En 1905, Camille Mauclair, sentit qu’avec le fauvisme et le début du cubisme en 1905, apparaissait un nouveau paradigme, auquel il était incapable en tant que critique de donner une réponse. Et cette incapacité signa la rupture de Mauclair avec l’art moderne. En 1931, il écrira un ouvrage critique sur le Greco, dont l’originalité le confrontera à nouveau au problème de la rupture de la tradition dans l’art pictural. Ceci est la deuxième partie de notre article (voir la première partie). Par Antoine Cardinale
Camille Mauclair naquit Camille Laurent Célestin Faust le 30 novembre 1872 à Paris. Il étudie au lycée Louis-Le-Grand et entre à la Sorbonne. Il manque de peu de devenir en 1903 le premier prix Goncourt : John-Antoine Nau, avec Force ennemie, roman de science-fiction, genre cher à Hervé Bel, l’emporta sur lui. Il reste des Ensablés à découvrir …
Contes et romans, récits de voyage, poésie et théâtre –il fut le co-fondateur du Théâtre de l’Oeuvre-, il s’est frotté à tous les genres littéraires. Passionné de musique, il écrivit des textes pour des lieder de Ernest Chausson, ainsi que le livret de Nele Dooryn de Antoine Mariotte et des poèmes chantés pour Nadia Boulanger ou Florent Schmitt. On renonce à énumérer les revues et journaux auquel il collabora mais citons La Revue blanche, L'Art moderne, Gil Blas, La Cocarde, Le Figaro, L’Aurore, et bien sûr le Mercure de France dans laquelle il tint entre 1892 et 1896 l’influente chronique artistique. Sans oublier les textes qu’il donna à la presse anarchiste.
Il est le critique qui classe les richesses, définit les forces, clarifie les notions, précise la signification morale ; il est le critique complet selon M.Thibaudet, et pour Remy de Gourmont un critique à l’intelligence exceptionnelle.
Quant à l’Histoire de l’art, j’identifie dans son œuvre, qui est considérable, deux productions assez distinctes: l’une tournée vers l’art moderne, l’autre vers l’art ancien. L’Université lui refuse aujourd’hui le titre d’historien d’art, Le Conseil national des écrivains lui refusa la qualité d’écrivain. Heureusement le dictionnaire de la critique d’art de M. Schvalberg lui rend toute sa place dans une intéressante et complète notice de M Pierre Vaisse.
Car si la critique actuelle dénonce avec un peu de hauteur sa facilité et sa médiocrité, on doit bien lui reconnaître un rôle important dans la promotion des arts nouveaux entre 1890 et 1905, au prix de polémiques féroces, et particulièrement en littérature, puisqu’il devient alors pour la jeune génération l’interprète de la pensée de Mallarmé.
Il en a défini sa conception dans son Greuze et son temps : Il existe une critique dogmatique, qui arrive devant les œuvres avec un criterium dûment établi…elle est le fait des sectaires, c’est presque toujours une critique de combat…nous concevons une critique de constatations qui admet toutes les conceptions et a pour règle de demander simplement à un artiste d’aller jusqu’au bout de sa conception, quelle qu’elle soit.
Plus intéressant encore, il plaide pour une forme d’empathie fusionnelle entre le critique et l’artiste.
Il est nécessaire que la critique repasse par tous les états d’esprit du créateur, c’est-à-dire qu’il soit si proche de la faculté créatrice qu’une mince cloison verbale seulement l’en sépare.
Il est indispensable pour cela d’absorber intellectuellement toutes les influences qui ont pu peser sur un artiste et donc comprendre ses influences dans une critique synthétique dans laquelle la « fusion des arts » prend une part essentielle. Ce sont les « plans imprévus de l’esprit humain » qui laisseront à voir l’essence de l’œuvre à travers des rapprochements entre la musique, le théâtre, tous les arts enfin…
Dès 1904, il prend cependant ses distances avec les mouvements nouveaux. D’abord en identifiant une « continuité nationale » dans la succession du romantisme, du réalisme et de l’impressionnisme. Les mouvements de son temps, à commencer par le fauvisme et le cubisme, introduisent en revanche selon lui une rupture fatale de cette continuité. Il signe alors dans la Revue bleue des articles qui déconcerte chez un esprit si fin, pour un nationalisme pictural et pour un nationalisme sculptural.
