Étrange passion que la leader du mouvement d’extrême droite, Fratelli d’Italia, étale à l’égard des ouvrages de Tolkien. Que ce soit Le Seigneur des Anneaux ou encore Le Hobbit, Giorgia Meloni puise de quoi alimenter sa dialectique. Mais que personne ne s’y trompe : la lutte contre Sauron n’est pas tout à fait au coeur de ses préoccupations.
Le 01/10/2022 à 19:04 par Nicolas Gary
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01/10/2022 à 19:04
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La pureté d’une communauté rejetée et marginalisée, alors qu’elle vit avec bon sens et en pleine harmonie : tout n’est que métaphore dans les éléments de langage que déroule Giorgia Meloni. Les Hobbits véhiculent et alimentent ainsi le discours de repli national que prône la leader politique — bien loin de la naïve candeur des créatures de Tolkien. Une communauté, oui, mais hiérarchisée et soumise — jusqu’à ce que Frodon et Sam acceptent la mission terrible d’aller défier les forces du mal et le terrible Sauron. Ah, être investi d'un rôle plus grand que soi...
Rappeler que la mythologie où Tolkien puisa son inspiration est celle des légendes nordiques nourrit donc le propos : la terre vierge et pure contre la société corrompue. Et quand courage, audace, fidélité s’ajoutent, alors l’écriture du roman national s'active. Il n’est pas non plus inutile de préciser que Meloni prit part aux derniers temps de ce qui fut le dérivé des Jeunesses mussoliniennes — rebaptisé alors Mouvement social italien. Elle avait alors 15 ans, et cet engagement d’adolescente dans une communauté pro-fasciste aura marqué son parcours autant que sa pensée.
Mais alors que viennent faire les allusions et citations empruntées à Tolkien ? Plus qu’une rhétorique politicienne, l’ancienne ministre de Silvio Berlusconi, en route pour le poste de Première ministre, y puise de l’allégorie contemporaine à bon prix. Et la série sur Prime Video lui permet de s'adresser à un plus jeune électorat. « Je ne considère pas Le Seigneur des Anneaux comme un livre de fantasy », avait-elle déclaré par le passé. En réalité, l’univers médiéval fantastique exerce une forte influence sur les jeunes partisans de la droite italienne.
Il devient aisé de se prendre pour l’un des membres de la Communauté, chargée de lutter contre les agressions de l’extérieur et de remettre le monde sur les bons rails — et à ce titre, de se sentir en mission. Sauf que le Croisé ne fait plus recette, et la libération de Jérusalem a lassé depuis quelques siècles.
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Plus encore : dans son programme, Meloni revendique un retour aux littératures d’antan, la valorisation du patrimoine italien ancestral ou encore de reconnecter avec l’Histoire du Bel Paese. Une patrie fondée sur des valeurs anciennes, des traditions millénaires, remises au goût du jour et à qui l’on rend soudainement justice dans un élan de patriotisme… communautaire. Banco.
Alors qu’est-ce donc que The Lord of The Rings apporta à Giorgia Meloni ? Précisément ce que toute épopée fondatrice fournit à un peuple : un lien entre les personnes. Un monde passé en commun. « Pas une simple saga de fantasy, comme le pensent certains (qui ne l’ont pas lu), mais une extraordinaire métaphore sur l’homme et le monde. Un livre empli de grands et intemporels enseignements. » Et de conclure : « Si ce n’est pas déjà fait, lisez-le absolument. »
Tolkien qui qualifiait Hitler de « petit excité imbécile », n’est plus là pour se défendre ni regretter de voir son Seigneur servir les intérêts de l’extrême droite. Pouvait-il en être autrement ? Hélas, trois fois hélas : l’exaltation des enjeux suprêmes, l’engagement pour préserver son identité contre les assauts de hordes assoiffées de haine (et qui, soit dit en passant, n’ont pas vraiment envie de s’intégrer dans notre gentille société… tiens donc…), voilà qui raconte une belle histoire bien proche de celle que véhicule Fratelli d’Italia.
Et nettement plus intelligemment rapportée que ce que Matteo Salvini, leader de la Lega Nord (autre parti d’extrême droite), assénait avec des gros mots comme étrangers, migrants, etc.
Quand en 2008, les médias italiens découvrirent qu’une figure de Gandalf le célèbre magicien de Tolkien, trônait sur le bureau de Meloni, alors ministre de la Jeunesse, nul n’a véritablement tilté. Et en 2019, voici qu’elle revenait sur ce que cette fresque épique lui avait apporté. Mieux, voilà quelques mois, elle déplorait n’avoir pas pu commencer la nouvelle série diffusée sur Amazon, qui revient en Terre du Milieu, deux mille ans avant les événements des romans.
