Le Médiateur du livre, autorité indépendante chargée de traiter les litiges concernant le prix unique du livre entre les acteurs du secteur, a récemment fait le bilan d'une année 2021 bien chargée, et des prochains mois de 2022 qui s'annoncent tout aussi studieux. Le Médiateur et ses services comptent d'ailleurs communiquer plus souvent et largement sur leurs actions : Jean-Philippe Mochon, titulaire du poste, a répondu à nos questions.
Le 02/05/2022 à 09:55 par Antoine Oury
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02/05/2022 à 09:55
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ActuaLitté : La fin d'année 2021 a vu l'apparition de sévères dysfonctionnements en matière de diffusion-distribution au sein de la chaine du livre : ces dysfonctionnements sont-ils structurels ou liés à la conjoncture particulière de la crise sanitaire, selon le Médiateur ?
Jean-Philippe Mochon : Dans le cadre des deux saisines concernant les questions de TVA sur le livre et de commande à l’unité que le médiateur du livre a reçues en fin d’année 2021, j’ai pu m’entretenir déjà avec bon nombre de responsables de la distribution du livre en France. Ces échanges ont été très éclairants. Ce que je peux dire concernant ce maillon de la chaine du livre, c’est que, lorsqu’il subit des difficultés, les conséquences sont immédiates, les répercussions sont importantes et certains acteurs peuvent être mis en difficulté. En ce qui concerne la fin d’année 2021 et tout particulièrement les difficultés industrielles qu’a connu l’outil logistique de la société MDS, le sujet est très fortement conjoncturel. D’abord, il y a l’augmentation très forte du marché (ce dont il faut évidemment se réjouir), particulièrement sur le segment de la bande dessinée et du manga, très largement documentée maintenant. Ensuite, je comprends également que d’importantes difficultés d’accès à la main-d’œuvre ont pu jouer un rôle significatif. Il y a donc bien eu une tension conjoncturelle sur le marché qui explique la crise. Cela dit, les facteurs structurels sont également importants à creuser, avec la demande de livraison rapide qui met sous tension les capacités logistiques. Au niveau interprofessionnel, un dialogue commence à se nouer, qui devra absolument préserver le principe de la commande à l’unité par les libraires. J’y reviendrai dans le cadre d’un prochain avis sur la commande à l’unité.
Comment expliquer que des acteurs historiques de l'édition, comme MDS, prétendent soudainement se soustraire à une obligation légale ?
Jean-Philippe Mochon : L’obligation légale en cause est posée par l’article 1er de la loi du 10 août 1981 : « tout détaillant doit offrir le service gratuit de commandes à l’unité ». Elle pèse très explicitement sur le détaillant, mais en réalité, elle doit être — et elle est — partagée par tous les autres acteurs de la chaine du livre. C’est un sujet essentiel évidemment pour répondre aux demandes des lecteurs comme pour assurer l’égalité de traitement entre tous les détaillants. D’ailleurs, le principe de la commande à l’unité a été reconnu comme l’un des critères qualitatifs obligatoires listés par le Protocole d’accord sur les usages commerciaux de l’édition avec la librairie, signé en juin 2008 par le Syndicat national de l’édition (SNE), le SLF et le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC), qui précise les conditions de fixation des remises des libraires dans le cadre de l’article 2 de la loi du 10 août 1981.
En dépit de l’accident récent de la fin de l’année 2021 auquel vous faites référence, ce principe de commande à l’unité n’est remis en cause par aucun des acteurs que j’ai pu rencontrer – et notamment certainement pas MDS, qui, après avoir annoncé un nombre minimum d’exemplaires à commander, avait d’ailleurs en urgence rouvert un guichet de commandes aux libraires pour satisfaire les commandes de leurs clients. Pour les distributeurs en général, la commande unitaire est l’un des principaux paramètres à prendre en compte pour organiser leur activité et répondre au flux quotidien des commandes et de l’avis de tous ceux que nous avons interrogés, ce dispositif est vertueux pour l’ensemble de la chaine. Et des investissements importants ont été annoncés par certains pour cela. L’avis que je publierai prochainement sur le sujet sera donc l’occasion de rappeler toute l’importance de ce principe de la commande à l’unité. C’est un principe central, qui doit être protégé et qui fait consensus entre les acteurs. Comme dans la vie démocratique, les consensus se bâtissent, mais ils doivent également être nourris et accompagnés pour se renforcer et peser de leur poids sur les pratiques et sur l’avenir.
