Fin septembre, les éditions Rivages publieront le livre de Stephen Graham Jones, dans une traduction de Jean Esch. Dans sa version américaine, ce livre d’horreur prend pour titre un tristement célèbre aphorisme du général Philip Sheridan. L’officier aura marqué l’histoire pour sa formule, lors des guerres indiennes : « Un bon indien est un Indien mort. » Charmant ? Eh bien…
Le 11/07/2022 à 16:38 par Nicolas Gary
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Publié le :
11/07/2022 à 16:38
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Quoique les historiens divergent sur la phrase originelle, le contexte ne varie pas trop. Quelque part en 1869, le chef comanche Tosawi aura rencontré le général, et, s'adressant à lui, assure : « Tosawi, good Indian. » Une preuve de bonne volonté, en anglais dans le texte, à laquelle le valeureux officier aura (aurait ?) répondu : « The only good Indians I ever saw were dead. »
On s’émerveillera d’une telle répartie : « Les seuls bons Indiens que j’ai jamais vus étaient morts. » Un trait d'esprit de militaire vainqueur, face à un chef comanche qui avait accepté la réddition aux soldats américains. Vae Victis, comme dirait l’autre : la postérité aura prêté cette phrase à Sheridan, l’affublant d’une réputation de racisme, en plus de génocidaire. Mais de son vivant, il aurait toujours nié avoir répliqué de la sorte.
Rappelons que Sheridan et les troupes de l’Union qu’il dirigeait n'étaient pas venus pour prêcher la tolérance ni l'amour de son prochain. Les historiens sont divisés sur cette phrase attribuée à Sheridan : on la retrouve dans le film Buffalo Bill de William Wellman, en 1944. Mais à l’époque, les westerns cultivaient le méchant indien contre le bon colon. Reste que Sheridan n’était probablement pas un humaniste — ou alors d’une manière extrêmement personnelle.
Ce qui nous amène au roman de Stephen Graham Jones, à paraître le 21 septembre. Son titre reprend exactement la phrase prêtée au général sudiste, Un bon indien est un Indien mort, dans sa traduction française. Le pitch, en quelques mots :
Quatre amis d’enfance ayant grandi dans la même réserve amérindienne du Montana sont hantés par les visions d’un fantôme, celui d’un élan femelle dont ils ont massacré le troupeau lors d’une partie de chasse illégale dix ans auparavant.
Nul ne contestera le fond xenophobe de la citation, historique ou non, et moins encore son incitation à la haine. Le titre retenu, tant par l’auteur américain que par la maison d’édition française visait donc à exacerber la violence dont fait état l’ouvrage. Et précisément, le réseau social Twitter ne s'y est pas trompé, en sanctionnant le message d'un utilisateur :
Pas trompé... ou alors, complètement trompé ? Eh bien, comment demander à un algorithme de parvenir à différencier un titre de roman d'une phrase haineuse ?
Le fait est que l’utilisateur n’avait ni plus ni moins qu’apporté une réponse à un autre utilisateur, en évoquant la publication prochaine du roman de Stephen Graham Jones — mais, horribile auditu, il avait cité le titre français. Et voilà comment la sanction s’abat immédiatement : Twitter censure le message, considérant qu’il enfreignait les « règles relatives aux conduites haineuses ».
L'internaute victime de cet excès de zèle prend les choses avec philosophie autant qu'esprit critique : « Je crois qu'il y a peu de choses à ajouter en dehors de la bêtise de cette modération automatique. Twitter force la main à l'utilisateur en lui laissant 2 possibilités : soit il reconnait ses torts, accepte l'effacement du tweet incriminé et purge une peine claire (dans mon cas suspension de 12 heures), soit l'utilisateur fait appel et là aucune durée n'est indiquée, donc on ne sait pas dans combien de temps on va pouvoir récupérer son compte », indique-t-il à ActuaLitté.
« Je remarque aussi que cette suspension est intervenue trois jours après [le message] : si c'était vraiment un tweet haineux, le mal aurait été fait. Enfin, les messages volontairement haineux qui parlent par allusion, par exemple ciblant Attali, Soros ou les khazars pour déverser leur antisémitisme, passent au travers de cette modération automatique. » Quant au roman...
Contacté, l’éditeur du roman, Valentin Baillehache, nuance : « Personnellement, je trouve appréciable que Twitter soit parvenu à repérer le racisme de cette phrase. De ce point de vue, que la censure s’exerce me paraît une bonne chose… mais devient évidemment cocasse dans ces circonstances. » L’algorithme bête et binaire ne remplacera pas de sitôt un modérateur humain, « mais surtout, jamais ne sera en mesure de capter l’ironie de ce titre, qui n’est évidemment pas à prendre au premier degré ».
