La filière du livre a commencé depuis quelques années son introspection écologique, identifiant divers travers de son fonctionnement, avec, entre autres, la surproduction, la multiplication des flux aller et retour et un recul de la bibliodiversité concomitante à la concentration éditoriale. Mais les solutions sont encore méconnues, voire inconnues. Mobilis, pôle régional de coopération des acteurs du livre et de la lecture en Pays de la Loire, avec l'aide de l'Agence de la Transition écologique, se donne 3 ans pour mettre en œuvre des actions et en évaluer la portée.
Le 19/07/2022 à 11:22 par Antoine Oury
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19/07/2022 à 11:22
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Aux Rencontres nationales de la librairie, début juillet à Angers, Mélanie Cronier a eu l'opportunité de mesurer le fossé séparant parfois des libraires désireux de réduire l'impact environnemental de leur activité et de la filière du livre et, en face, des distributeurs, diffuseurs, ou encore des éditeurs industriels plutôt soucieux de rentabiliser des investissements et d'assurer la viabilité de l'ensemble.
Entrée chez Mobilis il y a un peu plus d'un mois désormais, Mélanie Cronier inaugure un poste entièrement dédié à l'écologie, devenue une préoccupation centrale de la chaine du livre. Après « une période d'acculturation pour découvrir la filière, relativement, je constate en premier lieu que les différents acteurs et actrices ne se parlent pas forcément », nous indique-t-elle.
La création du poste de Mélanie Cronier s'accompagne d'une mission, sur trois ans, intitulée Transéo, dont l'objectif est l'accompagnement de la filière du livre vers l'écologie et, si possible, les pratiques qui accompagnent la prise de conscience. Outre le soutien financier de l'ADEME, l'Agence de la Transition écologique, Mobilis a pu compter sur l'aide de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement et la région Pays de la Loire.
Transéo n'est toutefois pas la première incursion de Mobilis dans le domaine de l'écologie du livre : l'agence s'est penchée sur ces enjeux dès 2015, à l'occasion d'un partenariat avec la plateforme RecycLivre, implantée à Nantes. « Elle avait sollicité Mobilis pour entrer en contact avec des bibliothèques effectuant des désherbages, pour réinjecter les livres dans le circuit de l'économie sociale et solidaire », se souvient Stéphanie Lechêne, directrice adjointe de Mobilis.
Dans un échange de bons procédés, RecycLivre reverse, à la demande des bibliothécaires, 10 % du prix de revente des livres désherbés à l'agence Mobilis, qui l'utilise pour l'organisation d'une journée interfilière, en 2019, « avec des forestiers, des imprimeurs, des diffuseurs, des éditeurs, des festivals ».
Si la volonté de chaque acteur est remarquée, avec une envie manifeste d'expérimenter de nouveaux modes de production et de fonctionnement, « il est difficile d'engager les acteurs vers le changement », constate Stéphanie Lechêne. « Pour beaucoup, il s'agit avant tout de garder leur poste en l'état, d'avoir un revenu décent, ce qui peut se comprendre. »
Un groupe de réflexion monté par Mobilis, Lorem Ipsum, réunissant une douzaine d'acteurs de la filière régionale du livre, a identifié trois pistes d'action principale, parmi lesquelles l'accompagnement, « la nécessité de personnes entièrement dédiées à cette mission », explique la directrice adjointe de l'agence.
Un appel à projet remporté plus tard, l'ADEME finance à 80 % le poste exclusivement tourné vers l'écologie de l'agence : « C'est une grande première pour eux, avec le financement d'un poste au service d'une filière culturelle de A à Z, du producteur au consommateur. »
L'inquiétude écologique du livre n'est certes pas récente, mais reste relativement nouvelle. Quand, en 2017, le Bureau d'Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne (BASIC) avait profité de la rentrée littéraire pour pointer l'impact environnemental de la filière, le syndicat patronal de l'édition, le SNE, balayait les conclusions en déplorant les biais d'un rapport jugé incomplet. Quelques mois plus tard, le WWF remettait le couvert, en visant plus particulièrement le livre jeunesse.
