Je ne sais plus où et quand je suis tombé sur ce livre L’abbaye d’Evolayne de Paule Régnier (Grand prix de l’Académie Française 1933), avec sa couverture jaune défraichie des éditions Plon. Longtemps, je l’ai gardé dans mes réserves : j'avais d’autres priorité de lectures. Il y a peu, fouillant ma bibliothèque, je l’ai redécouvert, l’ayant totalement oublié. Allons, il fallait quand même me renseigner sur cette Paule Régnier ! Le destin tragique de cet auteur, il faut bien le dire, m’a conduit à lire enfin son roman. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, j’en conviens, il peut paraître dépassé, appartenir à un autre monde (mais n’est-ce pas après tout un motif de le parcourir ?), mais il palpite dans ce texte quelque chose de bouleversant et de prenant. Par Hervé BEL
Paule Régnier est née en 1888 dans une famille bourgeoise aisée qui sera ruinée. Pendant l’enfance, elle est atteinte d’une maladie grave qui la rend bossue et infirme. En 1913, elle publie un premier roman « Octave » qui est un échec total (l’éditeur fait faillite le jour de sa parution). Entretemps, après avoir éprouvé une passion trouble pour Sarah Bernhardt (de 44 ans son aînée!), elle a rencontré le poète Paul Drouot qu'elle aime follement, mais leur relation n’est que platonique et intellectuelle. Drouot est tué sur le front en 1915. Inconsolable, elle endosse le rôle de veuve et s’attelle à l’édition d’un manuscrit du poète : « Eurydice, deux fois perdue » Eurydice, c’est elle. Ce texte « admirable », comme le qualifiera Marie de Heredia dans un article du Figaro, Drouot l’a écrit pour elle, elle en est certaine. Dans son malheur, elle y a au moins cette certitude d’avoir été aimée.
Hélas, en 1922, à la mort de la mère de Paul Drouot, elle se voit confier la correspondance de Drouot et découvre que ce n’était pas elle, Eurydice, mais sa sœur Jeanne. C’est, avec son infirmité, le second drame de sa vie, et elle ne s’en remettra pas. Il la confirme dans cette idée qu’elle est condamnée à aimer sans l’être jamais. Elle cherche consolation dans la religion catholique, vaine tentative : son roman « L’abbaye d’Evolayne » en témoigne, comme on le verra.
Dans sa préface au journal de Paule Régnier, Jacques Madaule (notamment spécialiste de Claudel) prétend : « Avant même qu'elle ne connût Paul Drouot, (elle) savait déjà que, capable plus que nulle autre d'aimer, elle n'était pas de celles qui peuvent être aimées. » Rien n’est moins sûr à mon avis : elle était jeune encore. Est-ce qu’on se résigne aussi facilement ? Son journal de 1912 témoigne d'ailleurs de ses attentes et du comportement ambigu de Drouot.
En 1924, son deuxième roman La Vivante Paix obtient le prix Balzac, avec celui d’André Thérive (que nos fidèles lecteurs des Ensablés connaissent bien) intitulé « Le plus grand péché ». C’est, croit-elle, le début du succès. En 1933, après trois autres romans, paraît « L’abbaye d’Evolayne » qui obtient Le Grand Prix de l’Académie Française. C’est la consécration, un peu de lumière dans sa vie, une lueur plutôt qui ne résistera pas aux années et à la deuxième guerre mondiale qui rendent soudain ses romans surannés. En 1950, son recueil de souvenirs est refusé par Plon. Le 30 novembre, elle écrit dans son journal : « Plus le moindre goût de la vie, aucun regret pour aucune chose dont je me dis : c'est la dernière fois que je la fais. » Deux heures après, par une nuit bleue et froide décembre, elle se suicide. Son journal (partiellement lisible dans Gallica) est publié en 1953.
