#UkraineUnderAttack – Iegor Gran, originaire de Moscou, journaliste et écrivain publie chez P.O.L Z comme zombie, un essai troublant. « Depuis le 24 février, tout autre sujet devenait dérisoire : ce que je redoutais depuis 20 ans a fini par arriver », nous explique-t-il. « J’ai saisi chaque occasion, pour exposer ma vision des Russes et de la Poutinie : la réalité est que l’Occident n’a pas pris la mesure du danger. Or, nous voici face à un enjeu de vie et de mort : la fin de la civilisation occidentale, devant l’avancée des zombies. »
Le 06/09/2022 à 16:02 par Nicolas Gary
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Publié le :
06/09/2022 à 16:02
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Et difficile d’en rire — malgré le prix de l’humour noir que reçut l’auteur en 2003, pour ONG ! – tant l’analyse est sérieuse.
Ce 24 février, la Russie de Vladimir Poutine envahit l’Ukraine. Iegor Gran guette alors sur les réseaux les témoignages et réactions : l’une d’entre elles, qui ne figure pas dans le livre, en sera pourtant à l’origine. « C’est à Kharkiv. Un père, avec femme, mère et enfants, voit les premiers obus russes s’abattre à côté de leur immeuble. Il a caché ses gamins dans une baignoire en fonte, espérant les protéger, et appelle son propre père, resté en Russie profonde, pour lui raconter ce qui arrive. »
Sauf que l’interlocuteur oppose un déni total : « Il lui répond : “Je ne te crois pas. Les Russes ne tirent pas sur les civils. C’est impossible. Et je vois bien que tu es passé dans le camp des russophobes.” Comment fait-on pour occulter ce que son propre enfant rapporte, avec le bruit des explosions en fond sonore ? Il était plus traumatisé par cette conversation que par les bombardements ! »
En découlera un site que ce restaurateur ouvrira pour tenter de contrer la propagande russe, Papacroismoi. « Misha Katsourin a reçu des milliers de témoignages évoquant la même incompréhension, le rejet, les conflits, dans les familles, les couples… », note Iegor Gran.
Voilà l’origine de Z comme zombie : « Cette matière dépasse la guerre : il s’agit d’une zombification à l’échelle de tout le pays. Un état mental de déni absolu — alors qu’ils disposent de sources d’informations contradictoires, particulièrement sur internet, en mesure de leur ouvrir les yeux. Mais le peuple continue, et préfère, vivre dans un monde de fictions. Comme des zombies. »
Dès les premiers pas de l’écriture, le journaliste doute : sur les réseaux, trolls et bots foisonnent. Ces réactions n’émanent-elles pas de comptes factices, chargés de véhiculés de l’infox ? « J’ai découvert Svetlana : sa page alterne entre des photos de sa vie quotidienne et des messages assoiffés de vengeance. Elle désigne l’Ukraine comme “Pays 404”, à l’image d’une page internet qui n’existe pas. Cette femme existe bel et bien, avec une existence normale, son chat, ses recettes de cuisine… mais sur le sujet ukrainien, elle se transforme en monstre. »
Iegor Gran © John Foley/P.O.L
De là, une question cruciale : dans l’histoire, la responsabilité des dictateurs est évidente, mais celle des peuples ? « On ne peut pas l’ignorer, ce serait trop simple. L’idée que supprimer Poutine réglerait le problème est totalement naïve. Les Russes sont en grande partie zombifiés, mais cela ne les dégage pas de leur responsabilité. »
Peut-être du fait d’un terreau fertile : si l’on remonte l’histoire, de la révolution d’octobre 1917, en passant par Lénine et Staline, le pays a pu cultiver une tendance… « Les Russes ne sont pas prédestinés à la passivité : quand en janvier 91, Gorbatchev ordonne aux chars soviétiques d’entrer à Vilnius, pour réprimer les velléités d’indépendance de la Lituanie, cela engendre une vingtaine de morts. Peu après, une gigantesque foule moscovite se masse dans les rues pour protester. » Une exception confirmant la règle ?
