Pouvez-vous citer, en moins de quelques secondes, trois créatrices et autrices de bande dessinée ? À moins que cela ne soit votre sujet de prédilection, l'exercice n'est pas si simple. En cause : le manque flagrant de sources et d'archives relatives à ces femmes créatrices. Pour y remédier, le collectif Les Bréchoises a rassemblé, dans une exposition, des dizaines d'heures d'entretiens et de recherches universitaires, pour que l'histoire des femmes dans la bande dessinée ne soit pas ignorée, démentie ou occultée.
Le 25/05/2022 à 16:30 par Fasseur Barbara
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25/05/2022 à 16:30
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Dans le jardin de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, à Saint-Denis, une exposition féministe a investi les lieux. C’est ici que nous accueille Marys Renné Hertiman, membre du collectif de chercheuses en bande dessinée Les Bréchoises. Elle nous accompagne à travers le résultat de 2 ans d’un long travail de recherche et d’entretiens, retranscrits dans le cadre du séminaire « Matrimoine de la BD », et dont l'exposition « Paroles d'autrices » en est la restitution.
Du 13 mai au 31 octobre, cette exposition nous plonge dans le tout premier fonds d’archives de créatrices de bande dessinée. Un travail transdisciplinaire, proposé par le groupe des Bréchoises, issu du collectif la Brèche, constitué de chercheurs et chercheuses en bande dessinée. Ces dernières invitent le visiteur à effleurer la richesse du matrimoine du neuvième art, encore trop peu exploré, à travers des extraits de l’histoire orale des autrices.
Citation de Marie Bardiaux-Vaïente
« On considère le monde de la BD comme étant entièrement masculin. Il est vrai que son histoire s'est écrite au travers d'un canon masculin. Pourtant, les femmes ont toujours été présentes dans cette histoire. », explique Marys Renné Hertiman, responsable scientifique de l'exposition. Hergé, Uderzo : parmi les grands noms du secteur, peu de femmes nous viennent instantanément en tête. « Sans sources ni données, on ne peut pas conduire une recherche sérieuse ni rigoureuse. Donc, on produit de nouvelles sources, avec des entretiens qui viennent compléter le fonds d'archives propre à ces créatrices. Il y a cette volonté d’archivage, de récupération, nous faisons un projet de véritable “mise en mémoire”. »
Parmi ces archives, on trouve, pêle-mêle, des premiers dessins, mais aussi des fonds de formation et surtout, des entretiens réalisés par le groupe de chercheuses dont la durée s’étend de 6 à 10 heures, enregistrés en plusieurs fois depuis 2020.
Ces entretiens entendent mettre en lumière l’histoire et le rôle des créatrices dans le monde du 9e art. Pour cela, 6 grandes autrices de bande dessinée ont été interrogées : Marie Bardiaux-Vaïente, Claire Bouilhac, Catel Muller (dite Catel), Coline Picaud, Vanyda Savatier (dite Vanyda) ainsi que Johanna Schipper (dite Johanna). Les données enregistrées et analysées rejoindront par la suite les archives départementales d’Ille-et-Vilaine, à Rennes, ou le Centre Archives du Féminisme, à Angers.
Affiche de Catel Muller, dite Catel
« La recherche en bande dessinée est très effervescente depuis 1976. Umberto Eco [grand universitaire et chercheur en sciences humaines italien, NdR], par exemple, a travaillé sur ce sujet. Mais ce type de recherche concerne surtout la dimension sémiologique de la BD — ce qu’apportent les images au public. »
En 2005, lors d’une journée d’étude de l’association Mnémosyne, historiens et historiennes féministes émettent le constat d’un chantier délaissé entre la bande dessinée, le genre et l’histoire des femmes. Malgré cette réflexion novatrice, rares sont les travaux qui portent sur les créatrices elles-mêmes. « Par contre, il y a bien eu des travaux scientifiques sur la représentation des femmes dans la BD, portant sur leur érotisation ou sur les représentations stéréotypées. », détaille Marys Renné Hertiman.
« C’est parce qu’il y a ces difficultés, ce manque, que nous nous sommes retrouvés bloqués, en tant que chercheurs et chercheuses. Puisque nos recherches (en sociohistoire, en études culturelles et en études sur le genre) nous mènent à produire constamment des archives, nous avions l'intuition qu'on avait là une piste intéressante pour formaliser ces recherches sur les créatrices de BD.»
« Christine Bard, Marta Segarra et Bénédicte Grailles, historiennes, archivistes et féministes, nous ont donc orientés sur la production d’archives. » explique-t-elle. Les chercheuses ont reçu beaucoup de soutien dans ce projet, notamment de la BnF, d'Artec ou de l'Université Paris 8. « Paradoxalement, c'est l’absence d’archives qui a déclenché cette exposition. »
Leur long travail d'entretien est retranscrit à travers neuf bâches, dont six contiennent des extraits de l'histoire orale des autrices invitées. Elles sont le résultat du travail conjoint du collectif, de l’autrice Johanna Schipper et d’Emmanuel Espinasse. Pour réaliser ces 6 affiches, les entretiens ont été filmés, visionnés, dépouillés afin de choisir des extraits par la suite validés par les autrices. Cependant, il ne s’agit pas seulement de revendications féministes : ces collectes rassemblent un matrimoine bien plus complexe.
