C’était il y a peu dans le 6ème arrondissement, un samedi, jour béni entre tous puisque le dimanche nous protège encore du lundi. En passant devant la librairie « Le dilettante », maison d’édition dont les Ensablés affectionnent les publications, je tombe sur des bacs remplis de livres d’occasion. L’un d’eux attire mon attention : « Les enfants aveugles » d’un certain Bruno Gay-Lussac, avec une introduction de François Mauriac. Mauriac? Il fallait que ce roman oublié ait quelque qualité... Alors je l’ai acheté. Par Hervé Bel
Publié le :
10/04/2022 à 09:00
1
Commentaires
303
Partages
Je fais mes recherches sur Bruno Gay-Lussac. Il appartient, comme je m’y attendais, à la famille du physicien Gay-Lussac, mais, plus surprenant, il est également le neveu par alliance de François Mauriac. « Les enfants aveugles » est son premier roman, paru en 1938 : l’auteur n’avait que vingt ans à sa publication !
Aussitôt une question me vient, malveillante, j’en conviens : aurait-il été publié s’il n’avait pas été lié à Mauriac? Wikipédia nous apprend que Gay-Lussac reniera plus tard cette première veine romanesque dite « classique » pour développer à partir de 1963 (« L’insaisissable ») un style dépouillé. Au total il aura publié une trentaine de romans jusqu’en 1995, sans jamais obtenir de grands prix. Il avait donc une véritable vocation littéraire.
Je me décide donc à lire « Les enfants aveugles », 270 pages, édité par Grasset en 1938, en commençant par cette fameuse préface de l’oncle François, lequel déclare dès les premières lignes : « Ce n’est pas ici un roman sur l’adolescence, mais le livre d’un écrivain adolescent (…) L’absence d’intentions fait le prix d’une œuvre parfois maladroite, sa sincérité aussi; ou plutôt (car sincérité prête à confusion), ce désir de ne rien avancer qui n’exprime du plus près possible, ce qu’en chaque rencontre il a ressenti. »
Ainsi le maître lui-même témoigne que l’écriture est maladroite, pour aussitôt préciser qu’elle est néanmoins rachetée par la sincérité… Je me pose aussitôt cette question (encore la malveillance du jaloux) : combien d’auteurs en herbe, malgré leur évidente sincérité, ont-ils vu pourtant leurs romans refusés, par une simple petite lettre (du genre, « malgré toutes ses qualités, votre roman n’entre pas dans le cadre de nos publications »)?
Grâce à cette « sincérité », ajoute Mauriac, « Nous sommes assurés qu’aucun éducateur de jeunes consciences, ne lira avec attention Bruno Gay-Lussac sans en tirer un enseignement. » Autrement dit, ce roman est un témoignage et il vaut déjà pour cela. On peut ne pas être d’accord, et je ne le suis pas. Un roman n’a pas à témoigner. La sincérité est obligatoire (on n’écrit que ce que l’on pense vraiment, mais pas forcément sur soi), mais elle ne suffit pas. Ce qui fait un « bon » roman, c’est aussi (principalement?) un style, une expression, une intrigue, un fond qui dépasse l’expérience individuelle pour atteindre l’universel.
Mauriac le sait bien. A tel point qu’il convoque Proust pour appuyer son neveu : « Si l’on me demandait aujourd’hui la qualité qui me frappe en lui (Proust), je répondrais d’abord le scrupule. (…) dans son œuvre immense nous aurions peine à trouver un seul trait qui ne corresponde à une connaissance par le dedans. »
C’est vrai, mais ce n’est, après tout, que la base de tout roman, et Proust, on en conviendra, a mille autres qualités… Mais il s’agit pour Mauriac de défendre son neveu. Au moins celui-ci a cette qualité de parler de ce qu’il connaît. Je me rends compte en écrivant ces lignes de mon injustice. Je suis de ces gens qui refusent au « fils de » d’avoir du talent. J’arrête. Je passe directement au roman lui-même.
Un jeune homme, orphelin, du nom d’Édouard passe ses vacances d’été au bord de la mer (où, on ne sait pas) chez son oncle et sa tante, dans une vaste demeure en pierres à peine suffisante pour loger toute la famille très nombreuse (plein d’enfants courent dans les couloirs, et il y a des domestiques). Georges partage sa chambre avec son cousin Édouard, fils des propriétaires.
