travaux dans Vienne qui verront le creusement de la célèbre Ringstrasse. L’Opéra et le théâtre où se rendent le lieutenant Burda et le narrateur précèdent l’actuel Opéra, inauguré en 1861 et le Burgtheater, ouvert seulement en 1888.
Cette nouvelle est fortement nourrie de la vie et des pensées de Ferdinand von Saar. Né en 1833 dans une famille modeste où le père meurt alors qu’il n’a que 6 mois, il s’enrôle à 16 ans dans l’infanterie autrichienne, direction l’Italie. Sans patrimoine familial, il ne vivra que de sa maigre solde, en officier subalterne, à l’instar du lieutenant Burda.
À l’armée, il participe à l’échec de la deuxième campagne d’Italie, sans prendre part aux combats, découvre Schopenhauer, et au sortir de l’engagement militaire, décide de se risquer dans la carrière littéraire. Grand lecteur de l’auteur de nouvelles et courts romans Adalbert Stifter, il s’oriente vers le genre de ce dernier, en parallèle à la poésie, jusqu’à être renommé, bien plus tard, le « Maupassant autrichien ». D’abord criblé de dettes, il fera plusieurs séjours en prison.
Comme le soldat de sa nouvelle, il lancera des recherches sur l’ascendance de son sang, déterrant une vieille famille de comtes croates, les Zdiar, rebaptisés von Saar après leur établissement en Bohème. Son salut ne passe pas par cette ascendance hypothétique, mais par des protectrices qui lui ouvrent leur château. Il épouse la dame de compagnie de l’une d’entre elles, qui se donnera la mort des suites de sa dépression. Le Lieutenant Burda paraît en revue en 1887, puis en volume dix ans plus tard dans son recueil le plus célèbre, Nouvelles d’Autriche.
Toute son œuvre est traversée par un profond pessimisme, nourri de la vision noire et compassionnelle de Schopenhauer. À la fin de sa vie, il est enfin reconnu et reçoit la gratification impériale de l’Ordre de François-Joseph en 1890. Malade d’un cancer, il se suicide en 1906, à l’âge de 72 ans, après un crépuscule dans la souffrance morale et physique.
Son écriture simple, précise et limpide fonctionne, et les habitués de la littérature contemporaine retrouveront une denrée rare, des descriptions. Le grand drame de l’Autrichien est d’être arrivé trop tôt. La Vienne de « l’Apocalypse joyeuse » des Hugo Von Hofmannsthal, Karl Kraus, Stefán Zweig, Gustav Klimt ou encore de la psychanalyse, le suivra, mais cette génération saura saluer son influence.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 25/08/2022
126 pages
Bartillat
16,00 €
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