Auteur de l'ouvrage Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (2013), le sociologue et professeur de sociologie à la Sorbonne Nouvelle — Paris 3, Denis Merklen n'a jamais cessé de s'intéresser aux établissements de lecture publique et à leurs enjeux. Invité du congrès annuel de l'Association des bibliothécaires de France, il a accepté de répondre à nos questions.
Le 10/06/2022 à 12:14 par Antoine Oury
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Publié le :
10/06/2022 à 12:14
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ActuaLitté : Le projet d'extension des horaires d'ouverture et la récente « loi Robert » témoignent d'un intérêt politique important pour les bibliothèques. Comment l'interpréter ?
Denis Merklen : La loi Robert, promulguée en décembre dernier, et précédemment tout l'enjeu relatif à l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques suivent une période où le pouvoir politique s'interrogeait sur la survie des établissements. Auparavant, d'importants débats avaient eu lieu sur le livre lui-même, la pertinence du format imprimé face au numérique, mais aussi sur le statut institutionnel de la bibliothèque. Au niveau local, des collectivités se posaient même la question de maintenir ou non les bibliothèques ouvertes.
Je ne dirais pas que cette interrogation était massive ou dominante, mais elle était bien là, avec, en face, de nombreuses initiatives, venant souvent du monde des bibliothèques, pour faire évoluer celles-ci, que ce soit vers la médiathèque, les supports numériques, d'autres types de pratiques comme les jeux vidéo ou les fablabs, son architecture, l’intégration de projets « participatifs »... Autant d'initiatives tendant à réfléchir la bibliothèque comme lieu, comme « troisième lieu » parfois. La bibliothèque a été pionnière dans cette réflexion visant à son évolution et à son adaptation.
On a l'impression, notamment après la pandémie, qu'une page se tourne. Et qu'une conviction s'est installée, de la part de la politique culturelle et des pouvoirs publics en général, de la nécessité de compter avec la bibliothèque comme une institution essentielle. Pour autant, les problèmes qui se posaient avant ne sont pas tous résolus. Le champ est ouvert, avec un soutien un peu plus assuré, me semble-t-il, des pouvoirs publics.
À quels problèmes pensez-vous ?
Denis Merklen : Les bibliothèques publiques dépendent des collectivités territoriales, et les questions budgétaires et d'effectifs restent ouvertes. Cette difficulté est toujours là, accompagnée de celle, qui prend des formes différentes, de l'élargissement du public. Le seuil reste autour de 20 % de la population cible, une moyenne sur le territoire national. Les mutations vers le numérique sont loin d’être achevées et elles posent et poseront des défis rénovés.
La fermeture massive et la menace qui pèse sur les bibliothèques en Grande-Bretagne depuis une dizaine d'années, alors que ce pays et ses établissements faisaient figure de modèles, rendent par ailleurs cette question de la définition de l'orientation des établissements plus actuelle encore.
La loi Robert termine-t-elle un cycle, avec un État qui se réinvestit plus largement dans la définition d'établissements gérés par les collectivités ?
Denis Merklen : Non, je ne pense pas. La bibliothèque demeure un équipement conçu dans sa localité. La reconnaissance de la part de l'État national n'enlève en rien la dimension décentralisée de l'équipement. Quand on regarde, par exemple, la manière dont l'INSEE saisit les diagnostics territoriaux, la bibliothèque est le seul équipement culturel conçu comme un équipement de grande proximité. Le théâtre, le cinéma, le musée, tous les autres équipements culturels sont conçus à une échelle territoriale plus grande, plus reliée aux métropoles et déconnectée de l'immédiat quotidien.
En ce moment, une réflexion est menée, salutaire à mes yeux, sur la manière dont chaque bibliothèque se pense et est pensée dans les territoires. Quand nous avons mené notre enquête sur les incendies de bibliothèques, nous avons constaté, souvent, une difficulté du pouvoir public et des institutions à doter les bibliothèques d'outils pour pouvoir se mettre en lien avec la localité.
Cette notion de « localité » suppose-t-elle plus de décentralisation ?
Denis Merklen : Je ne dirais pas plus de décentralisation, mais une réflexion beaucoup plus liée à la vie sociale à laquelle la bibliothèque doit prendre part. Il y a toujours eu et il persiste encore une difficulté de la bibliothèque à saisir la vie locale dont elle fait partie. Les bibliothécaires pensent en effet à l'aide d'une technicité, en termes de publics, d'usagers et d'autres catégorisations fines, des techniques de diagnostic et d’évaluation de leur action essentielles pour penser la diversité des publics et des usages, mais qui les fait passer à côté de la vie qui les entoure.
