EXCLUSIF – Le courrier électronique, email de son petit nom, a désormais plus de 50 ans. Sa démocratisation attendra cependant quelques années, avec une adoption privilégiée aux lettres manuscrites. La fin des grandes correspondances d’écrivains sur papier s’amorçait, les auteurs privilégiant l’épistolaire numérique. Avec les dangers que l’on pressent aisément : en cas de décès, quel avenir pour ces échanges et leur archivage ?
Le 23/06/2022 à 13:05 par Nicolas Gary
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Publié le :
23/06/2022 à 13:05
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Héloïse Jouanard a perdu son père, Gil, le 25 mars 2021. Poète, il s’était investi avec passion durant plus de 30 ans dans l’action culturelle qui ont produit énormément d’échanges avec des auteurs et des créateurs. Lui-même écrivit, outre deux romans – Un nomade casanier (2003) et Les Roses blanches (2016) chez Phébus –, une œuvre comptant plus d’une cinquantaine d’ouvrages.
Depuis quelques mois, sa fille a décidé, avec le concours d'une bibliothèque publique, de lui consacrer un fonds. « Dès le mois d'avril, je décide – avec la directrice du patrimoine de l'établissement – de faire une donation de toutes ses possessions (c'est-à-dire uniquement des livres, des archives, des documents). Et ce, pour créer un fonds dédié dans ladite bibliothèque », nous explique-t-elle. Ce dernier réunira les livres, la bibliothèque et les archives personnelles de l’écrivain.
Elle recense d’ores et déjà des centaines de lettres, manuscrites, rédigées d’amis aussi mémorables que René Char, Lacarrière, Bonnefoy, Jaccottet, Bergounioux, Réda, Macé, Goffette, Gracq, Janvier, Michon, Trassard. « Actuellement, cela représente plus de 300 écrivains. »
« C’est passionnant. Mais depuis 20 ans, sa correspondance se faisait par email, comme nous tous », nous explique Héloïse Jouanard. « Et voilà. » Car un an après le décès de Gil, l’accès à sa boîte email est toujours refusé à sa fille. « Google m’annonce que non, nous ne récupérerons rien, bien que j’ai fourni toutes les pièces qu’ils m’ont réclamées. »
Pas faute, pourtant, d’avoir communiqué les documents officiels dans une traduction anglaise dûment authentifiée, des différentes attestations nécessaires et autres justificatifs. « On m'a demandé les actes notariés prouvant que je suis ayant droit. Le temps notarial étant différent du nôtre, une année passe. Dès que j’obtiens l’acte notarié qui m’élève au rang d’ayant droit, je reviens vers Google qui me demande de faire traduire tous les documents par un traducteur officiel. Jusque là, je trouve toute la procédure normale : ils veulent la preuve que je suis ayant droit, respect de la vie privée, etc. »
Une entreprise aussi douloureuse que longue, qui finira par aboutir en l'espace de quelques heures. Le dossier, communiqué dans son intégralité le 17 mai, reçoit la sanction du géant américain le 18 mai. « Nous sommes navrés pour cette perte et vous remercions de votre patience. Nous avons examiné votre demande d’obtention de contenu du compte. Après avoir vérifié les paramètres, les attributs et autres informations pertinentes, relatives au compte, nous ne sommes pas en mesure de vous fournir le contenu demandé », tranche un email de The Google Accounts Team.
Et d’arguer que la décision repose « sur une multitude de facteurs, incluant des restrictions légales. Afin de protéger la vie privée des personnes qui recourent aux services de Google, nous ne sommes pas en mesure de partager plus d’éléments sur le compte ni de discuter de notre choix plus en détail ». En somme : « Merci de votre compréhension », mais n’insistez pas.
Et soudainement, vingt années d’échanges — certains portant peut-être sur son dernier livre chez Verdier, Untel en 2015 ou la publication, justement, des Roses blanches — sont englouties dans les entrailles googleiennes. « Au départ, j’ai été en colère pour le fonds consacré à mon père. Mais je me dis que si Google s’octroie les archives de tous les écrivains français, il en va d’une atteinte au patrimoine culturel français, dans notre pays qui a porté jusqu’au sein de l’Europe le principe d’exception culturelle », nous confie sa fille.
