DECRYPTAGE – Fnac a inondé les panneaux d’affichage publicitaires d’une brillante campagne. Le message est simple : vive l’être humain, à bas les algorithmes ! Et plus encore dans cette délicate relation qui consiste à recommander un livre à un lecteur. « Faites confiance à l’intelligence non artificielle de nos conseillers », affirme la réclame de l’ex-agitateur culturel. Jusqu’à tenter de faire oublier que l’algorithme demeure au cœur de la stratégie de l’enseigne. Quand le sage montre la Lune…
Le 21/06/2022 à 15:10 par Nicolas Gary
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« Libérons la culture ! » Partant de cette injonction contradictoire, Fnac a déployé une vaste campagne de communication, biaisée (et donc d’autant plus efficace) à plusieurs niveaux. D’abord, la discrimination contemporaine entre la machine et l’humain — et spécifiquement l’algorithme opposé au libraire. Première puce à l’oreille : le vendeur Fnac n’est pas libraire, mais conseiller. Cela en dit long, mais en musique, on finit par tout ingérer.
Cela n'implique pas qu'elle ou il soit incompétent d'ailleurs. Et à ce titre, instrumentaliser des êtres à qui justement l'on demande de pratiquer l'intelligence artificielle, pour attirer la sympathie, ne manque pas d'audace – mais nous y reviendrons. Valoriser l'image des salariés, pourquoi pas : nul doute que la CGT Fnac apprécierait tout autant une revalorisation salariale. Soit.
Ensuite, les messages envoûtants jetent un voile pudique sur la réalité financière de Fnac Darty : 26 % du chiffre d’affaires global a été opéré en ligne sur 2021, avec la perspective de 30 %. Nier publicitairement et publiquement l'importance de l'algorithme dans le modèle économique frise dès lors le ridicule.
Car le véritable sujet s’avère moins de valoriser des conseillers de vente Fnac, pour ce qui touche à l’offre culturelle, que de produire en sous-terrain des outils numériques puissants. Pierre Fremaux, cofondateur du site Babelio, revient avec nous sur cette opération de com, ou comment l’offre en vessies a soudainement remplacé celle de lanternes.
ActuaLitté : Vous animez un réseau social offrant aux lecteurs des chroniques de livres, quiz littéraires, et autres. En quoi la question des algorithmes vous concerne ?
Pierre Fremaux : Babelio s’est fondé il y a 15 ans, en proposant un outil de gestion de ses lectures en ligne, avec l’idée qu’en connaissant finement les goûts des lecteurs, nous pourrions proposer des services automatisés de recommandation précis et pertinents. C’était l’époque où Netflix brillait davantage par la qualité de ses suggestions que par ses productions originales, et nous étions de notre côté attachés à disposer de la donnée sur les lectures pour développer des outils dits de filtrage collaboratif du type « si vous avez aimé ce livre, d’autres lecteurs similaires recommandent… ».
Sans remettre en cause ce principe de départ, nous avons élargi notre vision à la dimension sociale et humaine du réseau de lecteurs ; la valeur du service ne réside pas exclusivement dans des données quantitatives, mais aussi pour une large part dans les contributions des internautes : chaque mois plus de 30.000 critiques de lecteurs passionnés viennent enrichir le site et permettent d’offrir autant de recommandations humanisées.
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Aujourd’hui nous proposons aux libraires ou aux bibliothèques d’enrichir leurs sites avec ce double savoir-faire : celui des algorithmes qui favorisent la découvrabilité du contenu et celui de la recommandation humaine. Nous pensons que ces deux dimensions se complètent et se rejoignent plus souvent qu’il n’y paraît.
Fnac affirme que les algorithmes nous enferment dans une bulle – reprenant le concept de filter bubble : l’internaute se trouverait prisonnier d’un cercle vicieux découlant des données collectées. Qu’en pensez-vous ?
Pierre Fremaux : La campagne joue habilement sur la différenciation vis-à-vis des plateformes en ligne comme Amazon et c’est de bonne guerre. Au-delà des discours publicitaires, il semble néanmoins important de mieux faire comprendre les enjeux de ces outils automatisés. Un algorithme est une suite de procédures pour résoudre un problème, mais une fois que l’on a dit ça, on n’a pas du tout qualifié la nature de l’objectif ! L’algorithme de Youtube a pour objectif de vous faire rester le plus longtemps sur la plateforme, celui de Spotify de vous faire découvrir suffisamment de musique pour que vous restiez abonné, qu’en est-il pour le livre ?
