Un bébé, protégé dans son couffin, survit à un naufrage et s’échoue sur une île. Recueillie par les singes insulaires, la jeune fille grandit dans une nature sauvage. Un jour, elle tombe dans une embarcation restée à l’abandon qui la porte en pleine mer. Le capitaine d’une frégate la recueille et reconnaît en elle la fille d’une riche famille. Il entreprend alors de l’éduquer afin de la ramener à la civilisation.
Le 05/09/2022 à 10:27 par Jean-Charles Andrieu de Levis
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05/09/2022 à 10:27
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Alex Baladi ne laisse de fasciner tant chacun de ses livres se conçoit comme une proposition de bande dessinée innovante et réussie. Saturnine vient conforter cette sensation d’un auteur en perpétuel questionnement tout en restant en pleine maîtrise de sa pratique artistique.
À bien des égards, cet album peut être considéré comme une poursuite du travail entamé avec Robinson Suisse (Atrabile, 2019), aussi bien dans la démarche que dans le développement graphique. Alors qu’il visionnait un film mettant en scène Tarzan, l’auteur se renseigne sur l’histoire de ce dernier et découvre qu’un ancêtre français à l’homme singe, Saturnin Farandoul, né de la plume du grand caricaturiste Albert Robida. Un peu comme il avait décelé un équivalent helvète à Robinson Crusoé, il entrait alors dans un travail de réappropriation archéologique d’un personnage mythique qui connut, dans le cas de Tarzan, de multiples incarnations, dont la fameuse bande dessinée d’Harold Foster reprise ensuite par Burne Hogarth.
Mais laissant libre cours à son inspiration, il replace le récit en 1919 et choisit de féminiser le personnage principal. Cette seconde modification bouleverse véritablement le récit à plus d’un titre, en partie en le dotant d’un discours féministe (mais aussi plus simplement moderniste) qui implique une réflexion sur le médium. En effet, le Tarzan de Burne Hogarth fut maintes fois loué par les premiers groupes de bédéphiles, notamment pour son exaltation des corps (sous-entendu par-là du corps masculin) à la musculature hypertrophiée et aux poses dynamiques qui étaient alors gages de la maîtrise technique du dessinateur alors hissé au niveau des grands peintres de la Renaissance.
La qualité du dessin était ainsi jugée à l’aune de normes académiques obsolètes (et qui l’étaient déjà depuis longtemps dans les années 60, lorsque ces pionniers de la stripologie rédigeaient les premiers essais sur la bande dessinée) et se déployait par le prisme d’un culte de la masculinité.
Alex Baladi ruine doublement ces attendus. Tout d’abord, en choisissant une jeune femme, il contrarie le format traditionnel de l’époque qui ne voyait presque que des hommes en protagonistes des comics. Les personnages féminins étaient en effet rares, et plus encore si l’on recense des femmes sûres de leur choix et imposant leur caractère. Ici, Saturnine est rétive à toutes les entreprises du capitaine pour dévoyer sa nature et l’éduquer selon les normes sociales de l’époque. Elle ne se laisse pas faire et c’est bien cette résistance qui insupporte le marin. Elle demeure intègre, fidèle à ce qu’elle est sans penser à ce qu’elle représente ou pourrait devenir.
Ce caractère bien trempé, cette pureté sauvage constitue d’un certain point de vue le nœud de l’histoire, car c’est elle qui fait basculer son précepteur improvisé dans la folie : paradoxalement, on voit peu l’héroïne dans le corps du livre, mais davantage les élucubrations du gradé qui le mènent au délire et à devenir un véritable tortionnaire. La jeune fille sera éduquée de gré ou de force, la seconde solution étant bien rapidement adoptée. Certaines scènes sont particulièrement violentes et témoignent de la barbarie de ces hommes supposés civilisés. On peut ici alors se demander qui est véritablement le monstre : qui, de la jeune fille ayant vécu parmi les singes ou de l’homme rompu au prestige de la haute société se montre le plus sauvage.
Cette question qui sous-tend l’album, très judicieusement posée et développée dans la belle postface d’Arnaud Robin, rappelle des œuvres comme le film Prisoners de Denis Villeneuve. Baladi s’empare pleinement de ce thème et trouve son originalité, sa force intrinsèque, qui se nourrit aussi du développement graphique du récit.
Car c’est là qu’intervient la seconde ruine : le traitement graphique entre en pleine contradiction avec le stéréotype forgé par Hogarth en s’émancipant du Beau académique pour aller chercher le juste, l’expressivité, la plasticité. À commencer par l’aspect de l’héroïne qui n’emprunte aucun des codes de la Renaissance : Saturnine est hirsute, on ne voit que peu son visage et ses aisselles sont pileuses (au contraire de Tarzan, imberbe, dont la quasi-nudité glabre semble quelque peu paradoxale, l’épilation n’étant a priori pas de mise chez les primates).
Mais plus encore, l’auteur ne cesse d’expérimenter, de penser le dessin non pas en termes de rigueur et de conventions, mais davantage en termes de richesse graphique et de plaisir de faire. Utilisant pour cet album de la peinture, des crayons de couleur et de l’encre, on sent que chaque case constitue un espace d’exploration graphique où l’opacité de l’encre noire détonne ou soutient la lumière des couleurs pures et éclatantes apposées en aplats, tandis que les crayons soulignent des formes, des ombres, précisent le dessin et bruissent sur la surface de l’image. Et les solutions trouvées dans une case ne sont pas nécessairement reprises dans les suivantes ; certaines planches renferment ainsi différents régimes graphiques qui stimulent le regard. L’émotion devient dès lors aussi visuelle.
Évidemment, ce travail sur la matière de l’image sert un récit mené de main de maître. La rythmique du développement actanciel, soutenue par le jeu du chapitrage serré, permet un travail sur l’ellipse qui amène le dessinateur à se délester de passages anecdotiques. Nous sommes alors dans une narration tendue, toujours sur le cordeau, dense et pourtant, comme c’est toujours le cas avec l’auteur, extrêmement agréable à lire. Car au-delà de toutes ces qualités thématiques et artistiques, Saturnine est un très beau livre à lire, plein d’humour et d’esprit.
Chaque album d’Alex Baladi est un cadeau, un véritablement bonbon à déguster, à savourer, qui invite à la relecture, à un second passage qui permet de mieux se délecter d’un travail d’orfèvre profondément humain. Nous nous extasiions avec son dernier album, Revanche, et nous régalons tout autant, bien que très différemment avec ce nouvel opus.
Il est étonnant d’observer les dialogues que son impressionnante bibliographie peut générer : dialogue entre albums d’une même série ou non, entre albums aux techniques graphiques sensiblement similaires ou au contraire radicalement opposées, entre albums d’éditeurs différents ou au sein d’une même maison. Tous ces échos déploient un jeu de réflexion particulièrement fécond qui esquisse une œuvre en perpétuel mouvement et d’une richesse encore trop peu étudiée.
Paru le 19/08/2022
120 pages
Atrabile Editions
26,00 €
Paru le 04/03/2022
24 pages
L'Association
3,00 €
Paru le 14/10/2021
176 pages
The Hoochie Coochie
25,00 €
Paru le 09/04/2021
112 pages
Atrabile Editions
8,00 €
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