Aménager des librairies, “lieux de vie, pas seulement de consommation”
RNL22 — Avant même qu'il ne soit question d'offre et de sélections, de conseils et d'accueil des libraires, une librairie est un espace, qu'il faut investir, rendre praticable, fonctionnel et unique. Les enjeux de cette étape indispensable et pourtant invisible de la constitution d'un point de vente du livre restent méconnus.
Le 06/07/2022 à 12:43 par Antoine Oury
22 Réactions | 580 Partages
Publié le :
06/07/2022 à 12:43
22
Commentaires
580
Partages
La multitude de stands de fournisseurs de logiciels, réseau social de libraires et autres bases de données bibliographiques, aux Rencontres nationales de la librairie, ferait presque oublier le caractère tangible des librairies indépendantes ayant pignon sur rue.
Pour Pierre Gimenez, architecte diplômé, l'aménagement et la conception spatiale de la librairie est une spécialité : il y a 25 ans, fort « d'une petite expérience, faite de maisons individuelles ou d'équipements sportifs », il est chargé de superviser le transfert de la librairie Les Sandales d'Empédocle, à Besançon. Depuis, il met son expertise au service de ces lieux si particuliers.
« L'aménagement d'une librairie dépend des murs dans lesquels elle s'installe, de son emplacement dans la commune, mais aussi de son offre et de sa clientèle », nous explique-t-il sur son stand, aux RNL d'Angers. Au cours de sa carrière, il s'est confronté à des environnements aussi divers que des pierres remontant aux XIIe et XIIIe siècles et un ancien garage, qu'il a fallu convertir.
Si l'architecte nous confie que son premier souci, au vu des réglementations, reste l'accès aux personnes à mobilité réduite et la sécurité incendie, il entreprend pour chaque projet un travail de préparation avec les libraires. « Je réfléchis alors à la manière d'aménager l'espace en restant dans un budget qui est souvent faible, la librairie dégageant peu de marges commerciales. J'échange avec les libraires, ce qui permet d'établir une relation de travail et des propositions. » Un processus de plusieurs mois, le plus souvent.
Des angles et des rayons
Ce souci de préserver le lieu tout en l'adaptant à sa nouvelle finalité est partagé par la société Alphaïr, tournée depuis 20 ans vers l'aménagement de l'espace de vente des librairies. Reprise il y a quatre mois par Benoît Luret et Jérôme Touzet, elle conçoit le mobilier avec les librairies, « pour le réaliser sur mesure et l'adapter à leur cœur de métier ». Ils proposent alors un chemin complet, depuis l'étude théorique jusqu'à la pose, en passant par la fabrication, évidemment.
« Nous avons une gamme standard, qui correspondra à 90 % des besoins, mais elle est modulable, afin de s'adapter au lieu et à ses caractéristiques : des voutes, des colonnes de pierre, il faut pouvoir les conserver », souligne Benoît Luret.
Alphaïr travaille le bois et le métal, « dont la durée de vie compense l'impact environnemental un peu plus important », et a fait évoluer ses meubles en fonction des demandes et des tendances. « Par exemple, nous pouvons proposer du mobilier éclairé [avec un luminaire intégré, NdR], mais les goûts sont plutôt tournés vers les éclairages déportés, aujourd'hui. »
Exemple d'une table en librairie (Librairie L'instant - Paris 15e arrondissement)
Pierre Gimenez, qui dessine le mobilier des librairies qu'il aménage, explique « essayer de faire du classique ou de l'intemporel, quand les modes, en matière de décoration, peuvent assez rapidement lasser ».
Les espaces commerciaux des librairies, depuis quelques années, privilégient en tout cas « un caractère de lieux de vie, et plus seulement de consommation, où le libraire doit avoir la place de discuter avec le client », avance Benoît Luret. À l'aménagement du lieu se couple aussi la mobilité de la clientèle et la spécificité des rayons des librairies, qui se sont multipliés ces dernières années. « J'ai vu apparaitre les rayons développement personnel, manga, tandis que la BD et la jeunesse demandaient plus d'espace », remarque Pierre Gimenez.
Avec pour conséquences de les intégrer au plan d'aménagement : « Je peux concevoir des tables pour du “facing”, quand les livres sont présentés à plat, avec leurs couvertures entièrement visibles, et d'autres pour faire voir la tranche des ouvrages, ce qui permet d'en proposer plus sur une même table. Mais, dans ce dernier cas, l'espace autour doit permettre au client de se baisser, de changer d'angle de vue, de se pencher... » Les lutrins amovibles et adaptables qu'il dessine pour ses tables peuvent ainsi s'adapter au recul des clients. L'esprit du lieu ne peut pas négliger les corps.