Cette obsession des origines, se laisse d’ailleurs voir dans son Greco et donne à certains passages une ambiance déconcertante de collage géographique : Là, le Crétois byzantin, exalté par la sèche atmosphère tolédane, oubliera presque toute son éducation d’Italie, et puisera ses forces dans le ressouvenir de sa race au milieu de ce pays d’adoption où un surcatholicisme a supplanté, mais non tout à fait effacé, les traces wisigothes, juives et mauresques… Tout y est ou presque: les races, les villes et les pays, les forces et les traces ; manquent les éléments cosmopolites, les influences sémites, et l’art dégénéré, mais cela devrait pouvoir se trouver assez facilement dans la prose de Camille Mauclair de ces années-là. On ne retiendra de la tirade que le terme surcatholicisme, qui vient mieux sous la plume que « fanatisme catholique » ou « catholicisme radical » et qui mérite, je l’avoue, un fréquent réemploi,
En 1906, il publie Trois crises de l’art actuel dans lequel se trouve une analyse particulièrement fine, et qui n’est pas absolument inactuel, des rapports entre les artistes, la presse et la critique.
Sa dénonciation des productions les plus radicalement nouvelles de l’art moderne devient alors de plus en plus virulente et prend une coloration politique. Ce qui ne l’empêcha jamais de rester attentif et d’apporter son aide aux artistes qui lui semblaient représenter l’effort véritable pour d’embrasser les temps nouveaux et adapter les formules anciennes ; et parmi eux Le Sidaner, Albert Besnard, Maurice Denis, Rodin bien entendu, et Puvis de Chavannes. Mais plus que tout il appartient à cette génération qui défendit l’impressionnisme et l’installa dans l’histoire de l’art français, et en littérature au mouvement symboliste.
On peut lire chez Mauclair, jusqu’au seuil des années trente, l’histoire d’une critique soucieuse des nouvelles avancées de l’art mais ayant décidé assez tôt de retrancher les « avant-gardes » de la continuité nationale, une critique soucieuse de montrer qu’il existe entre l’académisme et les mouvements artistiques radicaux, un entre-deux : la possibilité d’une école moderne.
La radicalité, Mauclair va tomber dedans et abandonner bientôt toute mesure. Avec La farce de l’art vivant (1929), avec Les métèques contre l’art français (1930), avec L’architecture va-t-elle mourir ? (1934) il tombe dans un anti-modernisme assumé, et dans une violence verbale et intellectuelle déconcertante.
On voudrait répondre à l’énigme : comment peut-on être à 25 ans, de gauche, et même avec des sympathies anarchistes, batailler pour le progrès des arts… et devenir collaborationniste à 70 ans ; comment, en 1904, peut-on définir l’art comme « un apostolat silencieux et une obligation d’honneur » et écrire en 1941 que la peinture française s’est « libérée des métèques et des juifs ».
Les spécialistes de la vie intellectuelle dans la première moitié du vingtième siècle sauraient bien sûr citer cinquante noms qui ont suivi un itinéraire identique, ou proche. Cet itinéraire continue néanmoins à nous surprendre et de nous décevoir.
La politique profite rarement aux écrivains. Camille Mauclair n’échappe pas à la règle : à force de batailler, de polémiquer, de se dresser contre l’esprit du temps, l’esprit du temps finit par l’emporter dans les courants de l’oubli. Un grand écrivain domine son époque et la préempte dans l’esprit de la postérité ; les écrivains moins bien doués sont balayés par la vague qui porte les plus géniaux.
Il meurt la même année que Paul Valery auquel le liait l’amour des arts et le souvenir de Mallarmé. Paul Valery eut des obsèques nationales. Camille Mauclair eut-il un entrefilet dans une presse unanimement hostile ? il est permis d’en douter, son nom ayant été mis par le Comité national des écrivains sur la liste des auteurs interdits : la prudence commanda le silence.
Si quelqu’un, fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle / Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot / Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.
L’histoire des tentatives artistiques est en somme celle d’une série d’erreurs, relativement à une vérité dont la définition nous est inconnaissable. J’aime faire cette citation vague et mélancolique. Si la démarche d’un artiste doit être assimilée à un tâtonnement vers un but insaisissable, que pourrait-on en connaître, et comme l’inutilité de la démarche critique en devient alors manifeste ! Il y a chez Mauclair un découragement implicite, un pessimisme grandissant au fil du temps : sous ses yeux, l’art moderne empruntait des directions irrésistibles et lui, le critique, impuissant à les connaître comme à les aimer, ne pouvait rien en dire.
Il a payé ; il est oublié. On peut vouloir connaître la critique artistique de 1890 à 1945 sans s’intéresser à son œuvre : mais on le ferait au risque du contresens, de la simplification et de l’erreur historique.
Le critique est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas écrivit Mallarmé, qui fut rappelons-le, son maître. C’est au fond le programme que se donna Camille Mauclair, pour le meilleur et pour le pire. On lui reprocha de ne pas être musicien, ni musicologue : il s’en mêla. On le taxa de polygraphe, de littérateur aventuré dans les arts : il s’en mêla aussi et on est forcé de lui reconnaitre un talent certain. Critique radical de l’art de son temps, on l’accusa de parti-pris idéologique, et il se fourvoya, selon la formule consacrée, dans la collaboration : et là, quoique cela le regardât fort, il eut bien tort, pour le coup, de s’en mêler.
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