Photographe, et rédacteur du magazine Rebelle(s), le Toulousain Éric Desordre a longtemps travaillé dans l’édition. Également poète, l’homme nous présente aujourd’hui un livre fort original, borgésien : suite de bibliographies fantaisistes, avec des titres loufoques. Le Grand catalogue des livres imaginaires: tout semble dit dans le titre. Nous avons toutefois résolu de rencontrer Éric, amateur de science-fiction, de romans d’aventures, de cinéma, mais aussi de littérature classique, comme en témoigne la vaste culture déployée au fil des pages. Champion du détournement, fort d’un humour parfois féroce, l’homme s’est volontiers prêté au jeu.
Le 29/07/2022 à 11:12 par Auteur invité
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29/07/2022 à 11:12
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Etienne Ruhaud : Comment t’est venue l’idée de ce livre ?
Eric Desordre : Je compose souvent, sans les écrire, des titres imaginaires ; tentatives pour illustrer la pensée au cours d'une conversation, ou ponctuation loufoque dans la marche d'un univers dont le fonctionnement nous échappe. Pour surnager avec le sourire, chacun a ses lubies, ses petits exercices d'imagination. L'absurdité du rapprochement de personnages, de situations, quelquefois leur drôlerie, le rappel à des lectures communes composent une médication apaisante à la douleur qu'engendrent la balourdise du monde et nos propres faiblesses. Lecteur compulsif et tout à la fois acheteur de palanquées d'ouvrages dont il n’est pas exclu que je finisse par en lire certains, l'univers mental encombré de titres et de références, je vois donc le livre s'imposer assez logiquement quand je veux démêler une question, dissiper des tracas.
Il m'est un jour venu d'écrire ces titres inventés en aphorismes foutraques. Cela a commencé tel un jeu, je n'avais pas l'idée d'un livre au départ. Convoquant les souvenirs de l'enfance, j'ai eu spontanément à l'esprit des titres dans la veine de ceux de l'inusable Bibliothèque Verte d'Hachette : Le Club des Cinq, Le Clan des Sept, Fantômette, etc. Au fil de l'exercice, je me suis mis à créer des personnages : la Fille élastique, l'As de pique, Requin chagrin. Puis d'autres sont revenus du fond de ma mémoire, qui appartenaient à des univers littéraires populaires : Jean Valjean, Méphistophélès ou encore Chéri-Bibi. De fil en aiguille, ce sont des héros - ou anti-héros - qui se sont à leur tour imposés : Alien, DSK, Jérôme Cahuzac...
Ils entraient dans la danse et, au fur et à mesure, semblaient composer des ensembles qui n'avaient pas été prédéfinis. Avec ces nouveaux arrivés, le principe des collections s'est imposé, ne serait-ce que pour donner des repères au lecteur ; il y a tout de même plusieurs milliers de titres dans ce livre de livres.
Le jeu s'est alors complexifié entre les titres eux-mêmes et les collections. Soit la collection venait après coup des titres qui se créaient les uns à la suite des autres, dans une logique floue de jeux de mots ou de saynète farfelue ; soit elle était choisie en premier lieu, en tant que cadre d'invention des titres qui devaient alors raconter une histoire, illustrer une maxime prédéterminée. La dimension moraliste est venue assez vite, les mœurs et l'actualité offertes imposant leur matériau.
Dans ces livres imaginaires, tu distingues les ouvrages « Déjà parus » des ouvrages « À paraître ». Peux-tu nous en dire davantage ?
Eric Desordre : Une fois le principe de « l'objet » livre établi, je me suis demandé quel pouvait être son genre. Un recueil d'aphorismes, de fragments ? Le résultat est sans prétention philosophique, pas assez abouti du point de vue méthodologique ; ce n'est pas son ambition. La forme et la logique du catalogue d'éditeur m'ont semblé plus appropriées, compte tenu du caractère fourre-tout des thèmes proposés et des collections induites. J'avais d'ailleurs listé les thèmes avant d'avoir l'idée des collections ; la liste en est à la fin du livre. Je souhaitais me rappeler cette prééminence, et la signaler au lecteur.
Du catalogue est venue la notion de parution. D'où les expressions « déjà parus » et « à paraître », distinction souvent présente dans ces opuscules fascinants que sont les catalogues d'éditeurs. Je les lis avec délectation comme de la littérature. C'en est, d'évidence. On y entend la respiration de l'éditeur, ainsi que dans tout roman dans lesquels on devine en filigrane la substance de l'auteur.
