Sur la plaine de la bataille de Waterloo, une aigle impériale trône au sommet de la butte monumentale. Le 18 juin 1815, c’est Napoléon qui a remporté cette victoire décisive. Plus d’un siècle après les faits, le descendant d’un capitaine anglais est résolu à corriger l’erreur de son ancêtre, qui avait donné de mauvaises informations à Wellington et précipité la défaite des Alliés. L’invention d’une machine à remonter le temps lui permet de tenter une modification avec ses amis, mais à quel prix et pour quelles conséquences historiques et humaines ? Par Louis Morès
Le laboratoire de « L’Anticause » a été créé par Leslie Hervey dans un grenier d’Ostende, sur la côte belge. Ce savant et chercheur a formulé un principe simple : si la lumière que nous recevons des étoiles nous présente un aspect datant de leur lointain passé, selon les lois de la vitesse et de l’espace-temps, nous devrions, en réceptionnant aux confins des galaxies la lumière émise dans l’espace par la Terre depuis des lustres, pouvoir accéder aux images de l’Histoire. Le chercheur a créé un « télescope à rétrovision », qui parvient à retrouver, puis à réverbérer dans l’observatoire des informations dont la précision permet de s’immerger au cœur d’événements passés, projetés en panorama.
Lorsque Gustave Dieujeu, le narrateur, un commerçant sans histoire originaire de Charleroi, rencontre un soir de printemps Leslie Hervey et son ami Jules Axidan dans un restaurant de cette station balnéaire, il sait que son destin et celui du monde vont basculer. Et pour cause, Dieujeu vient à ce moment de défier ses propres principes en jouant subitement et dangereusement une importante somme à la bourse, ainsi qu’en choisissant, à la gare en fin de journée, de prendre un direct pour la mer plutôt que de rentrer dans le wagon de son train-train habituel.
Le soir de leur rencontre, la philosophie du projet est exposée à Dieujeu par Axidan et Hervey :
La liberté morale, est-ce qu’elle existe ? Est-ce que tu peux fauter sans remords ? L’homme est enchaîné à tout, et avant tout aux conséquences de ses actes. C’est cela premièrement qui fait que nous ne pouvons pas concevoir l’espoir d’être libres : c’est que toute cause est suivie d’un effet […] Cela ne t’a jamais énervé, toi, cet univers à engrenages ? […] Tu n’as jamais rêvé d’un monde où l’on gagnerait à la Loterie sans avoir de billet, où le lendemain du 5 ne serait pas nécessairement le 6, où les enfants naîtraient sans avoir de père […] ? Hervey et moi, nous avons déclaré la guerre à la Cause. Nous avons fondé le rêve d’une humanité qui ne connaîtrait plus les conséquences. […] Le rêve de la liberté, c’est de délivrer l’homme de la loi du passé.
Dieujeu est ensuite sollicité pour participer au financement de ces ambitions surhumaines. On lui parle d’une étrange machine qui coûte énormément en entretien et qu’il est invité à venir découvrir le lendemain. Sans y croire, il risque d’emblée une autre partie de sa fortune dans l’aventure, par amusement. Puis il apprend par Axidan qu’Hervey est atteint de la hantise de Waterloo, à cause d’une obsession familiale : l’arrière-grand-père de Leslie, le capitaine Douglas Hervey, est l’homme qui a donné à Wellington les informations ayant conduit au retrait anglais et donc à la victoire française. Leslie a fait croire toute sa vie, dans ses travaux d’historien, que la bataille aurait été perdue avec ou sans le renseignement donné par son ancêtre. Mais il sait secrètement qu’il n’en est rien et souhaite, par souci d’orgueil familial et de grandeur, corriger les faits.
Nous n’avons que peu d’idées de l’état du monde dans lequel vivent ces personnages. Ils semblent évoluer dans une situation très proche de la nôtre, avec la même géographie. Au lieu de développer, par exemple, un historique géopolitique alternatif, cette uchronie se concentre plutôt sur les aspects philosophiques, scientifiques, narratifs des rapports entre le temps, l’histoire et la mémoire.
L’on assiste tout au long du roman à l’expérience d’une technologie révolutionnaire et à la régénération d’un personnage-narrateur, libéré de sa trame quotidienne pour être jeté dans une aventure au sein des couloirs du temps. Happé par l’expérience, Dieujeu ne se rend pas compte tout de suite qu’en y participant, c’est son propre héritage qu’il risque de trahir : « Car, d’instinct, mes sympathies de Wallon allaient évidemment aux Français. » Son enthousiasme grandit lorsqu’il découvre cette machinerie, calibrée pour se concentrer sur la vision du 18 juin 1815. Ensemble, les trois compères profitent d’un spectacle inouï : ils revivent de près la bataille, des mouvements de troupes, des discussions d’états-majors, des prises et reprises de lieux emblématiques, Mont Saint-Jean, Papelotte, Belle-Alliance… et surtout l’erreur d’appréciation des mouvements prussiens du capitaine Hervey, envoyé en éclaireur à un moment clé, comme l’analyse son descendant :
Il n’est pas douteux qu’il aurait dû constater que la colonne engagée vers le bois de Paris s’était arrêtée. Sans doute, la tête de cette colonne lui était cachée par le petit bois au sud du ruisseau. […] Puis, dès qu’il a été certain de l’orientation choisie par Zieten, il a fait demi-tour. S’il avait seulement jeté un dernier coup d’œil vers Ohain, il aurait vu qu’une autre colonne débouchait en hâte pour descendre sur Papelotte… […]
Si mon arrière-grand-père avait vu juste, s’il avait exactement rapporté que Zieten, corrigeant sa faute d’un instant, allait intervenir, les Anglais auraient eu neuf chances contre une de vaincre ; tandis que la retraite, décidée sur son rapport inexact, n’avait pas une chance sur dix de réussir. Voilà la vérité et c’est le contraire de la vérité que nous avons dit, mon grand-père, mon père et moi […].