Dossier : À Angers, les Rencontres nationales de la librairie 2022
Photographie : l'aménagement d'une librairie par l'architecte Pierre Gimenez (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
DOSSIER - À Angers, les Rencontres nationales de la librairie 2022
Plus d'articles sur le même thème
Autres articles de la rubrique Métiers
22 Commentaires
koinsky
07/07/2022 à 07:37
Cette photo, qui montre précisément ce qu'est une librairie aujourd'hui, a un "effet repoussoir" certain sur une immense partie de la population française, dont moi. Dois-je vraiment dire pourquoi ...
Gimenez
07/07/2022 à 11:28
Cela m'intéresse de savoir pourquoi vous voyez un "effet repoussoir". Pouvez-vous en dire plus ?
koinsky
07/07/2022 à 16:08
Présentez cette photo à n'importe quel quidam pris dans la rue qui ne lit jamais de bouquins et demandez-lui si elle lui donne la moindre envie d'en lire un seul ... Maintenant, remplacez les livres par des sachets de bonbons de toutes les couleurs, prenez une photo, montrez-la un même quidam et voyez le résultat ... Prenez ensuite un martien, présentez-lui la seconde photo et demandez-lui s'il veut acheter un sachet de bonbons ... Bref, comment voulez-vous vendre quelque chose à quelqu'un qui n'a aucune idée du plaisir que ça va lui procurer ?
Gimenez
07/07/2022 à 17:26
De quelle photo parlez-vous, celle en haut de l'article ou celle du bas, ou les deux ?
koinsky
07/07/2022 à 19:01
La seconde, bien sûr, la première n'a aucun intérêt, elle est illisible, ne dit rien sur rien.
Gimenez
08/07/2022 à 09:01
M. Koinsky, n'étant pas l'auteur de l'aménagement montré dans la seconde photo je me garderai de commenter. Je dirais simplement que pour avoir une chance de vendre un livre à "n'importe quel quidam pris dans la rue qui ne lit jamais de bouquins" ce n'est pas DANS la librairie qu'il faut agir mais à l'extérieur, il faut montrer le plus possible l'intérieur de la librairie pour que la personne qui n'en possède pas les codes puisse malgré tout se détendre, ne pas se sentir "hors jeu", et qu'elle franchisse la porte. Ensuite, c'est aux librairies de faire le job, et ça commence par un sourire et un "bonjour".
Avez-vous lu la réponse de Jujube ? Elle ne manque pas d'humour.
koinsky
08/07/2022 à 10:21
Hélas, le problème n'est pas que ces personnes se sentent "hors-jeu", c'est qu'elles le sont, de fait. Vous ne les attirerez pas dans une librairie avec du miel ou des courbettes. Les libraires doivent sortir de leur antre pour se confronter au monde réel qui les effraye parce qu'ils le juge inculte. Sortir du confort de l'entre soit. Mais ça demande un peu de respect, de sincérité et de courage, un peu d'humilité et de remise en question aussi.
Gimenez
08/07/2022 à 10:51
Je suis bien d'accord avec vous sur la nécessité de sortir de l'entre soi, mais pour autant je pense que l'aménagement peut y aider. Pour preuve, la librairie La Maison Jaune, que j'ai réalisée en 2014, a vu son panel de clientèle s'élargir à des couches de population qui ne franchissaient pas la porte de l'ancien lieu, situé juste sur le trottoir d'en face. Ce lieu, tout à fait charmant et accueillant, affichait néanmoins les codes que seuls les gens comme vous et moi possédons et qui nous permettent de savoir à l'avance, même si nous y avons jamais pénétré, ce que nous allons y trouver et que nous serons là en sécurité culturelle et sociale.
François et Florence m'ont dit par la suite qu'avec ce nouvel aménagement, plus ouvert, moins codifié, beaucoup de clients nouveaux et n'appartenant pas aux CSP++ entraient dans la librairie.
koinsky
08/07/2022 à 11:19
Alors tant mieux. :)
jujube
07/07/2022 à 19:07
Bonjour koinsky,
Avez-vous réalisé l'expérience que vous décrivez "sur une immense partie de la population française"? A vous lire, j'ai l'impression que votre tendance ou style est de généraliser à outrance.
Dangereux, ça!