Dans la deuxième partie, « à paraître », le principe de construction des titres est plus indécis. Les livres ne sont pas encore écrits, ou pas complètement. C'est en cohérence avec un avenir–livres dans les limbes. Et un horizon encore plus incertain que des titres soi-disant « déjà parus » que serait celui de titres « à paraître » m'a semblé une perspective opportune. Un miroir flottant qui se reflète lui-même, à l'infini puisque « l'à paraître » est par essence illimité.
À l’instar de Bernard Pivot dans La bibliothèque idéale, tu évoques tous types d’ouvrages : polar, politique, classiques, théâtre, etc. Cela reflète-t-il tes lectures ? As-tu un genre de prédilection ?
Eric Desordre : Je suis un lecteur multi-tout. Goûts personnels, formation, métiers exercés m'ont amené à accumuler – et quelquefois même lire ! - des bouquins de toutes sortes. Plutôt que d'un genre de prédilection, je parlerais d'un genre particulièrement marquant : la « SF ». Bradbury, Philip K. Dick, Silverberg, Van Vogt, Leigh Brackett, Asimov, Frank Herbert puis Dan Simmons furent à l'adolescence mes fournisseurs de stupéfiants. Ils m’offrirent les univers déterminants, ceux qui vous arrachent à l'attraction terrestre.
Mes humanités, depuis l'âge de cinq-six ans : la bande dessinée. Ça a commencé avec Les Dalton dans le blizzard - mon premier Lucky Luke - Spirou, Tintin - je suis tintinologue - Astérix et Obélix... Tous les classiques. Ayant commencé avec le Journal de Mickey, je suis passé à Pilote, fini avec Métal Hurlant. J'achetais tous les périodiques, la voiture de mon père était toujours impeccablement propre.
Autre veine riche en minerai : les contes et légendes, dans la collection de Fernand Nathan. Que de colosses d'airain ai-je combattus ! Plus tard, la poésie. D’abord Péguy, puis Saint John Perse, Aimé Césaire, Senghor, Baudelaire. Les poètes de l'océan et des îles-sous-le-vent. Ou ceux du minuscule et de l'inaperçu : Caillois, Ponge. Le roman, ce fut avec Jules Verne, l'aventure par excellence, et les grands Anglo-saxons : Jack London, Fenimore Cooper, Mark Twain, Joseph Conrad, Dickens. Leur capacité à remuer l'imaginaire des commencements est sans égale.
Un jour, le choc : Les Liaisons dangereuses. Sortie de l'enfance. À seize ans, je me suis soudain demandé si une vie de Valmont m'était possible. J'ai eu trois enfants et suis resté avec la même femme pendant trente-sept ans. Puis vinrent à moi dans le désordre : Kazantzakis, Homère, Stendhal, Buzzati, Gracq, Jünger, et Pérec – tu t’en doutes bien... Plus tard Primo Levi, Mario Rigoni Stern, Albert Cossery... Les dix premières années de ma vie professionnelle se sont passées dans l'édition, le champ d'investigations s'est donc encore élargi.
La littérature populaire, et en particulier la littérature jeunesse, occupe une place de choix dans les listes. Tu crées ainsi des collections fantômes aux noms significatifs : « Loup y-es-tu ? » (p. 28), ou encore « Les Aventuriers du crépuscule » (p. 105). Souhaites-tu, comme Yves Bonnefoy dans L’arrière-pays, parler indirectement des lectures qui t’ont formé, enfant ?
Eric Desordre : Il y a bien sûr de cela. La littérature populaire est la matrice de toute littérature. Et quel est le moment de la vie pour plonger dans les sagas, les séries, des Mystères de Paris d'Eugène Sue aux aventures d’Arsène Lupin, en passant par Les Trois Mousquetaires ? Cet instant privilégié, c'est l'enfance. Le grand cycle d'aujourd'hui, ce serait Harry Potter. Ton expression « collection fantôme » est très heureuse. Le Fantôme du Bengale !
Et Emil et les détectives, d'Erich Kästner ! L'enfant qui a connu les délices de sa lecture au milieu de la nuit, dans la chambre calme d'une vieille maison glacée, sous une couette préalablement chauffée avec une bassinoire pleine de braises par une grand-tante attentive et spirituelle, est invincible. Cela sonne comme si j'avais grandi au XIXe siècle. Mais oui, j'ai grandi au XIXe siècle. J'ai aussi ripaillé avec Gargantua, ferraillé avec le Capitaine Fracasse, enquêté avec Nestor Burma.
