Ces dernières années ont vu une redécouverte de grandes artistes féminines sous-évaluées à leur époque ou par la postérité. Aujourd’hui, les Natalie Barney, Lee Miller, et autre Renée Vivien sont retrouvées comme des pionnières. Femmes libres, talentueuses ou torturées, elles reviennent en force dans l’actualité à travers des éditions inédites, des émissions ou encore des expositions qui leur sont consacrées.
Le 12/08/2022 à 15:51 par Hocine Bouhadjera
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12/08/2022 à 15:51
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À l’instar des années 1980, marquées par un travail d’archéologie de l’homosexualité masculine et de ses représentations, serions-nous en train d’assister au même processus pour la culture lesbienne ?
« On peut vraiment le dire, c’est ici la découverte du grand texte de Natalie Barney. » Ces mots sont de Constance de Bartillat, fondatrice des éditions du même nom, confirmés par son associé, Charles Ficat. Une parution qui tombe à pic, l’année du cinquantenaire de la mort de l'Américaine. Le texte en question, c'est L’adultère ingénue, resté inédit pendant une centaine d’années, car il touchait à l’intimité de l’auteure et de sa compagne de l’époque, Élisabeth de Gramont.
Une idylle qui culmina avec un mariage secret entre les deux femmes, et dont les bribes de ce pacte saphique et passionné se trouvent dans le roman. Élisabeth de Gramont est alors mariée à celui qui deviendra le duc de Clermont-Tonnerre. On le découvre violent dans cette œuvre entre romanesque et véracité. Par la suite, Natalie Barney connaîtra d’autres histoires d’amour, notamment avec la peintre américaine Romaine Brooks.
Natalie Barney en amazone. Collection Barney & Jean Chalon.
Constance de Bartillat nous confie comment elle a eu vent de l’inédit : « C’est à travers le premier biographe de Natalie Barney et son ami, Jean Chalon, et de Francesco Rapazzini, qui a publié un ouvrage chez nous, et qui par amitié et affinité nous l’a proposé. » Mais l’éditrice est formelle : « C’est avant tout la qualité du texte qui nous a intéressés. » Cette publication s’inscrit dans l’héritage familial, puisque le père de Constance et grand éditeur chez Stock, Christian de Bartillat, édita la biographie de l’Américaine, permettant de réactiver la mémoire de cette figure du Paris début de siècle.
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Des trois romans signés de son nom, il n’y en eut qu’un seul d’imprimé, et, en dehors des correspondances, comme celle avec Liane de Pougy parue chez Gallimard en 2019, aucune parution d'inédit de Natalie Barney n'était advenue depuis au moins 50 ans.
Américaine née dans l’Ohio de 1876, Natalie Clifford Barney est envoyée en Europe, comme cela était la règle dans les classes supérieures outre-Atlantique, afin, entre autres, de se trouver un mari. En vérité, elle a toujours été attirée par les femmes, et ce séjour européen l’a définitivement libérée du carcan anglo-saxon. « Loin de son pays et avec l’abandon que suggérait le Paris d’alors, elle a totalement laissé libre cours à son instinct avec beaucoup de brio, de manière très décomplexée », décrit Constance de Bartillat.
De la mondaine à l’écrivaine
Les poétesses Renée Vivien ou Lucie Delarue-Mardrus, les femmes de lettres Colette ou Marcelle Tinayre, Élisabeth de Gramont… Elle les a toutes connues, et avec toutes partagées une intimité plus ou moins importante. Amie de Remy de Gourmont qui écrit pour elle les Lettres à l'amazone, ou de Pierre Louÿs avec qui elle entretient une correspondance fournie, elle participe aux cénacles saphiques de son temps et tient chez elle un salon littéraire fameux.
Elle habitait un très bel appartement 20 rue Jacob à Paris, qui donnait sur un jardin privé où se trouvait un petit temple de l’amitié construit par le Maréchal de Saxe. Ici, ces lesbiennes du temps de Sappho retrouvé, se drapaient à la grecque, avec couronnes de fleurs ou tenue d'Ève, afin de faire revivre une Grèce archaïque ou mythologique. Cet inédit révèle une écrivaine à part entière, à la hauteur des Djuna Barnes et autre Rebecca West, en celle qui fut longtemps considérée comme une figure mondaine avant tout.
Natalie Barney post-adolescente sur un fauteuil. DR.
Charles Ficat confirme : « Si l’œuvre est considérable, ce sont souvent des textes un peu mineurs, des souvenirs, comme Quelques Portraits. Sonnets de femmes. Ce livre nous a donc beaucoup étonnés ». « On lui donne à la fois ces lettres de noblesse littéraire et on publie un grand inédit qui est en même temps un grand roman lesbien, comme on les définit aujourd’hui », ajoute la fondatrice des éditions Bartillat.
Œuvre d’une impressionnante modernité dans son expression et dans son message, elle arrive à décrire, dans toute sa complexité, les caractéristiques singulières d’une relation entre deux femmes, « dans ce qui peut y avoir de métamorphose, de passage mental d’un sexe à un autre et d’évolution d’une relation ».
En outre, l'auteur de La Colère d'Achille constate : « Elle correspond à un besoin de notre temps par rapport à la littérature féminine. On publie beaucoup de textes de grandes plumes à présent, comme les œuvres complètes de Marcelle Sauvageot, les mémoires d’Anna de Noailles, des romancières comme Elizabeth von Arnim, ou encore Gertrude Stein. En septembre, on sort les chroniques de souvenirs de Liane de Pougy. Après avoir redécouvert et porté un regard neuf sur l’homosexualité et ses représentants, il semblerait que le même travail est en train d’être réalisé pour la littérature lesbienne. »
L'Américaine portait un idéal, semblant s'inscrire dans le sens de l'Histoire, où les sexes se fond(e)raient dans l'indistinction. Finalement, un retour aux origines mystiques de l'Anthropos, ou androgyne primordial, à moins que la guerre des sexes exige toujours un vainqueur et un vaincu.