(Une récente étude de la NASA sur les goûts et vie quotidienne des Martiens a démontré que ceux-ci, habituellement, ne se donnent pas la peine de descendre sur la Terre pour fréquenter les librairies, y feuilleter ou acheter des livres, pour une très bonne raison: depuis des siècles de là-haut, grâce à leurs puissants télescopes BNV 385, ils ont lu toute la production littéraire des humains. On dirait qu'ils aiment ça puisqu'ils continuent gaiment à nous chaparder les textes. Ayant zieuté de très près la librairie conçue par Monsieur Gimenez et en être tombés amoureux, un couple d'intellectuels martiens a même l'intention de passer commande à l'architecte d'une copie fidèle de l'oeuvre. Consultés par un ethnologue, ces joyeux lurons affirment qu'ils décoreront certains rayons avec un pot-pourri de caramels et gommes à mâcher. Ces gars-là savent vivre, pas vrai?).
Personnellement, j'ai bien aimé la photo en tête de l'article. Elle est l'heureux résultat de l'originalité et du talent de son créateur. Pour l'achat d'un livre, il m'a semblé que le quidam recevait, au choix, une barre chocolatée ou un salami. La librairie parfaite, quoi!
Gimenez
08/07/2022 à 09:07
Bonjour,
J'ignore qui vous êtes mais j'apprécie beaucoup votre humour et je vous remercie pour votre avis concernant mon travail.
Bonne journée.
koinsky
08/07/2022 à 10:06
Je ne juge pas votre travail, que je connais pas, je dis juste que moi, littérairement inculte depuis l'enfance et venu à la lecture sur le tard par le truchement de l'écriture, je me fous royal de la qualité de l'accueil et de l'environnement d'une librairie (celui de la librairie de mon quartier est très dégradé et ses libraires à bout de souffle).
Je viens chercher un livre précis, pas des câlins. Je dis donc que plutôt que de s'intéresser à l'emballage, les libraires devraient sortir de leur terrier et organiser ici ou là des ateliers d'écriture à l'issue desquels ils parleraient des livres qui leurs tiennent à coeur et qu'ils vendent... à deux pas de là.
Gimenez
08/07/2022 à 10:54
Vous venez chercher un "livre précis", mais si l'aménagement est bien pensé et les libraires accueillants et ouverts vous repartirez peut-être aussi avec un livre que vous ne connaissiez pas et qui vous intéressera. Pour cela il faut, à l'intérieur de mon domaine de compétence, inviter la personne à entrer, puis à flâner, et ça, le travail de l'espace le permet.
koinsky
08/07/2022 à 11:26
Ça n'est jamais encore arrivé. L'autre jour par exemple après avoir lu, entendu, vu l'oeuvre de Jonathan Safran Foer sur Internet, j'ai voulu en savoir plus sur le bonhomme et je me suis rendu chez mon libraire. Résultat des courses : un bouquin jubilatoire très inspirant pour l'apprenti écrivain (un peu plus) que je suis encore. Mon libraire n'a eu qu'à m'indiquer l'endroit où j'allais le trouver. ;)
jujube
09/07/2022 à 08:11
Bonjour Monsieur Gimenez
Comme elle est gentille, votre petite note. Merci!
Suis un de ces êtres en fin de vie qui s'applique à dénicher ce qu'il y a de plus aimable et positif chez les autres. Suis convaincu qu'on gagne davantage en société quand on s'abstient d'agressivité, violence ou pure méchanceté de morpion envers le prochain. Ces pratiques-là, commises par certains commentateurs, provoquent en moi une irruption quasi cutanée d'humour. C'est plus fort que moi, ces trucs-là me font rire et exploser l'imagination!
Bonne continuation!
Gimenez
10/07/2022 à 22:11
"dénicher ce qu'il y a de plus aimable et positif chez les autres"
Voilà une belle recherche qui témoigne d'une maturité accomplie.
Voyez-vous, dans ma direction de chantiers (je ne travaille plus que pour des libraires) je suis parvenu, l'âge aidant, à éviter l'apparition de tout conflit avec les entreprises en travaillant justement dans ce sens, aussi bien d'elles vers moi que de moi vers elles, en essayant de faire en sorte que chacun puisse, à l'intérieur des tâches qu'il doit accomplir, exprimer son envie que le résultat soit chouette, réussi, que tout le monde éprouve une vraie joie du boulot bien fait, du boulot qui a du sens bien au-delà d'un simple chantier.
La plupart des artisans, des petits entrepreneurs du bâtiment, des ouvriers, aiment qu'on sollicite leur savoir-faire, qu'on leur demande de bien œuvrer, et qu'on les respecte, que l'on soit aimable et positif avec eux, et maintenant avec elles car, et on ne peut que s'en féliciter, de plus en plus de femmes interviennent dans le bâtiment.
