Les éditions de l’Arbre Vengeur nous ont donné une réédition de Direction Etoile, de Francis de Miomandre (1880-1959). Bernard Quiriny, par ailleurs biographe de Henri de Régnier, auteur cher aux Ensablés , signe une préface pleine d’humour ; les dessins de Regis Lejonc accompagnent merveilleusement le lecteur dans ce conte désenchanté. Puisse cette réédition rendre de nombreux lecteurs au sixième lauréat du prix Goncourt ! Par Antoine Cardinale.
Un mot pour commencer des liens qui unissent Francis de Miomandre avec l’Histoire de l’art, ou plus modestement, avec la critique. Il fut aux premiers tâtonnements de sa carrière littéraire, tenté d’essayer le chemin de la critique d’art. Il écrira quelque part avec humour un résumé de cette expérience : dans tout homme de lettres sommeille un critique d’art, et que la sagesse est parfois de le laisser dormir.
Jeune homme monté à Paris en 1904, il réussit à rencontrer, avec Edmond Jaloux, son compatriote marseillais, le grand critique Camille Mauclair, alors tout auréolé de son amitié profonde avec Mallarmé. Il donne des vers, se fait inviter –sa particule lui est utile- au Jockey club ou au Fouquet’s. Il parvient devint même à devenir secrétaire particulier de Félix Fénéon, qui est alors directeur artistique de la galerie Bernheim-Jeune, lequel engage de Miomandre comme « vendeur de tableaux ». Il est au premier rang pour assister avec délectation aux méthodes peu conventionnelles de Fénéon qui présentait les tableaux à l’envers, afin que le client ne soit sensible qu’au rythme, aux couleurs, en un mot à l’essence d’une œuvre et qu’à l’inverse il se désintéressât de l’anecdote. Toute l’avant-garde de la peinture contemporaine est accroché là : Modigliani, Van Dongen, Bonnard, Matisse, Seurat, Dufy et le Douanier Rousseau. Le soir, on reçoit la visite des maîtres, Monet et sa barbe de dieu-fleuve, « Rodin à l’élocution précautionneuse » parmi d’autres. De Miomandre semble faire preuve d’un zèle modéré. Il écrit à un ami en parlant de la galerie : « On est très bien ici pour dormir ». L’expérience dura une année, et s’il a peu apporté au négoce de M.Bernheim, le négoce de M.Bernheim va en revanche lui donner ses entrées dans la vie parisienne.
En 1905, poursuivant dans cette spécialité, il entre en tant que secrétaire de rédaction à la revue L’Art et les artistes qui défend alors ceux qu’on appelait les Indépendants et qu’on nommera bientôt l’avant-garde. De visites en soirées et de conversations en articles, la vie littéraire parisienne s’ouvre à lui : il revendique de Gourmont pour son maître, Gide le trouve « exquis », il est pour Apollinaire le « pur et subtil Francis de Miomandre » ; Claudel aime à le recommander et même le sauvage Suarès lui prodigue des conseils -leur correspondance durera trente années. De cette période de critique d’art reste un livre, Visages, dans lequel il recueille ses portraits d’artistes et ses articles de critique et qui se lit avec beaucoup d’intérêt.
Un début dans la vie
Qui est Francis de Miomandre, né Francis Durand ? Un ancêtre, François de Myomandre de Sainte-Marie de Saint Pardoux, garde du Corps de la Maison de la Reine. Le 6 octobre 1789, avec deux autres gardes, il sauve la Reine d’une foule déchaînée qui envahit le château de Versailles et protège sa fuite. Les sans-culottes brandissent la tête des deux gardes au bout d’une pique, lui s’en tire par miracle. Il y a un héros dans la famille, autant lui emprunter son nom de plume.
Francis nait en Touraine en 1880. A huit ans la famille déménage à Marseille. A seize ans, sa mère meurt, elle qui était de l’aveu de l’auteur la douceur et la bonté même. Son père est un être extravagant, capable à lui seul de ruiner plusieurs familles, mais qui dut se contenter d’en ruiner, certes consciencieusement, une seule. Il prétend faire fortune dans les affaires : grand acheteur de brevets chimériques, projetant de fonder des laiteries en Afrique et de forer du pétrole en Normandie, en correspondance avec le monde entier, introuvable aux huissiers et aux tribunaux de commerce, allant d’Odessa à Alger et de faillites en saisies. Il s’évanouit un jour dans la nature, en laissant une lettre sur la table de la salle à manger. Francis a 17 ans, un jeune frère, pas un sou et le bac à décrocher : comment ne pas être touché par ce jeune homme auquel la vie a déjà repris tout ce qu’elle s’était gardé de promettre, et qui ne pourra trouver la sérénité que dans le monde tel qu’il le rêve.
