#LireEnPoche22 – Dans quelques jours s'ouvrira le festival Lire en Poche, à Gradignan – trois journées de rencontres et de festivités autour des petits formats. Le commissaire général de l'événement, Lionel Destremau, aborde cette 17e édition avec prudence et optimisme. Entretien.
ActuaLitté : Il paraît qu’on n’est pas sérieux, quand on a 17 ans... Dans quel contexte éditorial s’ouvre cette édition 2022 ?
Lione Destremau : Je crains qu'à dix-sept ans... un salon du livre soit contraint d'être un peu mature, d'autant plus après deux années assez complexes pour l'événementiel en général. Le contexte est celui d'une reprise d'activité « à la normale », à savoir sans contraintes sanitaires telles qu'on les a connues en 2021 et bien sûr en 2020. 2020 fut une édition « portion congrue », n'ayant pu maintenir que quelques éléments de la programmation et le travail avec les scolaires.
En 2021, outre la gestion du pass sanitaire, nous avons dû composer avec encore des problèmes de transports des auteurs étrangers qui avaient en grande partie dû annuler leur venue. Cette année, nous devrions retrouver toute la programmation (sauf annulations de dernière minute) et une large ouverture au public, pour une édition qui devrait ressembler à celle de 2019 pour l'organisation générale et, nous l'espérons, l'affluence des visiteurs.
Qu'apporte Florence Aubenas, marraine de cette année ?
Lione Destremau : Chaque parrain ou marraine donne à une édition du salon une certaine coloration, en lien avec la thématique. Florence Aubenas sera présente à la fois à travers ses écrits (un spectacle théâtral autour du Quai de Ouistreham en ouverture du salon, des rencontres programmées) et à travers deux cartes blanches pour lesquelles elle a choisi d'inviter Caroline Lamarche et Marie Desplechin.
Elle représente aussi un genre qui n'est pas si souvent représenté sur le salon, à savoir le récit journalistique littéraire et, par son métier de reporter, une inscription particulière dans la société, un regard critique qui rend compte et interroge notre monde, que ce soit les travailleuses invisibles du Quai de Ouistreham justement, les récits de vies ordinaires dans ses reportages à travers la France, ou encore ses articles de terrain sur la guerre en Ukraine en ce moment. Des fragments d'un monde, le nôtre, que nous ne connaissons pas forcément, et qu'elle nous amène à observer et à appréhender.
Quel est cet autre monde, presque hypothétique, que vous avez choisi comme thème ?
Lionel Destremau : Comme je le disais s'agissant de la présence de Florence Aubenas, cet « autre monde », accompagné d'un point d'interrogation, c'est tout autant ce monde nôtre, mais que parfois nous côtoyons sans le voir vraiment, qu'un monde après le nôtre, hypothétique comme vous le soulignez, imaginé, fantasmé, projeté. C'est pourquoi, parmi les auteurs invités, on trouvera des textes qui interrogent cette notion d'autre monde selon des angles d'approches très divers. Cela peut être par l'intermédiaire de la question de l'exil, de l'immigration, et donc d'une forme de contrainte à aller vivre dans un autre monde que celui dans lequel on est né, c'est le cas des personnages de Paola Pigani par exemple dans Et ils dansaient le dimanche, réunissant des italiens ou des hongrois venus s'installer en France dans les années 30 pour fuir la misère.
L'autre monde peut aussi être celui de l'ombre du secret, enfoui dans une famille, comme celui mis au jour par Camille Kouchner, ou celui de traditions qui nous paraissent anachroniques mais qui existent encore comme les mariages forcés chez Djaïli Amadou Amal. Cela peut être de multiples formes de projections dans une réalité à peine déformée, comme chez Jake Lamar imaginant, dans Nous avions un rêve, une administration américaine qui, pour augmenter la guerre contre la drogue et le crime a fini par restreindre drastiquement les libertés individuelles, ou chez Thomas Bronnec dans Collapsus, un président de la république écologiste qui, pour faire face à l'urgence climatique, enchaîne les mesures de restriction contre la population et créé des centres de rééducation idéologique et écologique, ou bien encore chez Denis Lachaud, qui met en scène une France dystopique où les descendants d'immigrés sont raflés et tentent alors de fuir le pays.
Chantal Pelletier invente une dictature alimentaire, Benjamin Fogel une société future où la violence des réseaux sociaux devient intolérable et où des groupes masculinistes terrorisent les gens. Cela va jusqu'au déluge, revisité par Yvan Robin dans une divagation moderne, ou bien sûr des versions post-apocalyptiques du monde chez Antoinette Rychner, Raphaël Granier de Cassagnac ou Philippe Testa. Mais il n'y a pas que des côtés sombres de ces visions du monde, réelles ou imaginaires, il y a aussi ceux qui nous appellent à intégrer la nature dans notre économie, à la comprendre et la connaître pour en faire notre alliée plutôt que de la détruire, tel que le définit l'essayiste Laurent Tillon dans Et si on écoutait la nature ?.
L'autre monde, enfin, et bien évidemment, c'est aussi celui de la fiction au sens large, de l'invention d'histoires, de parcours de vies, d'intrigues, bref celui de la littérature dans lequel lectrices et lecteurs aiment à s'abandonner quelques heures durant.
L’inflation a ouvert la rentrée : pour votre événement, comment cela se traduit-il ?