La critique de l'impact environnemental de l'édition et la recherche de solutions se sont depuis structurées, avec, notamment, la création d'une Association pour l'écologie du livre, en 2020, ou l'engagement des agences régionales du livre qui se sont emparé de la question, à l'instar de Normandie Livre & Lecture.
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Les libraires, notamment lors des Rencontres nationales de la librairie, s'interrogent aussi sur leurs responsabilités et capacités à agir, avec des actions, petites ou grandes, dans leurs boutiques. L'Association des Bibliothécaires de France a créé sa commission consacrée au développement durable.
(illustration, Pat Scullion, CC BY-NC-ND 2.0)
Les éditeurs ne sont pas moins engagés, et « tous les nouveaux éditeurs qui se lancent en Pays de la Loire ont ce souci », affirme Stéphanie Lechêne. « Pour eux, et je pense à Six Citrons Acides ou Bouclard Éditions, l'écologie, c'est aussi la juste rémunération des auteurs, le travail en circuit court, l’attention à la surproduction, la limitation du nombre de publications par an, une production raisonnée, en somme. » Et de citer, encore, l'initiative de la maison La cabane bleue, qui indique à l'aide de pastilles le nombre de kilomètres parcourus par le livre ou son écoconception.
Les mastodontes du livre ne se sont pas non plus désintéressés de la question : Hachette, par exemple, a été l'un des premiers à indiquer sur ses ouvrages leur empreinte carbone, permettant même des équivalents pour mieux mesurer l'impact de cette production.
Le temps presse, toutefois, et l’urgence de l’action se heurte aux résistances productivistes et capitalistes : « Faisons le parallèle avec l’agriculture biologique : si l'on avait écouté les géants de l'agroalimentaire il y a 20 ans, nous n’aurions pas de bio dans nos assiettes aujourd'hui », remarque Stéphanie Lechêne. « Il faut en passer par l’étape obligée du résultat si l’on veut que les changements de pratique se fassent à petit, moyen et haut niveaux. Le train est en marche, soit on décide de monter dedans, soit on le regarde passer et il sera trop tard. »
« La prise de conscience écologie, dans les domaines culturels, vient surtout des festivals musicaux, qui ont mis en place des actions au niveau de la nourriture, de la gestion des déchets, ou en matière de prévention. Pour le reste, en matière de produits de consommation culturels, la domination des biens numériques “efface” quelque peu les préoccupations, alors que cela reste très polluant », explique Mélanie Cronier, qui connait bien l'économie et le fonctionnement des festivals musicaux.
Forte d'une connaissance fine du tissu nantais de l'économie sociale et solidaire, qu'elle a mis en valeur dans un média tourné vers l'artistique nommé Têtes en l'ère, Mélanie Cronier travaillera auprès des acteurs et actrices du livre en région Pays de la Loire. « Nous associerons à notre action des personnes qui ne sont pas forcément dans cette filière, mais peuvent apporter une pierre à l'édifice, issue de l'économie sociale et solidaire, peut-être. » Parmi ces participants potentiels, des associations, comme Nantes Écologie L'air Livre, mais aussi la Chambre régionale de l'économie sociale et solidaire (CRESS) des Pays de la Loire, ou encore Nantes Métropole.
Mélanie Cronier (photo : Mobilis)
Dans un premier temps, des groupes de travail d'une vingtaine de membres seront constitués, autour des quatre axes prioritaires : les librairies, les maisons d'édition, les bibliothèques et, enfin, le pôle diffusion-distribution-impression. Ces groupes seront arrêtés au mois de septembre prochain, et commenceront alors les rencontres, d'abord au sein des groupes, puis entre les groupes, « afin de soulever des problématiques et des actions concrètes pour y faire face. L'idée serait de mutualiser, de créer des synergies, de faire ensemble, malgré les soubresauts économiques », annonce Mélanie Cronier.