Tout cela parce que son engagement politique l’avait privée de ce temps pour l’adaptation…
D’autant que cette figure se double d’une autre image d’Épinal : la femme et mère parvenue à s’imposer dans un monde d’hommes, à travers ses sacrifices — un storytelling récemment et fortement appuyé dans un post de sa sœur, Arianna. Et cette dernière ne s’est pas trompée en écrivant, dans un effort mimétique millimétré : « Je vous accompagnerai sur la Montagne du Destin, pour jeter cet anneau au feu, comme Sam avec Frodon, sachant que ce n’est pas mon histoire qui sera racontée, mais la vôtre, comme il se doit. »
Pas même en filigrane, Tolkien sert de référence culturelle, d’exhortation et de propagande… bien malgré lui. Car les partisans sont, depuis des années maintenant coutumiers de ces allusions : alors qu’elle prononçait l’un de ses premiers discours pour l’ancien parti Alleanza Nazionale, Meloni avait là encore puisé dans le vivier du Seigneur des Anneaux.
« Notre tâche est de faire tout notre possible pour l’avenir et ces années où nous vivons, en éradiquant le mal des champs que nous connaissons, afin de ne plus laisser que des terres saines et propres, que cultiveront ceux qui viendront après nous. » Limite un discours galvanisant que Legolas aurait pu prononcer… (voir Notizie)
Alors la Montagne à gravir s’apparente plutôt au Palazzo Ghigi, qui sera celui du pouvoir italien, et la communauté aura donc tous les atours de la résistance contre l’oppresseur. Unis autour d’un anneau à détruire. Et quand Giorgia salue sa victoire en lançant dans La Repubblica : « C’est la victoire de la génération Tolkien », alors on comprend que les référentiels ont changé : des égouts du néo-fascisme, voici l’Italie emportée vers les récits vibrants et formateurs. Ceux qui unifient, comme toute autre épopée par le passé servit à consolider un peuple autour d’une figure de légende — La Franciade, s’il n’en fallait citer qu’une. L’Iliade et L’Odyssée, pour remonter plus encore dans le temps…
En changeant de paradigme discursif, Meloni ne dit pourtant rien d’autre que ce que les appels à la haine ont clamé des années durant. Mais en offrant pour identification les combats glorieux que Tolkien produisit, elle forge la génération Hobbits, ralliée derrière une nouvelle bannière.
Au New York Times, elle indique, sans ne plus laisser aucune place au doute, que les livres de Tolkien sont plus que de la littérature : ils expriment son programme. Mieux : ils relèvent d’un texte sacré. Car elle ne peut oublier que durant plus d’un demi-siècle, le livre fut celui revendiqué par les néo-fascistes, dans la tentative de reconstruire une identité forte.
Son parti qui a appelé à un blocus naval contre l’immigration illégale, souligne plus souvent qu’à son tour les dangers de ces forces sombres, œuvrant dans l’ombre — des conspirateurs comme les banquiers internationaux, changés en orcs au besoin. Ces lecteurs de Tolkien, qui comme elle ont rêvé d’un idyllique retour à ce monde agraire simple et heureux, furent comblés de découvrir le Camp Hobbit, festival politique lancé en 1977. Meloni y assista pour la première fois en 1993… Et il est vrai que demander de remonter à Virgile et ses Géorgiques ou ses Bucoliques implique un effort intellectuel trop important — et plus encore, trop décorrélé des enjeux et images contemporains.
Hobbit, c’est aussi le nom d’un groupe de rock d’extrême droite.
Alors, Meloni a trouvé là un levier de convergence. Et quand elle affirme que sa compréhension du pouvoir – en tant qu’objet de corruption et et d’isolement des êtres, était « étroitement liée à ma lecture de Tolkien », la messe est dite.
« Je considère le pouvoir comme très dangereux. Je me le figure comme un ennemi. Et non comme un allié. » Une sorte d’anneau dont il faut se débarrasser — ou du moins, est-ce l’objectif affiché… Sauf peut-être par un certain Gollum....
1 Commentaire
Lemanovitch
03/10/2022 à 09:20
Merci pour cet article qui illustre la prédominance des idées d’extrême droite qui envahissent l’espace de l’Europe actuellement. L’importance de nos imaginaires et de ses expressions par le secteur culturel y joue un rôle très important. Je vous invite à lire le remarquable essai de l’anthropologue Fanny Parise aux éditions Payot : « Les enfants gâtés » (anthropologie du mythe du capitalisme responsable).