Pour l’occasion, des polices de caractères inclusives ont été créées par la collectivité franco-belge Bye Bye Binary. D’après la chercheuse, « nous souhaitions sortir de la question binaire masculin/féminin, proposer d’autres formes du langage qui soit inclusif. Pour sortir de cette hégémonie masculine, nous devons intégrer des normes moins binaires. »
Citation de Vanyda Savatier, dite Vanyda
Face à ladite hégémonie, n’y a-t-il pas un rejet de la part des socles dominants de la bande dessinée, notamment concernant cette police inclusive ? « En tant que femme, on comprend facilement cette volonté d’inclusivité. Mais certains peuvent rejeter cette manière de faire, car cela bouscule les normes. Quelques institutions ne nous ont pas accordé de soutien : est-ce parce que l’exposition est volontairement féministe ? Je ne sais pas. »
Sur un coin d’affiche, on peut lire ces mots, de Marie Bardiaux-Vaïente : « Le milieu de la bande dessinée est un milieu très violent. Les autrices y sont des proies. »
Pour l'exposition, il a fallu composer avec les contraintes de la MSH, qui est à la fois un espace de recherche et un lieu de passage. Toutefois, cela permet au projet de gagner en visibilité dans ce lieu transdisciplinaire. Le collectif a fait le pari d’un espace scientifique pour continuer à provoquer la recherche sur les femmes dans la bande dessinée. « La MSH est un espace de création en pleine effervescence ; on trouve, dans son pôle de recherche, du Pierre Bourdieu comme de la bande dessinée. C’est un métissage très intéressant. »
En plus des grandes affiches, des flyers, réalisés par Johanna Schipper, représentent les portraits des six autrices interrogées. L'objectif : une composition que les gens peuvent manipuler et toucher, mais aussi pour les conserver dans la postérité — toujours dans un but mémoriel.
Le séminaire qui a donné lieu cette année à l'exposition sera prolongé l’année prochaine. Cette fois-ci, les doctorants et chercheurs travailleront sur les pionnières de la BD, des années 1900-1950. De véritables inconnues, donc, l’objectif étant de constituer un pôle assez important de données et de sources pour les faire connaître du grand public. « Des articles scientifiques paraîtront bientôt, et avanceront quelques premiers noms », explique Marys Renné Hertiman.
Pour les Bréchoises, en plus de cette exposition aux portes de Paris, à la croisée des disciplines, se tiendra le 22 septembre prochain à la MSH Paris Nord, et le 23 septembre à la BnF, un colloque international sur les créatrices : « On étudiera notamment les représentations et revendications des femmes dans la BD d'Europe et des Amériques. » Peut-être « Sauver Antigone » comme le revendique Marie Bardiaux-Vaïente, ou la volonté de travailler exclusivement sur des personnages féminins, comme l'invoque Johanna Schipper.
Si aucun entretien autour du manga n’a été réalisé, - les personnes travaillant sur ce sujet n'ayant pas eu l'occasion de rejoindre les projets des Bréchoises -, Marys Renné Hertiman l’assure : c’est un chantier à créer. « Je pense particulièrement à Blanche Delaborde, qui travaille sur le manga, mais elle vit au Japon. »
Ce type de bande dessinée, régulièrement critiqué pour son érotisation et sa sexualisation massive des femmes, semblerait idéal pour un travail de recherche - comment sont représentées les femmes, comment les mangakas elles-mêmes questionnent le genre et représentent leurs personnages féminins, et comment les créatrices de manga, aujourd’hui encore, subissent un sexisme exacerbé.
Article co-écrit par Clémence Leboucher et Barbara Fasseur
Crédits : ActuaLitté (CC BY SA 2.0)
Par Fasseur Barbara
Contact : bf@actualitte.com
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2 Commentaires
Laurence
26/05/2022 à 13:35
"Pouvez-vous citer, en moins de quelques secondes, trois créatrices et autrices de bande dessinée ?"
Tout de suite j'ai fait le test et j'ai pu citer Claire Bretécher, Annie Goetzinger, Chantal Montellier et Florence Cestac. Il faut dire que j'ai un certain âge... Aujourd'hui, elles sont plus nombreuses mais je les connais moins.
NAUWELAERS
29/05/2022 à 21:33
Il ne faut pas poser des étiquettes définitives sur les artistes !
La peintre de très grand talent Agnès Verochek fut également une grande dessinatrice, notamment pour des pochettes de disques (dont un 45 tours du très sous-estimé Danyel Gérard qui fit appel à elle pour un beau disque et une magnifique pochette -dessin de Verochek -en 1966).
Et elle fut chanteuse sous le nom d'Agnès Fontaine !
Un grand nom oublié à redécouvrir !
CHRISTIAN NAUWELAERS