La vie de Gioacchino Criaco sortirait tout droit d’un film de Francesco Rosi. Le Calabrais s’extirpe de sa condition d’africano (il est né à Africo) et devient avocat à Milan, quand son frère gravit les échelons la 'Ndrangheta, l'organisation mafieuse locale. Après une vingtaine d’années à exercer son métier, Criaco revient dans sa région et devient écrivain. La Maligredi (La malédiction) est son sixième roman. Dans ce texte, paru en Italie en 2018, tout est remarquable et pittoresque, à l’italienne.
Le 17/06/2022 à 09:50 par Hocine Bouhadjera
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17/06/2022 à 09:50
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« La nature est un bon sédatif, elle apaise : elle rend indifférent. [...] Seuls les indifférents sont capables de voir clairement les choses, d’être justes et de travailler. Cela ne concerne en revanche que les gens intelligents et généreux », écrivait Anton Tchekhov, dans une lettre à Alexeï Souvorine (4 mai 1889).
Le roman prend place sur le massif de l’Aspromonte dans une Calabre montagneuse sortie des antiques légendes lucaniennes et normandes. Là, tout est tradition, misère, isolement et débrouille. Entre la mafia (qui viendrait d'un vieux mot toscan signifiant misère) et la terre démunie. Nicolino, souvent accompagné de ses deux amis, Antonio et Filippo, nous guide dans ce monde sans âge, magnifiquement dessiné par Criaco, à hauteur d’adolescent.
Le texte s’ouvre par trois jours de festivités de Saint Sébastien, le plus douloureux des saints chrétiens (et le plus représenté). Martyr prolongé devant l’éternel. Trois jours narrés par l'auteur qui nous invite à humer les parfums du village, mariage de la fumée des braseros, de l’air des montagnes et de l’odeur des animaux. Avant une grande procession s’achevant par le sacrifice du taureau, comme le résidu d’un fond païen (paysan). Les enfants sont turbulents, les anciens racontent des histoires, et, isolée en hauteur, la maison de Don Santoro.
L’Italie pré-industrielle a longtemps subsisté, comme l’ont dépeint beaucoup de films italiens : les mammas, l’absence d’électricité, les affranchis. Nicolino boit ses premières bières, fume, et commet ses premiers forfaits… Un roman d’apprentissage pour un enfant dont le père est parti quand il avait six ans pour ne jamais revenir. De quoi rechercher des pères de substitution…
Les personnages ne sont pas décrits, seulement mis en scène. Ils existent comme des marionnettes, quasiment des archétypes. Rocco le barman, le gros fils du marchand, Isidoro, les petits malfrats, les Don, la matriarche Gnura cata à Papa ou encore Papule le révolutionnaire, qui baptise le village avant de le faire basculer dans la révolte…
Les mafieux dominent et possèdent un véritable pouvoir d’attraction pour les jeunes des villages. Les paternels sont souvent partis travailler dans le nord ou en Allemagne, quand les mères se retrouvent autour du feu après avoir trimé dans les champs en travailleuse journalière. « Les événements, quand ils surgissaient, étaient des chocs obscurs, parce qu'ils tombaient dans un monde suspendu qui semblait ne pas tourner comme le reste de la Terre. »
Criaco s’attache à dépeindre la ruga et fait oeuvre d'éthologue. Chacun va manger chez l’autre dans un esprit communautaire hérité de tous les villages du monde. La matriarche raconte les légendes de la montagne et de la région le soir, illuminée par les flammes qui serpentent, et sous lesquelles pourraient se serrer quelques salamandres. Dans l’une de ces fables, l’ogre Salmandro fait miroiter des pierres précieuses et des friandises sublimes, et malheur à celui qui y succombe. Plus loin, la sorcière Forscherella est entourée d’oiseaux qui savent reproduire n’importe quelle voix. Finalement, si le malin calabrais, tel Ulysse aux mille ruses, parvient à passer ses deux obstacles, restera le dragon Palenur à 7 têtes qui se dressera devant lui...
La tension monte par petites touches dans ce roman qui prend le temps de planter une atmosphère. La trame se dessine sans se presser, jusqu'à une conclusion qui s'impose comme un destin. La société traditionnelle est hiérarchisée sans fard et ce sont « les affranchis » et « les malandrins » qui tiennent tout (et tous), par leur présence menaçante. « Avec leurs gueules graisseuses, leur haleine puant la chèvre et le vin, ils faisaient rire, et même peine. Mais ensuite, dans les villages, ils étaient toujours au milieu des affaires, ils se glissaient dans chaque discussion, ils prétendaient résoudre chaque problème qu’ils avaient eux-mêmes créé ou contribué à créer. »
Le manque de perspective, les moments d’insouciance de la semaine de Pâques sur les plages calabraises, et les mariages… On retrouve l'esprit des films italiens des années 60 quand le drame côtoie la légèreté. Le prêtre Don Carmine baffe la nuque de celui qui passe, à la tête du client, et dans ce même bar, en bas de la montagne, on se lance des vannes, avant d’aller regarder au cinéma du coin Django contre Santana ou The Chinese Boxer.
On sent chez le romancier un vrai plaisir de la description des situations et des paysages. Il connaît son sujet parfaitement pour y être né et revenu. Et transparaît, dans la distance qu’il installe avec ses personnages, une grande compassion. L’anti Ellroy de son dernier roman. Une belle histoire qui mélange les genres et de beaux personnages, entre lyrisme et approche déterministe du destin de chacun.
Paru le 03/06/2022
382 pages
Editions Métailié
22,50 €
Paru le 10/03/2011
203 pages
Editions Métailié
18,50 €
Paru le 05/04/2018
208 pages
Editions Métailié
18,00 €
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