Tel fut le destin de Paule Régnier, marqué par le malheur et le refuge dans la littérature qui ne lui suffira pas. Paule était trop charnelle. Elle voulait l’amour, connaître les étreintes, la joie du partage. Longtemps après la mort de Drouot, elle imagina la vie qu'elle aurait pu avoir avec lui s’il n’était pas mort. Elle y trouva peut-être pendant un moment une satisfaction que la découverte du secret de sa sœur anéantit... On pourrait faire de cette biographie un roman qui serait nocturne et peu apprécié par les lecteurs d’aujourd’hui. On y verrait le malheur à l’état pur, la misère (elle vivait de peu), la mélancolie, les espoirs vite envolés, mais aussi, consolons-nous, l’ivresse de la littérature, le monde des lettres d’alors qu’elle approcha par Charles du Bos et Elemir Bourge, et qui n’était pas si loin de celui de Huysmans (mort en 1907, et pour lequel Paule Régnier éprouvait de l’admiration) et de Léon Bloy.
A la lumière de tout cela, l’intrigue de « L’Abbaye d’Evolayne » prend du relief. L’héroïne, Adelaïde Adrien, est l’épouse de Michel, chirurgien parisien revenu traumatisé de la guerre quatorze et déçu par la science. Le couple décide de prendre de longues vacances et partent en auto dans les Ardennes. Ils s’arrêtent dans les auberges, mais Michel n’est jamais content. Deux jours après, ils reprennent chaque fois la route, jusqu’au jour où ils parviennent à proximité de l’abbaye bénédictine d’Evolayne. Michel se souvient alors que l’un de ses amis, Henri Darbaud, s’y est fait moine. C’est l’occasion de le revoir. Ils dénichent un hôtel non loin de là et s’y installent. Le couple semble s’entendre à merveille. Adélaïde est toute d’admiration pour Michel, homme doux et marqué, mélancolique à ses heures. Elle veut son bonheur. C’est une femme jolie (et j’imagine maintenant combien Paule Régnier, dans sa description qu’elle en fait, aurait voulu lui ressembler) :
« Elle se tenait à quelques pas de lui, le buste un peu ployé, pesant d’un seul côté sur la haute jambe moulée par la jupe blanche (…) Les cheveux très noirs, mais vaporeux comme des cheveux blonds, encadraient de leurs touffes onduleuses les joues pâles comme des perles. Les traits étaient petits, le menton délicat, un peu aigu (…) Deux plis profonds partant des narines entouraient la bouche. Ils en soulignaient la splendeur (…) Michel tout à coup dit d’une voix mal assurée. – Ne soyez plus si belle ! ».
Le soir même, ils se rendent à l’abbaye pour assister à Complies et y rencontrent le vieil ami de Michel devenu Dom Athanase. Elle ne sait pas encore pourquoi, mais pressent quelque de funeste pour elle. Plutôt que de partir le surlendemain, Michel décide, avec l’accord de sa femme qui ne pense qu’à le satisfaire, de rester quelque temps près de l’abbaye. Il s’y plaît, il aime la liturgie et ses conversations avec Dom Athanase.
Le parcours de Michel a quelque chose à voir avec celui de Durtal, dans « En route » de Huysmans, car le mari d’Adélaïde se sent de plus en plus attiré par la vie religieuse, réclame même de passer quelques jours à l’abbaye pendant que sa femme reste à l’auberge. Seulement, il est marié ! Le lecteur se rassure, il finira bien par partir ! Mais le mariage est-il un vrai obstacle ? Non. Le livre nous apprend alors qu’un homme marié peut devenir moine pour autant que son épouse se fasse religieuse. On voit où l’auteur veut en venir…
Disons-le immédiatement : pour lui, Adélaïde acceptera le marché sans mesurer l’ampleur du sacrifice. Elle veut le bonheur de son mari, y aspire, et confond cette aspiration avec celle qu’elle pourrait éprouver pour Dieu. Elle va se croire croyante, jusqu’à s’apercevoir qu’il n’en est rien. La tragédie est en place…
« Adélaïde (…) se sentait portée à considérer la vie comme un mal, la douleur comme une chose irréparable qu'aucun paradis ne compenserait jamais. Bien qu'elle fût éprise de toutes les beautés terrestres, elle eût préféré maintenant ne les point connaître et n'être jamais née. Elle ne goûtait plus de joie que dans le sommeil, quand la longue journée achevée, elle sentait peu à peu ses pensées s'alentir, s'embrouiller, cesser enfin, à l'instant où tout le char pesant de sa vie versait dans l'abîme de l'inconscience. Elle ne soupirait que vers le vide, l'oubli, le néant. »
A la lecture de ces lignes, comment ne pas penser aux dernières qu’elle écrivit juste avant de se tuer?