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« De fait, oui : les Russes préfèrent se réfugier dans la fiction. Si on leur sert un roman national, par lequel l’esprit échappe au réel, alors ils y adhèrent », relève Iegor Gran. « Prenez la révolution bolchévique : elle porte le message qu’il faut ignorer le présent, pour vivre dans le futur, où réside la victoire du prolétariat. Donc, souffrir pour la génération future. Le message est presque christique, d’abnégation pour le bonheur futur. »
Et en période de guerre, le zombie se dévoile plus facilement : sa nature profonde reprend le dessus. « La fiction est rassurante : elle permet de déchaîner une logorrhée quant à la responsabilité de l’Occident. Tout en soulignant combien le peuple russe est résilient, sait souffrir en silence. Ces Européens, privés de gaz, ont peur de geler en hiver, alors que nous, Russes, pouvons vivre par moins 20 °C, voilà le message. » Une posture qui se décline ad nauseam : « Ce qu’ils voient comme une faiblesse terrible, c’est la tolérance à l’égard des minorités sexuelles — en opposition totale avec le paradigme de la virilité outrancière, dont a amplement joué Poutine. Ils ont une peur pathogène de l’homosexualité… »
Alors, comment gouverner un si vaste territoire, sans changer ses habitants en zombies ? « Le paradoxe est fameux : en dépit de la dimension statique et glaciale, l’ère Brejnev dénombrait moins de zombies que la Poutinie. Le citoyen lambda riait sous cape, dans une grande lucidité, quand il appliquait les gestes de la religion communiste. L’adhésion sincère à la doxa, devant l’indigence économique (je rappelle l’existence, mi-80, des tickets de rationnement, tout de même), était rare. »
Dans le même temps, les touristes occidentaux arrivent et font rêver avec leurs produits, leurs vêtements, les stylos Bic, les 45 tours, etc., au point d’être harcelés par la population qui propose du troc.
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Le paradigme a fini par évoluer : « Cet Occident, désormais vu comme décadent, qui aime le confort petit bourgeois de son quotidien, ses douceurs : tout cela se confronte à la résistance du peuple russe, soulignée, hélas, par leur Histoire. Ils en tirent un sentiment de force, et se convainquent qu’elle parviendra à nous impressionner », note l’écrivain.
Ainsi, la responsabilité occidentale ne peut plus être exclue : « Toutes ces années d’une effrayante complaisance avec la Russie, avec Poutine, pour des enjeux commerciaux… Et le Kremlin a surfé sur cette vision d’Occidentaux préférant détourner le regard plutôt que d’affronter la Poutinie. À leurs yeux, nous sommes des mous du genou, avec rien dans le slip. Il suffit de nous souffler dans les bronches pour que l’on s’écrase. »
Gloups… mais c’est ainsi que les zombies prolifèrent, se contaminent et grossissent les rangs.
Z comme zombie découle de ce vide, que la guerre a créé : les médias furent rapidement focalisés sur Poutine, et sa clique d’oligarques, présentés comme les véritables maîtres du pays. « Oui… et non. D’abord, il fallait parler du peuple, exposer les récits qui sont véhiculés », renchérit Iegor Gran.
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Ensuite, ne pas céder à la facilité du bouc émissaire. « Poutine sait parfaitement jusqu’où il peut aller. Observons un fait : si la Grande Russie vivait effectivement sa bataille sacrée, il serait alors essentiel de décréter une mobilisation générale, pour en finir vite. Or cette mobilisation générale n’a pas été décrétée. Pourquoi ? Parce que le peuple ne suivrait pas. »
L’exemple de ces mères montant à la tribune pour saluer la mémoire de leur fils mort au combat pour la patrie — et regrettant de n’avoir pas un second rejeton à offrir en pâture à la cause — atteste cependant d’un fanatisme, d’une haine qui déborde. « On atteint en effet un niveau de non réel qui n’aucune comparaison. Ces gens sont vivants et morts en même temps. »
Cependant, les études et sondages régulièrement effectués par le pouvoir lui donnent des informations précises — et une certaine température. « Que les soldats partent en Ukraine, certes. Mais le zombie n’a pas vraiment envie d’aller à la guerre. Une mobilisation générale saperait le culte poutinien. Ce qui rend ces créatures complexes et fascinantes à la fois, dans leur décrochage de la raison : ils sont dans le déni du crime commis à l’égard des Ukrainiens, tout en le désirant ardemment… dès lors qu’on ne les y envoie pas. »
Mais alors, quelle différence entre ces adeptes de la réalité alternative qu’alimente Poutine et ceux qui suivirent tout aussi aveuglément les fake news de Trump ? « Ah, ah ! D’abord, les Russes ont applaudi Trump : c’était leur grand ami, parce qu’il reposait sur cette idée que l’on peut décréter la vérité. Une méthode que privilégie Poutine. »
En ce cas, les zombies se retrouvent de part et d’autre de l’Atlantique, en de nombreux points semblables ? « Il existe en effet une grande similitude entre les trumpistes et les poutinistes, qui sont sincèrement convaincus par les infox. À cette nuance près : affirmer que la Terre est plate, pourquoi pas. Mais les Américains n’iront pas tuer pour imposer cette idée. »
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On opposerait alors la grande manipulation de Colin Powell, ancien secrétaire d’État américain : devant l’ONU, il présentait de fausses preuves justifiant la future guerre en Irak. « Évidemment. Mais c’est le grand malheur des Américains, ce mensonge : une responsabilité politique qui a entraîné un crime contre l’opinion publique mondiale. Et il a fini par dénoncer lui-même l’administration — la CIA — qui l’avait trompé. »
Certes… « Son mensonge reposait sur des arguments et des preuves falsifiés, mais avec les attraits du réel. Et là réside toute la différence. Poutine n’a pas besoin de présenter des arguments pour envoyer les Russes à la guerre : s’il le fait, c’est pour conforter le roman national auprès des citoyens — et défier l’Occident. De fait, les Russes sont majoritairement d’accord pour régler son compte à l’Ukraine. »
Cela, parce que le pays voisin, qui comptait avant des amis, a fini par s’émanciper : « C’est l’envie brutale de remettre à sa place quelqu’un avec qui on a grandi, dans la même cour soviétique. On a joué aux billes ensemble, partagé la même indigence. Et maintenant, il trahit en s’appropriant des messages européens ? L’Ukraine parle de démocratie, d’élections non truquées, quand nous, Russes, restons dans le même immeuble pourri aux canalisations qui fuient, et que gouvernent les oligarques. Cette idée devient insupportable. »
Mais surtout, plus terrifiant encore : « La propagande russe — contrairement à l’exemple de Powell — peut inventer n’importe quelle fake news. Et cela, sans même prendre la moindre précaution de véracité ni aspirer à une forme de crédibilité », ajoute Iegor Gran.