Les protagonistes ne sont toutefois que spectateurs, et ne peuvent intervenir dans les événements comme le voudrait Hervey. Serait-il possible d’envoyer un signe au capitaine pour l’avertir de son erreur ? Le 18 juin de l’année en cours approche et l’intuition du scientifique le pousse à vouloir réitérer l’expérience au moment d’un alignement historique. Ce jour-là, ils ressentent l’effet d’une faille : « La machine s’est dérangée ». Plus que jamais auprès du capitaine, tels des fantômes, ils crient son nom : « Hervey, Hervey, Hervey ! », et ce suffisamment fort pour que, par un mystère spatio-temporel, l’attention du militaire soit retenue et attirée vers les mouvements prussiens qu’il avait manqués ! Il retourne ensuite vers Wellington avec la bonne information. « Il n’y a plus de doute : le destin, au carrefour de Waterloo, vient, à notre signal, de choisir une avenue nouvelle […] » confie Dieujeu. Ils assistent alors à un spectacle qu’ils n’avaient jamais vu : le maintien des Anglais, les charges conjointes avec les Prussiens, la défaite et le retrait français...
Un tourbillon violent emporte les trois manipulateurs de l’Histoire. Dieujeu se réveille, seul, dans ce grenier où les installations ont disparu. L’on apprend que Leslie Hervey n’existe plus, ne peut plus exister car, dans l’histoire modifiée, le capitaine Douglas Hervey est mort sur le champ de bataille, en chargeant les Français…
Sa mort, à cette date, supprimait donc l’existence de ses descendants et celle de Leslie. Le principe de cause prenait sur son destructeur une revanche péremptoire. Leslie n’ayant jamais existé, tout ce qu’il avait inventé, tout ce qu’il avait construit cessait aussi d’avoir une existence. […] j’avais assisté au plus étonnant suicide : un suicide qui ne se bornait pas à interrompre la vie, mais qui la supprimait depuis son origine. […] J’avais été réservé comme témoin et, placé, conscient du grand changement, sur cette autre possibilité qu’était devenue la réalité nouvelle.
Le monde dans lequel Dieujeu se réveille, le nôtre, présente seulement quelques changements historiographiques, de noms de lieux, de statues et des destins légèrement modifiés, comme celui de Jules Axidan qui occupe un autre métier. Celui-ci ne se souvient d’ailleurs de rien lorsque le récit lui est conté, mais en ressort bouleversé, comme touché au plus profond par la démonstration d’une autre possibilité de son être. Depuis la cellule de détention où il est incarcéré en raison de ses dettes (qui, semble-t-il, l’ont suivi d’un monde à l’autre !) et de ses déclarations incohérentes, Dieujeu, en nous confiant toute cette histoire, nous interpelle sur les notions de vérité et de liberté.
Jouer à mettre le temps en échec reviendrait peut-être à pratiquer une sorte de « qui perd gagne ». En supprimant les conditions de son existence, Leslie Hervey a perdu la vie, il s’est annulé historiquement tout en gagnant son pari de s’affranchir de la chaîne des causalités. Dieujeu, tel un passeur, établit le lien entre deux mondes possibles, peut-être situés côte-à-côte dans des univers parallèles et perméables, et surtout vivants dans les imaginations. Une uchronie napoléonienne qui pose avec beaucoup d’intensité les questions du mystère de la multiplicité des possibles et de la volonté provoquant le destin.
Né à Charleroi, puis ayant grandi et étudié le Droit à Liège, Marcel Thiry est rapidement reconnu pour la qualité de sa poésie : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", 1924, son premier recueil, le plus célèbre ou "Statue de la fatigue", 1934, prix triennal de poésie, et de ses essais : "Voir grand. Quelques idées sur l'Alliance française", 1921 et encore plus tard "Lettre aux jeunes Wallons", 1960.
Une conscience politique l'a conduit toute sa vie à s'engager dans la défense et l'illustration de la langue française et de la Wallonie, jusqu'à devenir sénateur du Rassemblement wallon.
En 1945, il publie son premier roman, "Échec au temps" et, un an plus tard, il est reçu à l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, dont il deviendra le Secrétaire perpétuel de 1960 à 1972. Pour lui rendre hommage, la ville de Liège a créé un prix littéraire annuel Marcel Thiry dédié à la poésie et au roman.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
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Paru le 10/03/2011
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Paru le 30/04/2002
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