Ainsi, ils ont du mal à se saisir de la vie locale dont ils font partie, et que la bibliothèque ne doit pas nécessairement servir, mais plutôt construire. Un espace social avec une bibliothèque n'est pas le même qu'un espace social sans bibliothèque. Or, cette vie locale est plus difficile à saisir par des moyens statistiques et à transformer en indicateur, et donc à présenter aux institutions, aux décideurs, dans un rapport. Il faut penser en termes de localité, beaucoup plus qu'en termes d'usagers, sous peine de se priver d'une capacité d'incidence sur la vie culturelle et sociale locale.
Pourquoi cette vie sociale est-elle si importante pour les bibliothèques ?
Denis Merklen : La bibliothèque et la profession des bibliothécaires ont tendance à penser l'usager comme un individu, parce qu'ils le pensent à leur propre image. C'est très bien de penser l'usager comme quelqu'un qui lit. Mais cet individu fait partie d'une vie culturelle et politique, d'un espace social dont les qualités vont au-delà de ce qu’on saisit quand on pense à une série d'individus qui vont se rapprocher de la bibliothèque pour des besoins individuels de plaisir, d'information, de connaissance, etc.
D'autres équipements culturels sont plus à même de penser en termes de vie sociale et de sociabilité. Si l'on fait un concert, on ne pense pas en termes d'individu, mais d'une foule qui se présente. Si l'on assure la programmation d'un théâtre, on la conçoit en fonction de la vie locale, que l'on alimente, d'une certaine façon, pour devenir un pôle d'attraction d'un espace social. Ce double sens de circulation est plus difficile à être pensé aujourd'hui par les bibliothécaires.
L'ajout d'autres services publics (administratifs ou autres) à la bibliothèque peut-il servir cette intégration dans la vie sociale ?
Denis Merklen : La bibliothèque n'a pas toujours besoin d'être isolée et d'avoir une unique activité autour de la lecture et de la culture, coupée des autres centres d'intérêt ou besoins de la population. Ainsi, pourquoi ne pas, en effet, associer ou connecter différents types d'usages, pour aller vers des centres sociaux ?
Mais, encore une fois, à condition de prendre part à la vie locale et laisser celle-ci rentrer dans le sas de la bibliothèque. C'est une autre manière d'envisager la constitution des collections, la disposition de l'espace, l'ouverture, la présence d'agents collectifs comme des associations, des clubs, des partis politiques, des églises... Toutes sortes d'agents collectifs, qui viennent non pas pour amener des individus, mais pour amener un intérêt, un point de vue qui peut être partagé ou pas, des valeurs, des projets... Ceci ne signifie pas renoncer aux missions de service public, de pluralité, d'ouverture ou de laïcité.
Quels sont les outils des bibliothécaires pour saisir cette vie locale ?
Denis Merklen : La bibliothèque confond la sociologie avec les statistiques dont se sert le sociologue pour penser le social. Quand les bibliothécaires pensent à faire une sociologie du territoire, ils comptent le nombre de personnes âgées, de jeunes, de diplômés, de chômeurs, de cadres, d'ouvriers, de pauvres, d’illettrés... Toutes ces données ne sont que des indicateurs, en réalité, qui nous permettent de réfléchir sur la vie sociale.
Les bibliothécaires disposent d'un outil beaucoup plus riche que les informations de la sociologie ou de la statistique — bien qu'ils restent indispensables, j'insiste. Leur capacité à parler et à entendre les gens qui habitent autour d'eux. La capacité du bibliothécaire à entendre, à réfléchir collectivement au sein de l'équipement, est un levier fondamental.
Cette nécessité de s'insérer dans la vie locale explique-t-elle qu'une diversification des documents et des services d'une bibliothèque ne conduise pas mécaniquement vers une hausse de sa fréquentation et de ses usages ?
Denis Merklen : Une institution publique ne peut pas fonctionner selon les mêmes instruments qu'une étude de marché, pour monter une librairie ou un commerce quelconque, par exemple. La bibliothèque ne peut pas se réduire à penser la vie sociale en termes d’offre et de demande.
Les études de marché s'appuient essentiellement sur la segmentation et la diversification pour pouvoir trouver les niches ou l'extension maximale du service, du produit pour lequel on recherche une clientèle. L'investisseur vend ce qui fonctionne, et abandonne ce qui ne fonctionne pas, il s'oriente d'une manière assez primitive, en s'appuyant aussi sur l'anticipation des études de marché.