Dans cette drôle de ville de Marseille, caravansérail plein d’Orientaux aux yeux tristes, de joueur de belotes et de gendarmes corses, dans le fracas des tramways et des sirènes du port, il se lie à un groupe d’apprentis écrivains au nombre duquel on trouve Edmond Jaloux et Alexandre Arnoux. Francis les charme par son sens de l’amitié, par son érudition précoce et plus que tout par sa fureur d’écrire : articles, vers, compte rendus et critiques, tout lui est bon, tout lui est apprentissage. Il y a chez ce jeune homme nonchalant un élan vital, une force de travail qui impressionne. Son biographe, M. Rousselot, dénombre 80 romans, 50 traductions, et un travail de journaliste et de chroniqueur qui décourage tout recensement. Dans ses bonnes périodes, il est capable, selon le témoignage de Martin du Gard qui le côtoie de près vers 1916, d’écrire en une journée « cinq ou six articles » que s’arrachent les journaux. Capable aussi d’écrire la biographie de ses animaux domestiques –une tortue, un singe, un caméléon …- un éloge du papier peint, Naissance de Klina, puisqu’il faut bien vivre, un Essai sur la poésie arabe, sans rien entendre à l’arabe, ou une curieuse Histoire de la littérature française (à l’usage des Japonais) qui ne sera jamais publiée, pas plus que la Jeune Carpe, pastiche de la Jeune Parque, qui fit beaucoup rire Paul Valery.
Un petit mousquetaire à l’assaut de Paris
En 1908, sa carrière se précipite avec Ecrit sur de l’eau. C’est un roman plein d’humour, d’ironie et de tendresse. Le héros se nomme Jacques de Meilhan, alter ego de l’auteur, pour lequel se lever tard est le premier article d’un provocant programme esthétique, social et moral. Ce sera le prix Goncourt 1908. Jules Renard, membre du jury note dans son Journal : Dîner Goncourt. Francis de Miomandre en est. Très jeune, vingt-sept ans, un petit mousquetaire, un gosse avec de l’aplomb.
Les cinq mille francs du prix seront vite mangés : d’abord trois cravates de soie blanche qu’il court acheter chez Charvet, la fête parisienne ensuite, et un mariage dans la foulée. A vingt-huit ans il faut bien faire honneur à la vie.
La maison d’édition marseillaise n’avait tiré que 500 exemplaires, il en restait quelques-uns seulement dans le commerce qui furent vendus en une heure quand le prix lui fut attribué. La suite tient du théâtre de boulevard : l’éditeur marseillais se précipite à Paris pour trouver une imprimerie, tombe dans les plaisirs de la capitale et au bout d’une semaine de noce, annonce à l’auteur « qu’il n’a pas eu le temps de s’en occuper ». Les critiques durent donc faire leur travail sans pouvoir lire le livre : Le Temps, journal sérieux, affirma qu’il s’agissait d’une étude de mœurs sur les grands paquebots ! Et l’auteur de conclure : Mon Goncourt ne fut un évènement pour personne, même pas pour moi. Ainsi allait la vie littéraire vers 1908 !
Finalement, on tira à 3 000 exemplaires, qu’il fallut sept longues années pour écouler… Mais le personnage de l’auteur était créé : dilettante, mondain, extravagant, une sorte de fou inoffensif de la vie littéraire parisienne, s’entichant d’invraisemblables animaux domestiques et s’immortalisant à travers des bons mots à la Sacha Guitry : Les écrits s’envolent, les bibelots restent ou Une femme fidèle, c’est une femme qui s’acharne sur un seul homme.
Majorque
Direction Etoile a été écrit en1937. Ce roman parisien est né loin de Paris lorsque de Miomandre ne supporta plus la Ville-lumière. Mais revenons en arrière. A la fin des années 1920, le succès littéraire lui assure des revenus financiers suffisants pour voyager et mener grand train : Cannes, Biarritz et Roquebrune, yachts, parties et cocktails. Civilisation du fox-trot et de l’Hispano-Suiza. Ce sont aussi les années espagnoles, les rencontres, et les premières traductions : Unanumo, Gomez de la Serna, Eugenio d’Ors. Il voyage à Majorque à la fin de l’été 1929 : c’est un coup de foudre, une révélation violente. Il en tirera bientôt un beau guide illustré plein de la lumière vibrante de l’île. Mais il faut bien revenir à Paris, qui plonge dans une crise économique et politique qui clôt les années insouciantes de l’après-guerre.