Entre autres activités, tu as interviewé le célèbre Alejandro Jodorowsky début 2022. Or le livre s’ouvre par un mystérieux voyage sur Saturne, au cours duquel Éric Desordre, astro-navigateur de 2ème classe (D.P.L.F.A.I.) découvre le manuscrit du fameux livre imprimé. Dans quelle mesure la science-fiction t’inspire-t-elle ? T’a-t-elle inspiré dans l’écriture de ce Grand Catalogue ? On pourrait également citer ta référence à Alien, le film-culte de Ridley Scott (Série « Le huitième passager », p. 55).
Eric Desordre : Alien... Quelle trouille ! Encore un truc qui empêche de dormir. Le cinéma tient d'ailleurs une part presque aussi importante dans ma vie que la littérature. La science-fiction a incontestablement marqué ma jeunesse, et reste aujourd'hui un commutateur nocturne de lampe de chevet. On trouve quelques fois des prix Hugo ou Nebula qui valent le coup, et en bande-dessinée Jodorowsky est un maître ébouriffant de fantaisie, un fabuliste génial. Songez à L'Incal, à La caste des Méta-Baron, aux Aventures d'Alef-Thau, sans parler de ses films...
J'ai eu la chance de travailler avec Jacques Sadoul, directeur des éditions J'ai Lu, connaisseur encyclopédique de la science-fiction, grand découvreur de futurs best-sellers et de titres formidables sortis grâce à lui dans la collection violette. Nombre de ces livres sont encore dans ma bibliothèque, aux côtés de ceux de Fleuve Noir et Press Pocket Anticipation, de Folio SF.
Plusieurs grands récits de référence m'ont incité à la parodie dans le Grand Catalogue : Dune, de Frank Herbert – que je lisais ado en écoutant Dark Side of the Moon de Pink Floyd, et le cycle des Robots, d'Asimov. Mais je découvre de la matière à science-fiction chez Julien Gracq, auquel j'ai piqué des expressions infiniment poétiques pour créer des collections… Gracq dont j’ai transformé la bibliographie en saga interplanétaire. Picasso disait : « Les artistes copient, les grands artistes volent. » À défaut d'être un artiste, j'aurais beaucoup volé...
Brigitte Gins-Cohen évoque également la figure de Jorge-Luis Borges. Elle parle également du surréalisme. On pourrait, de notre côté, parler de l’Oulipo. Quelles sont tes influences ?
Eric Desordre : Lisant Perec avec allégresse, je ne pouvais qu'être intéressé par l'Oulipo. Pourtant, malgré l'attrait pour moi de ses résultats les plus effervescents - les anagrammes de Jacques Perry-Salkow me mettent en joie – on ne croise pas la littérature expérimentale, presque mathématique de l'Oulipo dans mon propre travail. Le processus d'écriture du Grand Catalogue des livres imaginaires relève en partie de la littérature à contraintes. Mais les contraintes que je me suis imposées ont été si changeantes, si empiriques que je ne peux me réclamer d'une confrérie aussi rigoureuse. Ami poète et comédien, Julien Marcland a qualifié Le Grand Catalogue de type « Oulipo mou ». C'est caustique, et assez juste !
Du Grand Catalogue, plus qu'oulipien, on pourrait dire – sans garantie du gouvernement - qu'il est de conception pataphysique. Il y a bien du « système médité de désintégration et de reconstruction dans l'insolite », pour citer Lagarde et Michard.
Quant au surréalisme, il nous a tous influencés. Même s'il est largement galvaudé, ses échos sont présents dans la plupart des manifestations de l'art et de la pensée, volontaires ou non. Y'en a aussi, comme disait l'autre.
Tu as collaboré à plusieurs revues poétiques, et publié déjà trois recueils aux éditions Unicité. Ici, tu cites notamment Max Jacob et Francis Ponge. Peut-on parler de poésie (volontaire ou involontaire) ?
Eric Desordre : Oui, tu as vu juste. La poésie est volontairement instillée dans les titres. Poétiques, les mots et expressions extraits des romans de Gracq pour les présenter totalement hors contexte le sont indéniablement. Mais prenons un tout autre cas : Les aventures de Bill Marabout - qui semblent parodier celles de Bob Morane - reprennent les vrais titres parus, en mélangent les mots afin de faire ressortir une poétique très courte, montrant combien de la littérature populaire peut sortir un imaginaire trouble, pour le coup surréel : Les voleurs de mensonges, Les géants sous la terre, Les semeurs d'archipels, Le rendez-vous des yeux...