La Charte destinée à encadrer les pratiques des acteurs du livre d'occasion s'est finalement prolongée par un article de loi, en décembre 2021 : quel est le bilan tiré par le Médiateur sur cette Charte et son application ?
Jean-Philippe Mochon : C’est l’objet de la première partie du rapport. Les travaux conduits dans le cadre du « comité de suivi » de la Charte ont été très bénéfiques. Sur les sujets des places de marché et de la vente de livres en ligne, l’évolution des pratiques, des modèles, des offres, etc. évoluent très vite et le fait de pouvoir en discuter régulièrement avec tous les acteurs concernés est précieux. À l’image d’ailleurs du mode de fonctionnement du médiateur de manière générale, qui sur de nombreux sujets, peut intervenir pour objectiver des sujets potentiellement structurants, ou encore travailler à faire dialoguer les acteurs ou rapprocher les points de vue, la charte et son comité de suivi ont joué un rôle de médiation et de dialogue. Les réunions qui se sont tenues ont largement permis de mieux comprendre les limites de chacun des acteurs, leurs difficultés parfois à aller plus loin, mais aussi d’entretenir les bonnes volontés, de partager les bonnes pratiques et de trouver des solutions concertées.
La Charte et son comité de suivi continueront de se réunir, car c’est une instance précieuse qu’il faut faire vivre.
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Au sein d'une industrie et d'un commerce où interviennent des acteurs internationaux d'envergure, une conciliation est-elle suffisante pour accorder les acteurs sur des pratiques ?
Jean-Philippe Mochon : Ce qui compte avant tout, c’est la clarté du cadre juridique. De ce point de vue, les lois de 1981 et de 2011 sont des repères essentiels et elles sont connues et respectées par les grands acteurs internationaux. Quant aux pouvoirs du médiateur du livre, il est vrai qu’ils sont limités à un rôle de conciliation. Son rôle est de creuser les sujets qui se posent, de les travailler avec les acteurs et de faire vivre les grands principes de la loi. Le plus souvent, ce mélange de veille juridique et économique, de concertation et de travail de conviction suffit. Cela a été le cas par exemple pour assurer la compatibilité des modèles d’abonnements avec le prix unique, ou encore pour faire adopter une charte sur les pratiques des places de marché. Parfois, le médiateur doit tout de même passer le relais à une intervention plus directive. Dans la loi sur l’économie du livre de décembre dernier, issue de la proposition de Laure Darcos, le législateur impose qu’une distinction nette soit faite, en ligne, entre les offres de livres neufs et de livres d’occasion. C’était une proposition du médiateur du livre, quand il s’est rendu compte que la charte sur les places de marché ne parvenait pas à résoudre entièrement le problème.
Quels sont les outils concrets à la disposition du Médiateur en cas d'absence de collaboration de tel ou tel acteur ?
Jean-Philippe Mochon : Dans un tel cas, de deux choses l’une : (i) ou bien la pratique en question est en contradiction avec la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre ou la loi du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique et le médiateur du livre peut alors choisir de s’autosaisir du sujet et entamer une procédure qui aboutit à une conciliation, auquel cas un procès-verbal est établi et tout rentre dans l’ordre, soit cela n’aboutit pas à une conciliation, auquel cas le médiateur adresse tout de même une recommandation qui peut être rendue publique. Dans ce deuxième cas, il peut également saisir directement la juridiction compétente. Il peut saisir l’autorité de la concurrence si les pratiques constatées sont anticoncurrentielles et il peut également informer le ministère public si les faits sont susceptibles de qualification pénale.
(ii) ou bien la pratique n’est pas en contradiction avec la loi, auquel cas —et c’est tout l’intérêt de la position de médiateur —, il peut entamer des travaux de concertation et d’expertise sur le sujet. En bout de course, il peut publier un avis, mais aussi (c’est prévu dans la loi du 17 mars 2014 sur le médiateur du livre), il peut formuler des préconisations afin de faire évoluer les dispositions normatives relevant de son champ de compétences. C’est le choix qu’il a retenu concernant la distinction claire entre le livre neuf et le livre d’occasion, qu’il a porté, et qui est aujourd’hui inscrite dans la loi depuis le 30 décembre 2021.
Comment l'application de la réglementation sur la tarification minimale des frais de port du livre sera-t-elle contrôlée par le Médiateur ?