Malgré l'absence de certains acteurs du livre de la région, comme les diffuseurs, l'échelle locale privilégiée par la mission « la rend faisable », selon Stéphanie Lechêne. « Nous allons ainsi travailler sur les consommations énergétiques et la réduction des déchets, deux postes qui sont très palpables par les commerces, les maisons d’édition, les festivals, sur les factures. »
Au-delà, l'idée est « de développer l’interconnaissance, pour montrer qu’elle permet de mettre en place des synergies écologiques et économiques entre les acteurs », précise Mélanie Cronier. Des imprimeurs, très nombreux sur le territoire, pourraient ainsi assumer un rôle de diffuseur en stockant des ouvrages — « Il faut rationaliser, ne pas faire venir de nouvelles entités pour en rajouter, mais utiliser les ressources présentes sur le territoire », prédit Stéphanie Lechêne.
« Le terrain d'expérimentation positive permettra, pour les acteurs locaux, de voir ce qui fonctionne ou non. » L'idée étant, par l'intermédiaire des autres agences régionales ou de la Fill, Fédération interrégionale du livre et de la lecture, de diffuser et partager les résultats de ces expériences.
Si la mission est financée pour les trois prochaines années, l'agence imagine mal son échéance au bout de 36 mois, étant donné l'urgence écologique, et s'attend à des créations similaires dans d'autres structures régionales. L'ADEME n'a pas fixé d'obligation de résultats, ce qui n'affranchit pas la mission d'une certaine pression due aux préoccupations des professionnels et du public. « Nous n’y serions pas allés s’il y avait eu cette pression. Nous ne sommes pas un laboratoire ou un organisme qui peut supporter cette obligation de résultat, nous n’avons pas les financements pour une analyse des rejets de CO2, par exemple », précise Stéphanie Lechêne.
Et la directrice adjointe de l'agence de citer une utopie extraite de l'ouvrage Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions. (Wildproject), dans laquelle des éditeurs achètent une forêt pour mutualiser et gérer de manière responsable la matière première des livres. « J’ai assisté à des journées professionnelles où ce récit est devenu une légende urbaine, où des participants l'évoquaient comme une réalité. Peut-être lancerons-nous des actions comme celle-ci. » Et faire succéder l'action à la fiction.
Photographie : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
1 Commentaire
Aradigme
20/07/2022 à 10:07
Plusieurs phrases dans ce texte m'ont beaucoup amusé, à commener par celle-ci: "je constate en premier lieu que les différents acteurs et actrices ne se parlent pas forcément ». Oui, c'est une évidence première, et pas que dans l'industrie du livre. On retrouve cela dans tous les secteurs. Cette demoiselle découvre la roue...
Autre exemple d'évidence: « Pour beaucoup, il s'agit avant tout de garder leur poste en l'état, d'avoir un revenu décent, ce qui peut se comprendre. » Ben oui, évidemment...
Une autre phrase particulièrement drôle, cette fois écrite par l'auteur de l'article, a attiré mon attention: "Le temps presse, toutefois, et l’urgence de l’action se heurte aux résistances productivistes et capitalistes."
Je lui rappelle à tout hasard que la publication de livres ne nous rapproche pas de l'apocalypse, et que le temps ne presse donc pas.
Par ailleurs, la produtivité consiste à faire autant avec moins de matière, d'énergie, de temps et de personnes et constitue donc un processus vertueux dans l'industrie.
Enfin, le capitalisme consiste à investir pour réaliser des bénéfices. Sans ces derniers, une entreprise ne peut plus payer plus décemment ses salariés. Ceux-ci s'en vont (volontairement ou pas) , ce qui met fin à l'entreprise et à sa production. Les exigences capitalistiques doivent donc être respectées pour que des biens soient produits. Peu importe que l'on croie ou non dans ce système. C'est comme la pesanteur, cela fonctionne, même si on n'y croit pas.
Mais peut-être certains écolos nihilistes recherchent-ils la disparition de la pollution par disparition de la production? Dans ce cas, leur action en France s'avère remarquable. Le pays a déjà perdu la moitié de ses industries, entre autres à cause de normes excessives, et les coups qu'ils ont porté au nucléaire réduisent la production d'électricité, ce qui rend difficile une réindustrialisation.