Lionel Destremau : Je ne sais pas si l'on peut considérer que l'inflation ne pointe son nez que depuis la rentrée... Il me semble qu'elle est bien là depuis au moins le début de l'année, ne faisant qu'augmenter au fil des mois. Cela se traduit directement par des problématiques budgétaires et des arbitrages. De nombreux postes de dépenses sont touchés par cette inflation, laquelle n'a pas, bien sûr, été envisagée quand les budgets ont été décidés à la fin de l'année dernière.
Nous devons donc faire des choix, réduire certaines choses en essayant de faire en sorte que cela ne pénalise pas la manifestation, et jongler un peu plus encore que d'habitude. Cela posera forcément des questions à l'horizon 2023, mais on se les posera après l'événement.
La fusion Editis - Hachette a rythmé ces 12 derniers mois – et un peu plus. Quel regard portez-vous sur le dernier rebondissement, la cession d’Editis ?
Lionel Destremau : Un regard à la fois intérieur, puisque la manifestation s'inscrit dans des relations de travail importantes avec les premiers acteurs de cette possible fusion que sont deux grands éditeurs poche (Le livre de poche pour Hachette et Pocket-10/18 pour Editis), et extérieur puisque l'événementiel autour du livre est situé en toute fin de la chaîne, avec un éventuel impact de cette fusion plus tardif et évidemment plus faible que celui sur les équipes des maisons d'édition concernées, ou sur le commerce des livres en librairies.
Cependant, je pense que tout le monde reste aujourd'hui dans une position un peu attentiste, après la surprise d'un choix que peu de gens attendaient. On est donc dans l'expectative quant à l'entreprise, le groupe, le secteur d'activité même, puisqu'il a été annoncé que la vente d'Editis exclurait les acteurs de l'édition en France, qui vont se manifester. Est-ce que les presque 30% que possède Vivendi dans Editis seront cédés au tiers ou aux deux-tiers à un seul acteur ? Ou à plusieurs ? Comment s'effectuera in fine la répartition des actions, quel actionnaire majoritaire se dégagera pour finir, ou quelles alliances se recomposeront... ? Tout cela décidera de l'avenir du groupe.
Pour beaucoup, il semble ne pas y avoir de véritable intérêt à démanteler ce groupe, et à ne pas conserver les forces en présence en l'état, mais personne ne pensait non plus que Vivendi se focaliserait uniquement sur Hachette et céderait Editis, donc... La prospective en la matière est un exercice très aléatoire.
Le poche reste une sorte de valeur refuge pour les lecteurs. Quels changements observez-vous, dans les publications, après 17 années de manifestation ?
Lionel Destremau : Si on prend comme point de référence l'année 2005, qui a vu la naissance du salon, il y a eu quelques évolutions, bien sûr. D'une part, la création de nombreuses nouvelles sous-collections au sein des grandes maisons du poche, et d'autre part la naissance de collections poche ou semi-poche chez de nombreux éditeurs indépendants de taille moyenne. Il y a une quinzaine d'années le marché du poche était sans doute un peu plus simple en termes d'acteurs présents sur les tables des libraires, alors qu'aujourd'hui on peut noter une profusion de poches.
L'aspect positif est sans nul doute la variété de choix pour le lecteur, et la largeur du spectre éditorial, le poche représentant tous les genres et tous les types d'ouvrages, depuis des titres parfois assez confidentiels en sciences humaines, en poésie, en théâtre ou en littérature générale, jusqu'aux titres très populaires et grand public. Le penchant peut-être plus négatif de cette évolution est l'augmentation de la production que cela sous-tend, et la baisse des ventes moyennes, dans une évolution des comportements d'achat qui ne va pas vers le haut.
Certes, il y a eu le phénomène pandémie qui a vu une explosion des ventes post-confinement, et un très bon résultat en 2021 par rapport à 2020, mais l'année 2022 est bien moins brillante pour le livre en général. Le poche se maintient mieux, comme souvent, que le grand format, mais on revient à des ventes plus proches de 2019. On doit tout de même saluer la persistance de ce format papier du livre qui, contrairement à certaines projections au tournant des années 2000, a complètement résisté à l'apparition du numérique, les deux usages de lecture coexistant désormais.
Et puis, le poche en 15 ans a montré une vitalité « visible » comme il sait si bien le faire, se renouvelant graphiquement, adaptant la qualité de son papier et de sa reliure, et produisant même des « objets-livres » avec l'apparition des collectors, ou encore, comme on le voit par exemple avec le succès de Blackwater chez Monsieur Toussaint Louverture, des concepts visuels et physiques déclinés autour d'un auteur ou d'une œuvre. Il y a dans le poche un désir de renouvellement, d'invention, qui à la fois correspond à un travail marketing et à la fois suit l'évolution sociétale, avec des lecteurs qu'il faut aller chercher par des œuvres et des auteurs, par des lignes éditoriales, mais aussi par le travail sur l'objet-livre.
Et enfin, n'oublions pas qu'aujourd'hui le fonds est principalement constitué de poches, cela permet à la fois de (re)découvrir, par exemple, pour une foule de lecteurs 1984 d'Orwell pendant la pandémie, comme de conserver vivante une grande part des textes classiques, ou de trouver un roman sur l'Ukraine paru en 2021 en poche quand moins d'un an plus tard une guerre est déclenchée (par exemple Donbass de Benoît Vitkine) ou bien un essai sur l'histoire des Russes (Sabine Dullin, L'ironie du destin, paru en inédit poche chez Payot).
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
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