Vient la cinquantaine : ses amis, Jaloux, Gide, Larbaud, Valery, Supervielle, ont mieux réussi, eux ses camarades, ses égaux, ils sont maintenant loin devant lui dans cette course de fond qu’est la carrière littéraire. Il existe certes, il a un nom, une œuvre, il publie sans difficultés et traduit ; son public le suit. Mais il ne sort pas de l’emploi de dilettante doué, de romancier de la high life parisienne, de consul à Paris de la République littéraire hispanique et d’excentrique des lettres françaises. En un mot, il lui faut bien constater qu’il est un second rôle de la vie littéraire de son temps. Et voilà maintenant qu’il constate que le temps de l’argent facile est passé ; les tirages baissent, et le fisc le traque pour des raisons auxquelles il ne comprend goutte.
En 1934 il prend la décision de partir, laissant tout derrière lui. Dans le nord de l’île de Palma, vers la presqu’île de Formentor, il fait construire sa maison (une cabane dit-il) près du village de Pollença : Las Siete Higueras, les Sept Figuiers. Pour financer cette fuite, il lui a fallu vendre son inestimable bibliothèque : trente ans de tirages limitées, d’éditions rares qu’on offrait à l’ami Omandre, d’envois, d’autographes et de dédicaces, de mots drôles et chaleureux de la génération dorée de la littérature française, de Marcel Proust à François Mauriac : un catalogue de 75 pages, dans lequel est énuméré et évalué une vie d’amitiés littéraires. La vente marche bien, mais il a déçu ses amis, en blesse beaucoup, et le fâche à jamais avec d’autres.
D’autant qu’on le soupçonne aussi –à tort semble-t-il - d’avoir vendu sa correspondance qui contient trente ans de secrets et d’indiscrétions.
Trop tard, Francis de Miomandre est parti. Il s’installe, dit qu’il passe son temps dans les cafés de Palma, mais travaille en réalité autant qu’à Paris, dans un décor vieux de trois mille ans. Il installe son bureau dans une dépendance dont il apprend –c’est un symbole dit-il gravement- qu’elle servait d’écurie à l’âne de la maison. Georges Bernanos, autre exilé français, lui rend visite. De Miomandre s’improvise jardinier et maçon : il a une ânesse, un chat et un chien. Les journaux parisiens, Paris-Midi, Comoedia, font des reportages sur la vedette littéraire devenu paysan. Comme d’habitude, on l’a dit, de Miomandre travaille beaucoup : le noceur parisien était un bourreau de travail, l’estivant de Formentor l’est tout autant. Il traduit Don Quichotte, qu’il veut irréprochable. C’est réussi puisque son Quichotte reste encore la traduction référence, celle qu’on peut lire aujourd’hui dans la collection Bouquins de Laffont. Des traductions donc, mais aussi des contes, des articles, des poèmes –en espagnol-, et des romans, dont Direction Etoile qui va nous occuper maintenant.
Ligne 6
Un homme, une femme : une rencontre et beaucoup de séparations. L’éblouissement d’un soir et puis une vie d’habitudes grises. Une féerie enchaînée à la réalité, une vie accrochée à une étoile. Le chaos du métropolitain, ligne 6, vu depuis la solitude ensoleillée de Formentor.
Dans une voiture du métropolitain, le narrateur se rend de mauvaise grâce, par une noire et froide soirée d’hiver, dans une fête canaille donnée au fond du quinzième arrondissement. Devant lui s’assoit une jeune femme. Il la regarde, elle le regarde. Ils ne voient plus rien autour d’eux. C’est une chanson parisienne. Ils se sourient et avant qu’un mot soit prononcé, ils scellent l’alliance de toute une vie. Mais les mots, les silences et les regards ont-ils exactement le même sens pour un homme et pour une femme ? Le miracle d’un instant est-il un signe du destin ou seulement la récréation d’un soir qu’il faut saisir et oublier ?
Elle fit un pas vers moi et me tendit la main. Je la pris et la serrai entre les deux miennes, longuement.
-C’est vous ! dit-elle alors. Et sa voix –que j’entendais pour la première fois, -claire et profonde, plus vivante que toute chose vivante sur cette terre, se répercuta en moi, à l’infini, comme dans une citerne vide, y créant mille mirages d’écho. « C’est vous ! » et ce simple mot me bouleversa de fond en comble. J’étais né de son premier regard et ce mot venait de me baptiser.
Pétrarque n’use pas d’autres mots lorsqu’il se remémore Laure aux blanches mains : tous les amoureux, pourvu qu’ils soient un peu poètes ont ces mots-là. Il est vrai, pour paraphraser Miomandre, qu’un poète sommeille en tout amoureux, mais qu’il est généralement sage de le laisser dormir.