Notre moteur de suggestion doit réaliser des arbitrages : d’un côté personnaliser les recommandations en fonction des lecteurs, de l’autre assurer de la diversité et aussi de la surprise. Pour une librairie ou une bibliothèque qui utilise nos services, l’enjeu est certes de favoriser l’emprunt ou la vente, mais si l’on réduisait les réponses à des livres très attendus dans un genre unique, on n’aurait aucune valeur ajoutée.
Avec des données sur plus d’un million de titres dans des genres variés on peut aisément réintroduire la sérendipité des découvertes inattendues et faire exploser les bulles de filtre qui limitent les recommandations en fonction des goûts passés. Aujourd’hui l’outil de Babelio me recommande La Mimésis d’Erich Auerbach, un manga sur l’alpinisme et une enquête en bd sur le gaz de schiste, je ne me sens pas très enfermé.
L’opposition, désormais proverbiale, entre algorithme et libraire, revient à détacher la machine de l’humain. Comment est-ce possible ?
Pierre Fremaux : Le point de départ historique de ces outils de recommandation, c’est de proposer des livres qui ont été appréciés par des lecteurs partageant vos goûts. L’outil doit ingérer des données, qui ne sont que l’agrégat des appréciations des lecteurs. Sans humain, donc sans informations sur les goûts de lecture, la machine n’a rien à manger. Il faut donc en amont disposer de toutes ces datas très humaines : Qui a lu le livre, A quelle date, A-t-il été satisfait ? Quelles sont les autres lectures du lecteur, Comment a-t-il été qualifié à la fois quantitativement et qualitativement, etc.
Bien que l’encodage des données se fasse avec des bits informatiques, on traite d’un fait social, culturel et psychologique.
Dans le cadre du livre, quelles sont les spécificités des algorithmes ?
Pierre Fremaux : Sur une plateforme comme Youtube, Tiktok ou Spotify, les internautes consomment des centaines de contenus chaque mois et la rétroaction (par laquelle le système sait si la recommandation est pertinente) est immédiate. L’internaute consulte ou zappe et renseigne en direct sur ses préférences.
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Dans le domaine du livre, on reste sur un temps long. Alors que 60 000 livres sont publiés chaque année, un « grand lecteur » en lira 20 par mois. Il est évident que dans ce contexte, il a besoin de réassurance. Les outils de recommandation ne sont qu’une pièce du puzzle qui ne sera pas prise pour argent comptant. Il est peu probable qu’un lecteur se soit rué sur La recherche du temps perdu à la faveur unique d’un algorithme.
Le lecteur va en effet consulter une série de signaux pour valider ces suggestions : des métadonnées (couverture du livre, résumé) des appréciations sociales (notes de lecteurs, critiques de lecteurs) ou encore la lecture des premières pages. Et s’il est séduit par la suggestion, on devra attendre encore quelques jours pour savoir si le livre a plu.
Les algorithmes dans le monde du livre, ont bien davantage qu’ailleurs besoin de faire appel à l’humain pour devenir réellement utiles. (propos recueillis le 20 juin 2022)
Ces éléments posés, il ne faut pas prêter trop d'importance à la communication : elle a bien souvent la mémoire courte — du moins, n’encourage-t-elle pas les consommateurs à garder l’esprit vif. Ainsi, ce revirement vers les boutiques et les conseillers tend à redorer l’image de Fnac, par opposition à son premier concurrent, l’infâme membre des GAFAM, Amazon.
Un récent rapport du Sénat pointait que les deux entreprises, sur la vente d’ouvrages, se livrent une guerre acharnée. Fnac aurait écoulé 42 millions de bouquins en 2020, dont 36 % par internet (livraison, 27 %, click & collect, 9 %), ce qui représente 15 millions d’exemplaires. En face, on prête 10 % de parts de marché dans l’édition à Amazon, soit 400 millions €. En somme « Amazon vendrait environ 40 millions d’ouvrages », conclut le Sénat. Et les deux opérateurs pèseraient alors 80 % des ventes en ligne, avec 55 millions de titres vendus.
En 2019, l’Obsoco produisait pour le Syndicat de la librairie française — ni vraiment fan de Fnac ni fervent défenseur d’Amazon — une étude sur la clientèle. 91 % des acheteurs en ligne fréquentaient Amazon et 64 % optaient pour Fnac.com. Le duopole amplement constitué et avéré grignotait d’ailleurs des parts de marché : en 2013, 48 % des sondés fréquentant des librairies indépendantes avaient acheté un livre sur internet, contre 55 % en 2019. Les données passaient à 51 % en 2013 et 64 % en 2019, pour les non-clients desdites librairies.