Jean-Philippe Mochon : C’est évidemment un sujet que je suis de très près, mais ce n’est pas le médiateur du livre qui est aux manettes sur ce sujet. Il faudra sans doute attendre la publication de l’arrêté des ministres de la Culture et de l’Économie de fixation du tarif minimal, pris sur proposition de l’ARCEP, pour vous répondre plus précisément. D’un point de vue pratique, si l’arrêté retient des critères particuliers pour la fixation du tarif minimal, il y aura nécessairement un calcul à opérer pour savoir si le tarif minimum est respecté. Le médiateur du livre devra pouvoir être en capacité de faire également ces calculs. Nous verrons quels critères seront retenus pour fixer ce tarif minimal (poids, de prix, nombre d’ouvrages…). Quoi qu’il en soit, en cas de situation litigieuse, la loi donne au médiateur du livre, pour l'examen de chaque affaire, la possibilité d’avoir accès à toutes les informations qu'il estime nécessaires, sans que puisse lui être opposé le secret des affaires. De ce point de vue, il est donc déjà armé pour opérer les vérifications nécessaires.
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D’un point de vue procédural, il procédera comme il l’a toujours fait : sur saisine des acteurs concernés, des pouvoirs publics (comme cela avait été le cas en 2014 sur la question des abonnements à des offres de lecture numérique) ou sur auto-saisine.
Le Médiateur entend renforcer en 2022 ses relations avec les professionnels du livre : quel est l'accueil général réservé au Médiateur ?
Jean-Philippe Mochon : Généralement l’accueil est très bon. Nous avons déjà eu l’occasion de travailler avec de nombreux acteurs : libraires bien sûr, éditeurs, distributeurs, opérateurs et places de marché, mais aussi, avant même qu’ils aient la possibilité légale de nous saisir, avec les auteurs, que nous avons consultés sur un certain nombre de sujets pour en savoir plus sur leur approche tel ou tel sujet. Nous avons également vu de nombreux professionnels de l’édition de la science : des chercheurs, des sociétés savantes, des éditeurs publics, etc. Les missions du médiateur du livre sont assez lisibles pour nos interlocuteurs et la position qu’il a adoptée depuis son institution en 2014 en a fait un objet assez transparent et bien perçu. Je crois que c’est fondamental pour assurer un travail de médiation. Lorsque le dialogue est rompu entre deux parties, que les jeux d’acteurs, les intérêts divergents ou les tensions sont trop fortes, si l’autorité qui propose sa médiation n’est pas à l’écoute de l’ensemble des parties et ses interventions mesurées et appuyées sur une concertation poussée, rien de peut aboutir.
Certains acteurs sont-ils plus réticents que d'autres à collaborer avec les services du Médiateur ?
Jean-Philippe Mochon : Pour le moment nous n’avons rencontré aucune réticence. C’est un signe encourageant, du moins le signe que la méthode suivie fonctionne. Pour qu’elle continue à fonctionner, je pense qu’il faut d’abord continuer à dialoguer avec le plus grand nombre possible de professionnels et de représentants de l’interprofession, mais également continuer à communiquer sur les travaux en cours, sur la manière dont nous les menons et sur les résultats auxquels nous aboutissons, ce que nous avons commencé à faire cette année et que nous allons poursuivre.
L'élargissement des missions du Médiateur du livre, notamment avec la possible saisie des auteurs, aboutit-il sur de nouveaux moyens pour l'autorité ?
Jean-Philippe Mochon : Les auteurs et les organisations d’auteurs peuvent saisir le médiateur du livre depuis le mois de décembre dernier. Ces saisines, pour être recevables selon la loi qui encadre l’activité du médiateur du livre, doivent porter sur des litiges relatifs à l’application des lois sur le prix du livre et du livre numérique. Le périmètre d’intervention du médiateur ne change donc pas et les moyens non plus.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
1 Commentaire
SamSam
03/05/2022 à 09:27
JP Mochon, - à ne pas confondre Jean-Philippe Mochon, ancien rédacteur du regretté l'Echo des Savanes, auteur d'une étude unique sur la littérature gore - est conseiller d’État, nommé par décret en octobre 2020, sorti de L'ENA ET Normale Sup'.
Dans le cadre de sa mission, précise Wikipedia, "il peut, d’autre part, être saisi de litiges soulevés par des éditeurs privés au sujet des pratiques éditoriales des éditeurs publics". Ce qui est évidemment d'une importance stratégique. Pour le Marché.
A remarquer l'action décisive de cette autre "autorité", soulignée par le rédacteur AL : ""Quant aux pouvoirs du médiateur du livre, il est vrai qu’ils sont limités à un rôle de conciliation".