Et de prendre l’exemple, répété dans les médias, repris par le cinéaste Nikita Mikhalkov, des oiseaux migrateurs, qui transportent des flacons de covid modifié par une injection d’ADN slave, et sont envoyés au-dessus de la Russie pour propager l’épidémie. « C’est passé en boucle à la télévision ! » Les complotistes n’en attendaient pas tant : « Les Russes peuvent être crédules, mais on ne croit pas à cette histoire sans le vouloir. Et cela révèle une autre tendance : cette adhésion aux récits, immédiate. La population a besoin d’inventer des histoires, pour y croire spontanément et sans se poser de questions. »
Un goût pour la littérature et la fiction, en somme, qui en ferait le peuple le plus littéraire qui soit ? « Oh, oui : ils aiment à le rappeler. Et l’Occident aime à répéter ce cliché. L’historienne Hélène Carrère d’Encausse a longtemps parlé de la grande Russie, de cet immense pôle culturel — comme si Pouchkine, Tolstoï, Gogol et les autres devaient nous inciter à fermer les yeux. »
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Et cette Russie, fière de son patrimoine, vit comme un affront humiliant la moindre atteinte à cet héritage. « Si en Ukraine on démonte une statue de Pouchkine, les Russes le ressentent comme une offense. Un crime de lèse-majesté contre la langue russe. Qu’un pays anciennement satellite cesse d’enseigner la langue et c’est la révolte. »
Pourtant, les Ukrainiens qui avaient tant en partage, et sont aujourd’hui les victimes, auraient pu basculer dans cette zombification. « Les Russes n’étaient pas prédestinés à cet état de mort-vivant : il y a bien des sentiments de supériorité mal contrôlés, des dizaines de litres d’huile jetés sur le feu par le Kremlin et la complaisance de l’Occident, mais de l’autre côté de la frontière, on a longtemps partagé cette vision », nuance Iegor Gran.
Ainsi, dix ans plus tôt, bien avant l’annexion de la Crimée, Russes et Ukrainiens avaient bien des choses en commun, « deux peuples qui se comprenaient plutôt bien. La zombification a cependant opéré dans un cas, pas dans l’autre. Et ce, simplement parce qu’une écrasante majorité d’Ukrainiens préfère les normes civilisationnelles de l’Occident, l’État de droit, les fondements sociaux. Un camouflet pour les Russes. »
Alors, quand l’occasion se présente d’attaquer une Ukraine militairement faible, les Russes bombent le torse, trop heureux d’exprimer ce sentiment de force et le besoin d’être craints.
« Le mot d’ordre des parachutistes russes, vous le connaissez ? Les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part pour les troupes aéroportées. Cette envie impérialiste est ancrée, alors donner des baffes à un voisin faible, pourquoi s’en priver ? C’est ainsi que le zombie, par réaction d’orgueil et de rancune accumulée face aux moqueries de l’Occident, se réveille. »
Dès lors, et semblable au Sysiphe de Camus, « il faut imaginer ces zombies heureux. D’être entre eux, de se reconnaître face à l’opposant, et de lui faire peur », conclut Iegor Gran. Glaçant…
crédits photo : Jaunt and Joy/Unsplash
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Par Nicolas Gary
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1 Commentaire
Aleph
12/09/2022 à 11:40
Excellent article.
(A part le couplet habituel contre Trump, mais bon, on a l'habitude. Ce serait bien pourtant de varier les exemples et par exemple de citer l'infâme pervers Ben Rhodes et son "echo chamber", pour changer.
https://www.nytimes.com/2016/05/08/magazine/the-aspiring-novelist-who-became-obamas-foreign-policy-guru.html