Redessiner la carte du Tendre, en se rangeant du côté des librairies indépendantes et des gentils humains revient donc à s’opposer sans trop de finesse à l’Américain. Et faire oublier que depuis 2011 et l’arrivée d’Alexandre Bompard, Fnac s’est fait fort de développer une stratégie dite « omnicanal ». Autrement dit, associant boutiques et internet — un message qui fut répété et martelé bien après le départ de l’ex-PDG.
L’actuel DG, Enrique Martinez, le soulignait encore en 2018 : « L’objectif est d’intégrer les derniers vendeurs indépendants et d’élargir l’empreinte territoriale pour être omnicanal partout. D’ailleurs, les ventes en ligne doublent en moyenne dans une zone lorsqu’on y ouvre une Fnac ou un Darty. » Internet est donc indissociable des boutiques. Et qui dit internet… dit algorithme.
Et pour ce faire, les investissements n’ont pas manqué : en 2015, pour ne pas remonter trop loin, Camille Berland, responsable du pôle CRM de l’enseigne, indiquait : « Au sein de la Fnac, nous avons commencé à collecter des données très tôt, via notre programme adhérent et nos boutiques multicanal. Et il y a quelques années, nous avons mené la fusion de nos différentes bases de données. »
À LIRE: “Le monde d'Amazon n'est pas celui où je veux que mes enfants grandissent”
Le tout à grand renfort de ciblage, de bases de clients et d’analyses de datas. Une intervention qui se déroulait dans un cadre des plus explicites : le colloque Big Data Paris 2015. Et pour renforcer son efficience web, Fnac présentait son partenaire, TinyClues, spécialiste du Machine Learning. On sourit désormais de lire : « Pour parler de culture, mieux vaut avoir un cœur qu’un processeur. » Quid, alors, d’un processeur multicœur ?
Plus récemment, en 2019, François Ozanne, directeur web et mobile de l’enseigne revenait sur ces développements. « Depuis de nombreuses années déjà, nous pratiquons le machine learning et misons sur la personnalisation. En 2018, nous avons décidé d’internaliser nos algorithmes. Nous avons créé notre propre plateforme hébergée sur Google Cloud. » Or, la collecte de datas n'est-elle pas au coeur de la stratégie des GAFAM ? Fnac Darty ne saurait le négliger.
Et de détailler : « Il s’agit d’algorithmes d’intelligence artificielle auto-apprenants. Nous ne définissons pas des règles du genre “il se passe X, tu fais Y”, mais nous encadrons la machine pour l’aider à apprendre. Prenons un exemple : notre IA doit comprendre d’elle-même qu’avec un achat d’une certaine typologie, le client est susceptible d’acheter certains produits connexes dans plusieurs semaines. Un client qui achète le tome 1 d’un livre est susceptible d’acheter d’ici quelques semaines le tome 2, etc. »
Là encore, le grand écart devient difficilement tenable. Surtout quand le DG, début 2022, en remettait une fameuse louche en soulignant ses accords et développements… avec Google. La perspective était double : d’un côté, favoriser le recours à l’intelligence artificielle au sein des équipes — un comble ? De l’autre, améliorer, encore et toujours les parcours d’achats en ligne. « La performance de nos sites est renforcée avec une expérience web toujours plus immersive, efficace et nourrie d’intelligence artificielle », concluait-il.
Et l’on ne peut que comprendre que, dans la concurrence web actuelle, si Fnac ne renforce pas ses outils, les clients iront voir chez Amazon quelle est la couleur de l’herbe. De là à se faire passer pour de petits libraires de quartier, le cœur recommandateur sur la main…
D’ailleurs, algorithmes ou conseillers, Fnac avait eu très mauvaise presse quand, en septembre 2021, des photos de boutiques montraient des PLV aux ouvrages largement complotistes… aussi bien que son site de vente plaidaient pour des recommandations similaires. Des critiques qu'avait également essuyées Amazon, à plus large échelle. Gloups ?
Crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 ; Fnac
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
8 Commentaires
Librairisante
21/06/2022 à 12:44
Outre qu’on a rarement vu un client avoir une relation passionnelle avec son libraire en GSC, clairement la communication tape sans peine sur Amazon.
Et ce, pour donner l’illusion de différencier l’offre de conseils en librairie, alors que Fnac recourt régulièrement à ces algos…
Client Fnac
21/06/2022 à 16:40
Je plussoie mais il manque un détail dans cet article : les conseillers ne sont plus attachés à un rayon et passent de l'un à l'autre au gré de Dieu sait quoi. Et acheter une TV conseillée par un conseiller spécialisé (pardon ça m'a échappé) dans l'informatique c'est pas super rassurant....