Direction Etoile réserve bien des surprises. Il faut parfois accepter, pour sentir la beauté d’un livre, d’en passer par les souvenirs blessés de son auteur.
Un voyage dans le métropolitain, autrefois la ligne 5, ligne 6 aujourd’hui, de la station Raspail à la station Etoile. : treize chapitres, treize stations. Edgar-Quinet, Maine –qui n’est pas encore Montparnasse- Pasteur, Sèvres-Lecourbe, Cambronne, La Motte Picquet, Dupleix, Grenelle –qui n’est pas encore renommé Bir-Hakeim-, Passy –pour une raison inconnue, pas de station Trocadero- Boissière, Kléber et enfin Etoile, sans Charles de Gaulle qui n’était alors après tout qu’un simple colonel (pour Ecole militaire, c’est trop tard, il fallait changer à La Motte-Picquet). Ligne 2, dans la brumeuse rive droite, d’autres enfants s’aiment et s’embrassent, adossés aux Portes de la nuit. Le métro est une chanson d’amour triste.
Ce roman est-il une visite de Paris ? pas vraiment. Bien sûr on va de la barrière de Charonne aux cabarets des Champs Elysées, du quai des Célestins aux Buttes-Chaumont, de l’avenue des Ternes aux Batignolles. Il y a des inventeurs fous, des danseuses mondaines, un peintre génial, une grande bourgeoise opiomane, une soubrette qui devient duchesse, un gourou suisse, une épouse aussi snob qu’une grue, des généraux balkaniques en exil et un cruel prince oriental, on passe de la grande vie à la débine, et de Paris à Budapest et à Corfou.
Les personnages ont des noms extravagants : Antarès, Phénix, Electra, Aldebaran, Perle et bien sûr Bellatrix, la belliqueuse : des noms qui sont comme des masques de carnaval. Tout ceci conserve à ce roman des parfums de bal de la Belle Epoque : cet avant-guerre se parfume encore au vétiver.
La guerre d’Espagne se chargera de renvoyer de Miomandre en France. Martin du Gard le vit revenir, sans un sou en poche, la vie à refaire à cinquante ans, en chemise rose et toujours l’air d’un gigolo, l’angoisse au cœur et voulant rire de tout. Le public l’avait un peu oublié, pas le fisc. Comme il est loin le temps du Bœuf sur le toit, des soirées bleues à Guéthary, loin le lawn-tennis, le crawl à Saint-Raphaël, les cocktails, la danse surtout !, Disparu son seizième arrondissement : de Régnier, rue Boissière, Paul Valéry, rue Villejust, René Boylesve, rue des Vignes, Elémir Bourges, rue du Ranelagh, Apollinaire, rue Gros ! Paris n’a pas attendu l’après-guerre pour changer, plus vite encore que le cœur d’un mortel ! C’est une vie qui est passée. Etoile, tout le monde descend !
J’ai vieilli
Les amoureux du cinéma français connaissent cette charmante comédie de 1935 dont le titre est Ferdinand le noceur : Paulette Dubost y est pétillante et elle trouve là un de ses premiers rôles de fausse ingénue. Fernandel interprète le rôle du collaborateur zélé, intègre et intelligent d’un industriel perdu de petites maîtresses et menant à grandes guides une vie nocturne compliquée. L’honnête Ferdinand, homme de la plus haute moralité, comme on disait autrefois, va cependant être soupçonné de cacher en réalité un séducteur et le dernier des débauchés : Ferdinand le noceur. De Miomandre, lui, passa toute sa carrière entière pour Francis le noceur. Malentendu qui en fit le romancier en titre de la vie parisienne et du microcosme littéraire, mais qui cachait le travailleur acharné derrière le masque du dilettante, et le clown triste derrière l’Auguste impertinent. Est-ce qu’un malentendu qui dure toute une vie représente un destin ?
Quand elle revient de ses brèves aventures parisienne, Zazie, autre héroïne du Métropolitain, les résume en un mot : J’ai vieilli. Le héros du roman qui nous occupe pourrait en dire de même. L’histoire de Francis de Miomandre[i], se termina plus tristement que celle de Ferdinand, mais il reste de cette vie un témoignage charmant et triste : Direction Etoile.
Il existe à Paris une rue Francis de Miomandre. Elle circonscrit, comme c’est gai, le cimetière de Gentilly.
[i] Tous les éléments à caractère biographique de cet article sont tirés de l’ouvrage passionnant de Remi Rousselot, Francis de Miomandre, un Goncourt oublié, Editions de la Différence, 2013
Paru le 25/11/2021
247 pages
L'arbre vengeur
7,50 €
Paru le 12/09/2013
282 pages
Editions de La Différence
20,00 €
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