Et pour cause. Stephen Graham Jones descend des tribus indigènes américaines, et plus spécifiquement des Pikunis — nation membre de la Confédération des Pieds-Noirs, de chaque côté de la frontière entre Canada et États-Unis. Et Jones n’a jamais caché son engagement dans cette cause, autant qu’il a pu être lui-même victime d’agressions racistes. Originaire du Texas, il s’est d’ailleurs engagé dans le mouvement Blackfeet Tribe of the Blackfeet Indian Reservation of Montana.
« En anglais, le titre a tronqué la phrase attribuée à Sheridan : une forme de litote, parce que le public américain devine et recompose immédiatement la suite. En français, en revanche, nous n’avions pas d’autre choix que de la retranscrire intégralement », reprend l’éditeur. « Dans ce vieux débat — on se souvient de Spike Lee reprochant à Tarantino d’utiliser le mot nègre sans être noir lui-même — Jones devient légitime. D’autant que le second degré est pleinement assumé et garanti par ses origines amérindiennes. »
À ce titre, une séquence du roman présente l’héroïne, une jeune Indienne qui joue au basketball, en proie aux messages agressifs des supporters de l’équipe opposée.
Voici d’ailleurs le passage du roman qui fait référence à l’aphorisme du militaire :
« Afin de se blinder contre le genre de conneries que les équipes indiennes doivent subir quand le match est serré, Denorah essaie de s’inoculer toutes les saloperies que scandera la moitié du gymnase. C’est un jour idéal pour mourir. Je ne me battrai plus éternellement. Un bon Indien est un Indien mort. Tuez l’Indien, sauvez l’homme. Enterrez la hache de guerre. Tous dans les réserves. Rentrez chez vous. Interdit aux Indiens et aux chiens. Sa sœur a entendu tout ça à son époque, elle l’a lu sur des banderoles, illustrées généralement. Tracé au cirage sur les vitres des cars. Le slogan le plus courant était : Massacrez les Indiens ! »
Valentin Baillehache reprend : « Pour le lectorat américain, l’ironie qui sert ici à dénoncer la violence exercée contre les Amérindiens ne fait aucun doute. C’est de l’anti-phrase, dont le choix s’explique dans l’extrait que je vous ai communiqué, autant que par l’ensemble du roman. Ainsi, même si les lecteurs français n’ont pas le contexte historique à l’esprit, ils comprendront d’autant mieux à la lecture. »
Et avec le sourire, d’ajouter : « Et puis, il faut faire confiance aux libraires, qui eux savent distinguer l’ironie du premier degré auquel s’est arrêté l’algorithme de Twitter. Le sarcasme échappe encore aux logiciels. » D’ailleurs, et preuve certainement que les lecteurs américains ont apprécié le propos, l’ouvrage s’est vendu à plus de 200.000 exemplaires, nous assure Rivages. Et malgré un titre au fort potentiel, l’auteur n’a pas subi d’attaques ni de remarques. « Il a été épargné par la cancel culture, certainement de par sa position et ses origines », avance l’éditeur français.
crédits photo : Andrew James/Unsplash
Paru le 21/09/2022
350 pages
Rivages
23,00 €
4 Commentaires
Jean
12/07/2022 à 17:35
Et malgré un titre au fort potentiel, l’auteur n’a pas subi d’attaques ni de remarques. « Il a été épargné par la cancel culture, certainement de par sa position et ses origines », avance l’éditeur français.
Cette assertion me semble mériter l'ouverture d'une réflexion.
L'universaliste ne pourra-t-il y voir l'affirmation d'un racisme à rebours, d'une assignation des individus à leur biologie, à leur appartenance supposée, sinon subie, à une histoire, à une identité fabriquée par les autres ?
La matière sera-t-elle légitime à remplacer l'esprit ? Nous pouvons tous être des Indiens.
Schubel
13/07/2022 à 02:25
De la facilité à la mode pour dire que les conquérants n'ont inventé que des civilisations utiles aux conquis
Schubel
13/07/2022 à 02:47
Tous ces commentaires ridicules consistent à expliquer que les civilisations se valent et que les indiens comme les africains ne sont que les victimes des méchants blancs occidentaux qui, depuis Athènes, se sont efforcés à éduquer les peuples par l'art, la réflexion et l'autonomie
Isabelle
17/07/2022 à 18:40
Sheridan n'était pas un général sudiste mais un général de l'Union