En rayons livre, le pire qu'il puisse advenir, c'est que les libraires (ils en ont les diplômes pour la plupart) soient transférés d'un rayon à l'autre. De polar à développement personnel ou Tourisme par exemple.
De la diversification ?
Ex-libraire
21/06/2022 à 16:41
En vérité cela fait des années que la Fnac massacre sa ressource humaine. Dans les années 80-90 quelques uns des plus grands libraires de France bossaient à la Fnac. Jusque dernièrement un des plus grands libraires de SF officiait à Montparnasse.
Mais depuis le rachat et les différentes fusions, la gestion désastreuse de Denis Olivennes celle , purement financière, de Bompard, la Fnac perd tous ses libraires.
Il y a de moins en moins de monde en surface de vente et les vendeurs sont aujourd’hui précarisés, mal payés, exploités et collés à leur ordinateur car ils ne connaissent pas, ou guère, le fonds. Bref, la Fnac a joué contre l’humain et les compétences au profit de son algorithme et des machines à café et autres aspirateurs…
Toinou
22/06/2022 à 12:49
Un témoignage qui confirme le problème, dans une FNAC en Suisse :
J'avise un livre d'un grand auteur suisse-allemand au rayon littérature étrangère. Je signale à une vendeuse que c'est super de mettre ce livre en avant mais que ça serait plus approprié au rayon littérature suisse. Elle me répond qu'ils mettent les livres au rayon que l'ordinateur leur indique "sinon les collègues ne pourront pas les trouver". Ma suggestion qu'avec cette méthode c'est le client qui n'allait pas trouver n'a pas semblé susciter de réflexion passionnée...
Nico54
23/06/2022 à 14:16
Votre remarque est intéressante, mais c'est votre point de vue personnel de client.
Imaginez : l'employé responsable du rayon est absent ou en congé. Un client arrive et demande un livre sensément classé en littérature suisse sur le catalogue mais que le responsable du rayon a jugé plus pertinent de classer en littérature allemande. Que se passe t-il ? Le livre ne sera pas trouvé.
Un classement doit évidemment être intuitif et logique pour la clientèle, mais il doit également et surtout être structuré de sorte que les employés n'appartenant pas au rayon puisse orienter le client. C'est la base en librairie comme en bibliothèque.
Flores
22/06/2022 à 23:15
Nous parlons ici des algorithmes relatifs au choix des clients mais qu'en est il du choix des "libraires" de la Fnac ? Ceux ci reçoivent des fonds et des nouveautés en très grandes quantités sans avoir leur mot à dire (ou avec beaucoup de difficulté) sur la constitution de leurs rayons et le réassort de ceux ci. Quand le "libraire" ne peut élargir sa gamme comment peut il diversifier la proposition à son client ? Il suffit de regarder comment dans les Fnac dites de proximité, les petits éditeurs sont représentés (ou non) par rapport aux dinosaures de la littérature. Là aussi la gestion s'effectue par algorithmes, les meilleures ventes influencent les achats ainsi toujours les mêmes livres sont présentés. Où donc se situe la liberté de la culture ?
Aleph
30/06/2022 à 10:47
J'ai arrêté d'aller à la FNAC pour deux raisons :
1) à chaque fois que je voulais un livre précis, il ne l'avaient pas, il fallait soit le commander chez eux et repasser, soit le commander ailleurs et l'avoir directement chez soi ;
2) les rayons de livres d'économie étaient ouvertement marxistes-léninistes. C'est à peut près comme de voir les rayons d'astronomie envahie d'astrologie, le parfum des goulags et des famines et plus. Cette seconde raison me fait fuir d'autres libraires.
Ancienne libraire Fnac
30/06/2022 à 23:33
Non mais sérieusement? Donc réduire au maximum le nombre d'employés sur la surface de vente pour satisfaire les investisseurs avec des tableaux montrant les bons efforts d'économies de l'entreprise et ensuite prôner les valeurs humaines et la valeur conseil des employés restant (dans un environnement de travail où ils sont débordés et n'ont plus le temps d'être spécialistes puisqu'ils doivent être dans tous les rayons et faire le travail de plusieurs personnes faute d'employés): Mais quelle hypocrisie! quels mensonges! C'est vouloir jouer sur tous les tableaux en voulant appâter des clients avec une éthique en laquelle ils ne croient pas eux même. Honteux. Quels sont les chiffres et preuves de leur investissement en cette cause, combien de spécialistes aujourd'hui par rapport à hier? L'année dernière? 5 ans en arrière? Combien de temps dédié aux formations pour les employés afin de continuer à alimenter le savoir humain? Le discours interne et les actions de l'enseigne sont à l'opposé de cette publicité. Quel toupet.