Le plan d'action de l'institution publique, en l'occurrence de la bibliothèque, sera nécessairement plus propositionnel. Une école ou un théâtre publics ne feront jamais bien leur travail s'ils fonctionnent en termes de segmentation d'une demande pour mieux la satisfaire. C’est pourquoi j’insiste avec des termes qui débordent cette logique d’action comme celle de « vie » locale, en insistant à la fois sur la localité et sur la vie.
Les bibliothèques et la profession ont été marquées par la crise sanitaire et l'application d'un pass qui a conduit à « trier » les usagers. Comment avez-vous observé ces phénomènes et que disent-ils des bibliothèques ?
Denis Merklen : N'étant pas médecin ou épidémiologue, je ne jugerais pas s'il convenait ou non de prendre telle ou telle mesure pour lutter contre la diffusion d'un virus.
Néanmoins, j'observe que ce moment, douloureux pour la population et de nombreux professionnels, a mis en évidence le fait que la bibliothèque ne peut être qu'un espace de sociabilité. Il y a quelques années encore, on se posait la question, avec de forts débats, sur les comportements appropriés dans les bibliothèques. Est-ce qu'elles devaient être bruyantes, silencieuses ? Pouvait-on y manger, y boire ? S'asseoir par terre ou non, adapter le mobilier ? Est-il nécessaire d'avoir un espace de travail collectif ? Une connexion internet ?
Tous ces aspects concernent la sociabilité du lieu qui, ici aussi, ne peut être que locale. Pour définir cette sociabilité du lieu, il faut en effet connaitre la population et la vie qui vous entourent, le genre de population qui vient à la bibliothèque et sa « culture » sociale.
On le sait, le comportement des agents sociaux n'est pas identique, en fonction des catégories sociales, des territoires, des groupes sociaux. Le type de bibliothèques que l'on propose crée un environnement, un habitat, plus susceptible d'accueillir certains comportements que d'autres. Des comportements auront une positivité plus importante que d'autres, en fonction du lieu où ils se déploient. Quatre ados en train de bavarder en faisant leur devoir peuvent embêter des usagers plus âgés, selon le type d'architecture dont il est question ou les propositions faites par les bibliothécaires dans le partage de l'espace.
La lutte contre la diffusion du virus, par l'échange des gouttelettes de salive dans les espaces de sociabilité, en fermant la bibliothèque a paradoxalement permis de prendre conscience du fait que les bibliothèques abritent des formes de sociabilité et non seulement des collections que des individus viennent consulter.
La souffrance de la profession, sollicitée comme une autorité de contrôle à l'entrée des bibliothèques, ne m'a pas étonnée. En période d'épidémie, les États imposent des comportements restrictifs à toute une population, un effet d'autorité qui peut être mal vécu et qui fait violence aux agents sociaux. D'une manière qui est somme toute assez naturelle, dans une société diverse et démocratique comme la nôtre soudainement assiégée par une menace massive de mort et de maladie.
Photographie : Denis Merklen au congrès ABF 2022, à Metz (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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1 Commentaire
Cécile Touitou
07/07/2022 à 09:43
Merci beaucoup pour ces paroles très éclairantes, comme l'avait été votre intervention à l'ABF. Nous avons beaucoup à apprendre sur ce long chemin qui nous mène à la connaissance de nos publics. Vous dites :" Les bibliothécaires pensent à l'aide d'une technicité, en termes de publics, d'usagers et d'autres catégorisations fines, des techniques de diagnostic et d’évaluation de leur action essentielles pour penser la diversité des publics et des usages, mais qui les fait passer à côté de la vie qui les entoure." On pourrait préciser quand même que cette technicité s'appuie le plus souvent sur une analyse fine de la population et de ses spécificités socio-culturelles telles qu'elles sont recensées au niveau des IRIS par l'Insee. Avoir une approche quantitative ne nous empêche pas, bien souvent, de compléter cette analyse macro, par un regard plus fin et "qualitatif" sur le public du territoire. Nous menons des focus groups, discutons, analysons des commentaires, beaucoup de choses qui enrichissent nos chiffres, par exemple, ici, des paroles d'usagers (de ma bibli) après le confinement : https://www.sciencespo.fr/bibliotheque/sites/sciencespo.fr.bibliotheque/files/pdfs/Labibliothequeen2020_ParolesdUsagers.pdf
Non ?