L’année Lee Miller
Dans ce retour en grâce des pionnières, qui passe notamment par la collection l’Imaginaire de Gallimard et sa nouvelle teinte plus féministe depuis la reprise par Margot Gallimard, une figure domine : Lee Miller. Longtemps réduite au statut de « muse », elle est aujourd'hui considérée comme la grande photographe qu'elle a été.
Entre une exposition aux Rencontres d’Arles dédiée du 4 juillet au 25 septembre, un feuilleton de France Culture diffusé tout l’été et une édition de ses reportages de guerre, cette personnalité originale, à la vie d’une intensité rare, reçoit en ce moment la lumière qu’elle mérite. Un biopic avec Kate Winslet, qui incarnera Lee Miller aux côtés de Marion Cotillard et Jude Law, est même prévu pour 2023, avec un début de tournage en septembre. Ce film sera adapté des Vies de Lee Miller, écrit par le fils de la photographe Antony Penrose, publié en France en 1994 dans une traduction de Christophe Claro.
Hétérosexuelle, elle est en revanche connue pour s'être maintes fois imposée dans des univers masculins. Son passage d'Elizabeth à Lee, prénom masculin, est à ce titre tout sauf anodin.
Lee Miller Archive. 1945
Célébrée en son temps comme l'une de plus belles femmes du monde, avec des mœurs aussi libres que Natalie Barney, grande photographe surréaliste et de mode, formée par Man Ray, actrice, notamment pour Jean Cocteau, et reporter de guerre, on en oublie souvent les textes qui accompagnaient ses clichés. Qu'ils aient été de femmes tondues à la Libération, de villes en ruines, du quotidien des soldats ou de la découverte des camps de travail de Buchenwald et de Dachau, ils ont toujours été accompagnés du récit des événements et de descriptions fines et sensibles par cette femme aux multiples facettes.
Charles Ficat décrit : « C’était une femme difficile à cerner. Américaine d’une beauté rare, elle a eu des amitiés très fortes avec Picasso, Eluard et son épouse, ou encore Man Ray, qui sera l'une de ces grandes passions amoureuses. De figure surréaliste et artistique, elle passe à l'une des premières photographes à pénétrer dans les camps nazis, quelle trajectoire ! »
L'horreur de la guerre
En duo avec le photographe David Scherman, missionné par le magazine Life, elle suit pour Vogue Angleterre les soldats américains dès le mois de juin, puis toutes les batailles de Normandie et la libération de Saint-Malo. À Paris tout l’automne, elle participe ensuite à toute la campagne d’Allemagne, jusqu’à la découverte de l’horreur au printemps 1945.
Photographies d'une puissance évidente, certaines sont devenues cultes, comme celle où elle prend un bain dans les appartements d’Hitler à Munich. « De mannequin au terrain et à la gadoue, de Condé Nast aux militaires venus du fond des États-Unis, elle aura fait coexister deux univers de manière tout à fait singulière », résume l’éditeur. Elle aura également été une témoin privilégiée de cette ambivalence de la fin de la guerre, entre joie de la Libération, paysages désolés et climat de guerre civile. Elle ne cachera pas sa haine des Allemands après avoir découvert tant d'infamies.
Au même moment où Adolf Hitler et Eva Braun se suicidaient à Berlin, Lee Miller prenait une douche dans la baignoire du Führer à Munich. Les bottes à l'avant-plan sont celles qui ont servi quand elle découvrit le camp de Dachau. Lee Miller Archive. 1945
Ressortie bouleversée par cette expérience, elle arrête rapidement ses activités de photographe et se retire en Angleterre avec son mari à partir de 1948, le poète et peintre Roland Penrose, introducteur du surréalisme en Angleterre dans les années 30. Après des décennies à vivre intensément, elle ensevelira un passé plein de bruits et de fureurs jusqu’à sa mort en 1977. Tout débuta par une jeunesse où son père la photographiait nue et un viol à l’âge de 7 ans, qui lui laissera une maladie vénérienne.
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Sa fin de vie, entre dépression, problèmes de santé et gastronomie, avant la redécouverte, quelques années après sa disparition, par son fils, de milliers de photos et de documents qui révèlent la femme importante de son temps. Les années 90 sont celles des exhumations et des publications tirées des archives Lee Miller, sises dans le Sussex.
Parmi les Français qui ont été des passeurs de l'artiste, Marc Lambron, qui eut un véritable succès en 1993 avec son livre L’œil du silence, prix Fémina. En revanche, si les articles de Lee Miller avaient déjà été traduits en français, ils l'avaient toujours été accompagnant un album de photos, alors que cette nouvelle édition favorise pour la première fois les textes.
Charles Ficat conclut : « Si on propose une trentaine de photos quand même, c’est plus l’écrivaine qui nous a intéressés ici. Une manière de mettre en exergue la journaliste dans cette femme aux mille visages. Avec Natalie Barney, ce sont nos héroïnes américaines de la rentrée. »
L'inédit de Natalie Barney, L'adultère ingénue, et Reportage de guerre, 1944-1945, de Lee Miller. Éditions Bartillat.
Crédits : US Army Official (CC BY-SA 4.0) / DR
Paru le 24/08/2006
175 pages
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14,20 €
Paru le 18/08/2022
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Paru le 26/07/2022
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