Et involontairement, la poésie s'insinue, se diffuse dans les collections. C'est ce que qui est obtenu avec, par exemple, la collection Les Peuples du Merveilleux où la contrainte choisie est qu'aucun nom, déterminant ni qualificatif ne doivent être identiques parmi les trente titres : Les Sombres Archives des Vouivres métamorphiques, ou encore Le Haletant Feuilleton des Gobelins fanfrelons. La poésie peut aussi venir de la scansion des titres.
Outre tes activités journalistiques, tu as également occupé un poste dans l’édition. Or ici, on a le sentiment d’un éditeur imaginaire, comme si tu publiais des livres qui finalement n’existent que dans ta tête, et dont tu as couché les titres sur papier. Doit-on établir un lien entre ton ancienne activité professionnelle et l’écriture même du Grand Catalogue ?
Eric Desordre : Je n'ai pas pu y échapper. Un éditeur finit toujours par écrire lui-même (s'écrire lui-même ?). Dans l'édition, on vit avec les titres à venir dont nous parlons avec les auteurs, mais également avec le fonds éditorial, rassemblant les ouvrages anciens, jusqu'aux classiques, même antiques. Comment ne pas être happé par ce cyclone d'univers dont nous nous rêvons l’œil ? Démiurges minuscules, nous déraisonnons d'accoucher toute la création littéraire, de découvrir les génies exaltants. Un de mes frères m'a lancé une injonction : « Maintenant que tu as inventé leurs titres, écris tous ces livres ! »
La couverture te représente, avec pour fond une bibliothèque. Brigitte Gins-Cohen évoque la dimension autobiographique du Grand Catalogue. De fait, as-tu parlé de toi, de ton propre parcours de lecture, à travers cet ouvrage en apparence détaché ?
Eric Desordre : Ce n'était pas mon intention consciente, mais vu la quantité « éditoriale » brassée, elle a fini par recouper en tous sens mes propres références. Il est certain que les héros rencontrés ont depuis longtemps colonisé mon cerveau. Ils s'y ébattent sans vergogne aucune.
On est surtout frappé par la dimension humoristique de l’ouvrage. Tu opères beaucoup par détournement, par calembours, par jeux de mots, par détournements : « Le Dernier des Fenimore » (p. 99), « La Folie à l’âge de glace » … S’agit-il de contourner l’esprit de sérieux ? De désacraliser la culture, en quelque sorte ?
Eric Desordre : Je ne crois pas avoir voulu désacraliser la culture, non qu'il ne soit pas nécessaire de le faire de temps en temps, mais parce que d'autres le font mieux que moi : Jarry, Queneau, Marcel Duchamp... Par contre, au moins en slalomant, « contourner l'esprit de sérieux » tel que tu l'exprimes, m'est indispensable. Mon grand-père, mon père avaient cette étincelle dans l'œil : la malice d'abord. Dérision pour un monde insatisfaisant, ironie tendre envers les leurs. La fratrie en fit très tôt fait les frais, et apprit à renvoyer l'ascenseur, dans les sourires complices et la révérence au trait juste.
Malgré le ton drolatique, volontiers frondeur, l’actualité est présente de façon plus ou moins directe. On retrouve ainsi des politiques divers, tels Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, ou feu Bernard Tapie. S’agit-il de faire passer un message, ou est-ce pur divertissement ?
Eric Desordre : Il y a bien les deux ambitions, mais le moralisme et les leçons de comportement étant quelque peu lourdingues, la meilleure pilule contre le mal de conjuration est encore l'humour. La politique est une scélératesse, aussi les pauvres hommes et femmes qui s'y collent doivent être encouragés et soutenus. Vu les avanies qu'ils vivent, ils méritent toute notre attention.
T’es-tu amusé, donc, en écrivant ce livre ? Était-ce le but initial ?
Eric Desordre : Oui ! Et oui.
Propos recueillis par Etienne Ruhaud, juillet 2022.
Paru le 23/05/2022
168 pages
Editions Unicité
17,00 €
Paru le 07/07/2020
82 pages
Editions Unicité
14,00 €
Paru le 10/03/2019
105 pages
Editions Unicité
13,00 €
1 Commentaire
Jeanne Kling
31/07/2022 à 10:07
Merci pour cette bonne nouvelle ! A ranger dans sa bibliothèque à côté du merveilleux "Catalogue des livres imaginaires" de Stéphane Mahieu !