La Cnil, qui préside à la destinée numérique en France, pose qu'à la mort d’un utilisateur, son héritage en ligne est scellé : cela vaut tant pour les comptes sociaux qu'une messagerie électronique. La loi Informatique et libertés indique par ailleurs que l’on peut, de son vivant, désigner un contact – et nombre d'outils en ligne dispose de cette option désormais. Cependant, ce dernier ne peut obtenir un droit d’accès qu’à condition que la consultation des informations serve « le règlement de la succession du défunt », précise la Cnil.
La seconde option consiste à formuler une opposition aboutissant à la clôture dudit compte. Pour autant, le secret des correspondances interviendrait manifestement, pour protéger l’accès à la boîte email. Seul le verrouillage total du compte peut être obtenu, pour garantir un secret total.
« Par principe, tous nos comptes en ligne sont strictement personnels », abonde le Conseil supérieur du notariat. Et si le défunt n’a pas fait état d’un devenir pour ses données, il ne devient « pas possible pour les proches d’y accéder ». Les héritiers, et a fortiori les ayants droit, peuvent cependant récupérer des photographies, des écrits — entrant dans la catégorie des souvenirs de famille.
Cependant, en l’absence d’instructions, établissant un héritier numérique, les droits seront extrêmement limités.
La procédure proposée par Google assure d’une collaboration « avec la famille immédiate et les représentants légaux de l’utilisateur décédé afin de clôturer son compte ». Et dans certaines circonstances, non détaillées, « nous pouvons restituer des contenus issus de son compte ». Cependant, la sécurité et la confidentialité demeurent primordiales et aucun mot de passe ni information de connexion n’est communiqué.
Maître Magaly Lhotel, avocate en droit de la propriété intellectuelle et en droit du digital, confirme les limitations auxquelles les héritiers sont confrontés. Même justifiant de leur qualité d’ayants droit, en l’absence de consignes données, l’article 85 de la loi Informatique et libertés s’avère très restrictif.
« Le Conseil d’État a eu l’occasion de se prononcer sur ce sujet dans une décision du 8 juin 2016 (10ème et 9ème chambres réunies, n° 386525), considérant que la loi Informatique et Libertés ne permet la communication des données qu’à la seule personne à laquelle se rapportent ces données, excluant ainsi les ayants droit de la personne concernée », nous précise l’avocate. Dans ce cas précis, il s’agissait d’accéder aux relevés téléphoniques de la mère des demandeurs.
De son côté, le RGPD (Règlement général sur la protection des données), qui découle d’une volonté européenne, ne prévoit pas de dispositions spécifiques.
Alors quid ? Se ranger à l’avis de Google ? « Une solution pourrait être de considérer que les correspondances du défunt constituent des œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur. À ce titre, les héritiers de l’auteur auraient les droits, puisque la jurisprudence a pu considérer que les correspondances pouvaient être protégées au titre du droit d’auteur », analyse l’avocate. Pouvoir consulter ces échanges, dans le cadre des opérations de succession entrerait alors dans le cadre que la Cnil évoque, lié au traitement de l’héritage.
Paradoxe, et non des moindres, pour qualifier ces échanges d’œuvres de l’esprit, il faudrait les consulter, afin de démontrer leur originalité. Et sans accès… « Il n’existe à ce jour aucune jurisprudence sur l’accès à une messagerie électronique par les héritiers sur le fondement du droit d’auteur de sorte que ce cas pourrait faire jurisprudence », sourit Me Lhotel.