Vous dites que vous êtes en fin de vie, ce sont des mots forts. J'ignore ce qu'il en est et comment vous le vivez, mais votre recherche d'amabilité et de positivité, et votre humour, me donnent à penser que jusque là votre vie fut pleine, accomplie et enrichissante.
Je vous souhaite de poursuivre cette pérégrination aussi longtemps que possible, avec joie, avec curiosité, et avec l'humour dont vous faites preuve.
Bien à vous,
Pierre-Yves Gimenez
Koinsky
08/07/2022 à 09:44
Si vous ne voyez pas que le lectorat se réduit à une peau de chagrin d'année en année et que c'est dû à la fois à un problème de cécité (de déni ?) et d'incapacité des professionnels du livre et des enseignants à "faire aimer la littérature=donner le goût de" à des gosses puis à des adultes qui ignorent ce que c'est, que voulez-vous que je vous dise, consultez un ophtalmo ! ;)
Vous aurez beau repeindre le décor, le problème n'est pas une question d'environnement, d'architecture, de design, d'ambiance, d'atmosphère, le problème c'est que le texte est devenu illisible, et le livre, un objet inutile qui renferme une langue inconnue.
Moi par exemple, je n'avais lu aucun livre de littérature avant de m'être mis à écrire. C'est en écrivant que je suis venu à la littérature.
Je pense qu'il faut faire entrer l'écriture littéraire contemporaine (pourquoi pas le rap,...) et favorisez les connexions avec les ateliers de musique, de théâtre... dès le primaire et même avant. Mais ça suppose d'alléger le programme scolaire, et là, les freins sont nombreux.
Faites aimer la littérature, pas les livres !
Gimenez
08/07/2022 à 11:58
Je ne peux pas intervenir sur l'initiation à la lecture, à l'écriture, je suis architecte et mon domaine c'est le travail de l'espace, ce dont vous parlez dépend des enseignants et surtout des parents.
Par contre je ne sais pas si le lectorat global se "réduit comme une peau de chagrin", j'ignore quelles sont les évolutions du nombre de livres vendus, mais je sais qu'en réaménageant les espaces de librairie, en les rendant plus attractifs, plus lumineux, le nombre de livres vendus progresse sans problème de 15 à 30-35%, avec parfois des chiffres bien plus élevés, et le panier augmente aussi de manière significative.
La santé de la librairie s'en trouve améliorée, les libraires sont plus détendus et donc plus souriants envers les clients.
De plus en plus de libraires pour lesquels j'ai réalisé un espace me demandent d'intervenir lorsqu'ils acquièrent une deuxième librairie, c'est donc qu'ils ont constaté que le travail de l'espace porte ses fruits.
Véronique FAUVERNIER
25/07/2022 à 18:31
Bonjour Pierre,
Je ne dirai pas qu'il y a un effet "repoussoir". Au contraire, dans certaines librairies, le client peut se sentir "avalé". Je suis une grande lectrice et bien souvent je sors d'une librairie sans achat, ou alors un livre sous le bras, toujours des mêmes écrivains. Car je n'ai pas de perspective globale, une accroche.
Les petits mots sur les livres, cela était bien au début, maintenant je trouve que cela fait un peu cafouillis surtout si, en plus, les rubriques principales (romans italiens, science-fiction, ...) sont écrites à la main, d'une calligraphie non uniforme, sur des supports non homogènes.
L'année dernière, j'ai fait l'exercice de créer des supports papier que j'aimerais voir quand je rentre dans une librairie afin de me sentir à l'aise et de faciliter mes choix.
Pourrai-je vous les présenter ?
Merci
Cordialement
Gimenez
26/07/2022 à 09:44
Bonjour Véronique,
Oui, bien sûr, vous pouvez me faire passer votre projet de fiche. J'en parlerai aux libraires pour lesquels j'interviens.
Mon adresse mail est : pgimenez.architecte@wanadoo.fr
Bien à vous,
Pierre Gimenez
Véronique FAUVERNIER
29/07/2022 à 16:19
Bonjour Pierre,
Avec plaisir.
Avez-vous consulté l'article publié ce jour sur ActuaLitté "Simplicité et convivialité : révolutionner les petits mots des libraires" ?
Bien cordialement
Véronique FAUVERNIER
Gimenez
29/07/2022 à 16:42
Bonjour Véronique,
Non car je suis très pris aujourd'hui. J'essaierai de le consulter demain.
Bien à vous,
Pierre