Un grand écrivain, de cette histoire, aurait fait un chef-d’œuvre, mais elle est quelque peu gâchée par les considérations religieuses qui nuisent à l’intrigue pourtant très forte. Paule Régnier y convoque Pascal, Claudel, et s’embarque dans des considérations théologiques qui peuvent lasser… L’analyse psychologique de Michel est insuffisante… Mais qu’importe ? Le récit est parcouru par une sensibilité et une délicatesse qui finissent par charmer.
Pourquoi ne pas vous laisser tenter, chers lecteurs des Ensablés, pour passer une belle après-midi pluvieuse et grise dans la chaleur d’un texte écrit par une femme à vif, qu’on aurait voulu connaître ?
Dans le journal Comoedia du jeudi 5 octobre 1933, Paul Léautaud écrit : « L'Abbaye D'Evolayne, c'est le duel entre l'amour humain et l'amour divin (…) Thème pathétique, dont le plus grand danger était de paraître trop édifiant. Mme Paule Régnier a su demeurer sobre et humaine, donc émouvante. Certains passages atteignent à une véritable grandeur. Et cela ne rend que plus regrettables et plus perceptibles les défauts qui abîment cette œuvre. Toute une partie du livre est un peu gâchée, en effet, par un ton doctoral, où une prétention légère mais quelque peu déplaisante s'appuie sur des citations qui ne sont pas sans alourdir le mouvement.
Mais c'est là petite chicane. Et il n'en reste pas moins que L'Abbaye d'Evolayne est un roman prenant, subtil, où quelques éclairs de torches précisent et déchirent les angoisses de deux cœurs.
Dans Liberté du 09/10/1933, Robert Kemp est plus réservé : « L'Abbaye d'Evolayne » offre un thème magnifique dont l'auteur a réussi quelques variations et manqué quelques autres importantes. C'est, en tous cas, un livre à lire. Certaines pages essentielles sont solidement et finement écrites. D'autres m'ont paru un peu molles et d'un accent timide... »
Les nouvelles littéraires – 5/05/1934 – Edmond Jaloux : « Je crois qu'il eût été plus sage pour Mme Paule Régnier de ne pas pousser les choses aussi au noir et de donner à son roman une fin moins éclatante, car si l'on se place au point de vue de la composition générale du livre, ce dénouement théâtral, puissant, emporté par un grand souffle, fait au livre une sorte d'apothéose qui aura satisfait certainement beaucoup de lecteurs. J'aurais cependant conseillé à Mme Paule Régnier quelque chose de plus humble et de plus conforme à la logique des faits, puisque c'est à ce régime-là qu'elle a voulu soumettre son œuvre. Du moins, cela lui a-t-il donné quelques-unes des belles envolées des dernières pages. »
L’excelsior du 7/07/1934, toujours Edmond Jaloux : (…) l'art de Mille Paule Régnier ne s'est jamais élevé si haut, ni si intensément que dans l'Abbaye d'Evolayne, que l'Académie française vient de distinguer et qui a l'avantage de traiter un sujet neuf et l'audace de le traiter jusqu'au bout.
Dans l’Action française du 26/10/1933 Robert Brasillach écrit : « L'abbaye d’Evolayne est donc un roman de l'amour conjugal. Ne croyez pas qu'il s'agisse d'adultère: pas de troisième personnage dans le drame, ou du moins pas de troisième personnage humain. C'est un roman de l'amour conjugal, au même titre, M. Thibaudet l'a fait remarquer, que Polyeucte. Et voilà bien son intérêt. On peut sans doute lui faire beaucoup de reproches. Nous n'en aimons guère le titre, qui semble convenir à on ne sait trop quelle littérature édifiante. Le début non plus n'est pas très favorable à l'auteur (…) Tout cela est trop rapide, et surtout plein de maladresses, écrit dans un style un peu terne, un peu douceâtre (…) il convient d'ajouter que le sujet en est extrêmement original, et que Mme Régnier l'a traité avec une émotion et une délicatesse qui nous touchent.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Commenter cet article