Sophie Viaris de Lesegno, avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle souligne : « Une saisine du juge des référés pour obtenir les codes utiles à l’accès. L’intérêt légitime serait caractérisé par la volonté de sauvegarder les correspondances et le patrimoine littéraire de son père aux fins d’archives, de conservation et d’analyse, et le cas échéant de divulgation. »
En effet, « l’héritier de l’auteur est celui qui exerce le droit de divulgation post-mortem, et doit donc légitimement pouvoir accéder à ces correspondances », relève l'avocate. Et Héloïse Jouanard de conclure : « Je sais que cela contient des choses intéressantes : les emails étaient devenus un élément central dans ses échanges. »
Pas vraiment la première fois que Google aurait maille à partir avec le Code de la Propriété Intellectuelle... Contacté, le service presse de la société n'a pas encore répondu à nos demandes.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
12 Commentaires
Luc
23/06/2022 à 15:24
Il faudrait que l'on se concentre moins sur Amazon et Google que sur nos propres problèmes.
On joue à l'autruche qui cache sa tête.
On a des tonnes de problèmes comme les librairies qui ferment, des auteurs mal rémunérés, des graves problèmes de distribution des livres au mains de certains monopoles, des éditeurs qui refusent de vendre à l'unité aux libraires, des livres dont le prix explose empêchant les gens d'acheter, des gamins qui ne savent plus lire plus d'une minute et qui ne comprennent pas le sens des mots.
Lire est devenu un luxe tout comme la musique. On prétend vouloir la rendre accessible mais elle est onéreuse au quotidien. Pour le prix d'un bouquin, j'ai de quoi me payer une semaine de pâtes de chez Lidl.
C'est pas google qui tue le patrimoine littéraire mais nous qui avons laissé la situation dégénérée bien avant google. C'est pas google qui a inventé twitter et les SMS ni les mails. Ce n'est pas google qui a inventé le téléphone qui fut le début de la chute de la correspondance de plus de 140 caractères. Et en un jour, nous produisons plus d'écrit que depuis le début de l'humanité jusqu'à la veille d'après des chercheurs.
mp.mac
24/06/2022 à 07:08
Google, Amazon... ce sont des entreprises qui ont bien réussi dans leur domaine et se sont développées à l'International, ah j'oubliais nous sommes en France, là ou la prise de risque, la réussite et la richesse sont anormales. L'assistanat devient un standard, il faut voir comme de toutes parts on pleure à propos du "coût de la vie" en demandant avec force les aides de l'Etat, la cause qui l’agression de l'Ukraine par la Russie est reléguée en arrière plan...
Vero76
24/06/2022 à 08:37
Cher Luc,
oui, les livres sont chers, oui la musique est chère mais il existe encore quelques alternatives pour accéder à ces objets culturels dont, essentiellement, les bibliothèques qui proposent des choix réfléchis (pour la plupart), non "algorythmés" et très souvent d'accès gratuit (livres donc, CDs, DVD mais aussi offres numériques).
Il faut en profiter, exploiter ces ressources, sachez, qu'en Angleterre, les bibliothèques ferment les unes après les autres.
Forbane
24/06/2022 à 13:48
Il faut récuser les expressions "produits culturels" ou "objets culturels".
L'Art n'est pas objectivable ni un produit de consommation.
jujube
24/06/2022 à 19:56
L'art, suspendu comme ça dans l'air, n'est pas un nom propre et, de ce fait, survit obligatoirement très bien sans majuscule (a moins, qu'en quête de prénom original, un petit élégant n'en ait affublé l'un de ses descendants). Sans majuscule aussi: "lard", "lare" et "arrhes", hélas (bien que "Arrhesthur" soit terriblement séduisant).
C'est curieux cette passion qu'ont certain(e)s d'enfler les noms communs par ingestion de vitamines majuscules. Un accessit, une montée en grade, un couronnement ou le gonflement des tripes du mot innocent? Les mots sont sans défense face aux humains qui les manipulent. Ils ne sont pas syndiqués
et aucune déité ne les protège. Ayez pitié d'eux!
rez
24/06/2022 à 15:23
ne soyez pas démagogue, vous savez trop bien qu'il ne suffit pas de se réveiller un jour éclairci et motivé. Soit un bac+5 ou une femme réfugiée, devenir consommateur actif de la culture est quelque chose que tous les aspects de la société actuelle rendent compliquée.
Donc non, l'existence encore de ses contenus (en fait on trouve tous les classiques littéraires et beaucoup des musicaux en libre accès ou à 1€ occasion, ou dans les poubelles) ne suffit pas. Les abonnements numériques et musicaux des bibs sont désertés ou utilisés à peine pour une fraction absurde des habitants. Il faut nager contre courant et en collectif pour redonner le gout ou le besoin de lire et d'écouter aux gens.
Et sinon concernant l'article, le mec utilise le mail, il meurt, il n'a pas donné ses mdp à personne, c'est logique que tout cela se perde comme s'il n'avait pas voulu dire où il gardait sa correspondance papier...
Luc
25/06/2022 à 04:48
Je comprends ce que vous voulez dire.
Le jour où les livres seront inaccessibles au commun des mortels à cause du coût, on verra des librairies qui fermeront. C'était grâce à ces librairies indépendantes permettant à des auteurs peu connus ou des petits éditeurs d'exister. On verra une uniformisation de la Culture.
Lorsque tous les livres seront vendus sur Internet en version numérique, on verra des monopoles d'éditeurs qui imposeront leur produits.
Sauver les librairies indépendantes, c'est sauver les bibliothéques.
Et les solutions alternatives comme les bibliothéques fermeront car il n'y aura plus de livres au format papier. Et ce jour là, les bibliothéques et les médiathèques fermeront.
Je ne vais pas souvent dans les bibliothéques municipales vu mes centres d'intérêts (et mon métier) car ils ont des livres du style collection "pour les nuls" ou alors proposent essentiellement des livres technologiquement obsolètes.
Je vais d'ans d'autres bibliothéques à Paris plus à jour et moins bibliothéque de quartier ou de bibliothéque interne du lycée.
Je crains la disparition des bibliothéques prochainement 'à mon grand regret) à cause de la disparition des librairies de quartier.
jujube
25/06/2022 à 21:14
Petit coup d 'éventail sur l'apocalypse, quoi.
Salut, l'oracle!
Impensable
23/06/2022 à 16:23
Utiliser les services de hackers
ninja
24/06/2022 à 07:52
Notons quand même que rien n'est plus facile que de donner l'accès à une boite mail à un ayant-droit soit directement, soit post mortem via un testament.
On en déduit aisément que si cela n'a pas été fait par un auteur utilisant le courriel depuis plus de vingt ans, c'est que celui-ci ne souhaitait pas le faire.
De façon plus fondamentale, une boite mail contient des mails ou des réponses de personnes tierces dont beaucoup, et l'on s'en félicite, sont encore en vie et qui n'ont absolument jamais donné le moindre consentement, pour des raisons de forme et de fonds, à ce que leur courriels soient divulgués à une autre personne que le destinataire, ou mis à la disposition du public dans un fonds de bibliothèques.
La réponse du fournisseur de boite mail me semble donc sans surprise, relativement fondée en droit et particulièrement éthique.
Ninja
Toinou
24/06/2022 à 09:30
L'argument des personnes tierces impliquées est pertinent mais à double tranchant. Il se pose de manière identique pour les autres modes de correspondance et cela n'a jamais semblé poser problème.
ninja
26/06/2022 à 23:38
Il me semble que la Convention européenne des droits de l'homme garantit le secret de correspondance.
Je dirigerais la bibliothèque qui recevrait dans son fonds des lettres de personnes vivantes (ou non encore tombées dans le domaine public) sans accord de l'auteur de la lettre (ou des ayants droits), je prendrais un conseil juridique...
Le cas d'une boite courriel est bien pire puisqu'elle peut contenir des messages de personnes n'ayant absolument aucune publication (au sens large) à leur actif et pour lesquelles rendre public un courriel ne correspond à aucun intérêt d'ordre historique ou culturel.
Quant aux correspondances publiées régulièrement, on pense à Kafka il y a quelques semaines (quelque soit l'appréciation que l'on porte sur le comportement de Brod), l'autorisation ou le domaine public est la règle, , comme il a été rappelé il me semble il y a quelques années lors de l'acquisition par Yale des lettes de Beauvoir à Lanzmann.
Ninja