Quand le roman commence, Édouard s’ennuie dans le chaud crépuscule qui tombe sur la campagne. Il s’ennuie mais pas que. Il sent sa pensée orientée vers quelque chose qu’il ne souhaite pas aborder, pour finalement reconnaître qu’il s’agit de l’amour :
« Quel amour? Il ne sait (…) il veut simplement connaître ce mystère dont tout son être a soif. Le mal, non, il n’en veut pas (…) Pourquoi serait-il bas de chercher l’équilibre de sa conscience et la libération d’une inquiétude? Pourtant l’inquiétude ne naît pas du bien. »
On songerait à un film de Rohmer. Il est assis sur une chaise longue. Les deux amis ne se disent rien. Il faudra bientôt se coucher, il n’y a plus rien d’autre à faire, quand soudain Yves propose de prendre la voiture de la tante et de filer à la station balnéaire toute proche.
Ce sera le début de l’aventure, d’une aventure amoureuse bien entendu, avec une jeune fille rencontrée dans un des cafés du bord de mer, où l’on danse, et qu’Édouard aperçoit, ébloui, aussitôt conquis. Un amour de vacances? Non, le jeune homme veut davantage : un vrai amour, éternel, « pur ». Et les débuts, avec Jannia (c’est de nom de la jeune fille), semblent correspondre à ce qu’il désirait.
Il est beaucoup question de pureté dans ce roman, et on comprend pourquoi Mauriac a bien voulu aider son neveu. J’ignore si les jeunes gens d’aujourd’hui pensent encore comme Édouard… Assurément, en tout état de cause, le propos du roman est daté, car il se mêle aux tourments d’Édouard de multiples références à la religion catholique (autre motif pour que l’oncle s’y intéresse). Mais cela se lit avec plaisir, comme une vieille maison que l’on visite, et qui a gardé son charme un peu désuet.
Mais Édouard est aveugle, trop ébloui par la lumière qui lui semble émaner de Jannia, laquelle écrit dans son journal : « Édouard, pourquoi restes-tu dans l’ombre? (…) Pourquoi as-tu refusé de mordre mes doigts jusqu’au sang, pourquoi me prends-tu si rarement dans tes bras? Tu n’étreins pas, tu ne sais pas étreindre. J’ai besoin de ça, pourtant! (…) Elle (la chair) vit, elle veut sa part, elle a faim… Je ne t’aime pas que pour cela, bien sûr! Mais enfin…
Voilà le problème, un problème classique : le garçon est amoureux d’une étoile qui n’en est pas une, forcément. C’est un être vivant, avec des désirs, mais le jeune homme, encore à l’aube des siens, parcouru par « l’idéal » ne veut pas le voir. Tout contact physique, à l’exception des baisers chastes, des pressions de la main, lui apparaît presque monstrueux, en tous les cas indigne de la jeune fille.
Alors forcément, il y a l’autre, le concurrent, un peu plus âgé, plus expérimenté, en d’autres termes, le salaud, l’abruti, mais beau tout de même, assuré, lui, pas comme Édouard qui va découvrir, hélas, que Jannia n’est pas qu’une étoile. Alors il veut mourir, se rate et rentre chez sa tante. Il n’est pas majeur et toute cette histoire se termine par une gifle magistrale, histoire de le remettre d’aplomb.
C’est quand même pas mal, comme témoignage d’une adolescence d’autrefois, qui, bien plus lointaine de la mienne, lui ressemble pourtant. Et alors, qu’est-ce qu’il reste de ce texte? Une impression de mélancolie qui n’est pas désagréable car elle se relie à la nôtre, certaines belles pages, où la sincérité s’appuie sur le style. Certes, des imperfections qui n’auraient pas dû passer la rampe (concordance des temps!), mais bon, il était quand même le neveu de Mauriac.
Le fait qu’il le fût explique sans doute le nombre important de journaux qui parlèrent de ce roman, bientôt oublié par la guerre.
Certaines critiques sont favorables. Dans le Figaro du 1er octobre 38, André Rousseaux (journaliste à L’Action française, puis au Figaro où il succède à Henri de Régnier pour la rubrique littéraire, résistant à partir de 1940) écrit : « Y a-t-il problème plus redoutable, au fond, que celui de l'avènement de l'amour? C'est pour l'avoir si vivement senti, si intensément exprimé, que M. Bruno Gay-Lussac nous donne un roman dont l'importance me paraît dépasser celle des livres de débutants. »
Jean Lacerna (je ne trouve qu’un Jean Larcena sur internet, poète, aquarelliste, mort en 1967, est-ce lui?) écrit dans le Cahier des arts et des lettres de novembre 1938 : « Tant par l’autorité de son préfacier François Mauriac que par la qualité de son style, le roman de Bruno Gay-Lussac (…) marque une date. C’est le triomphe de l’impressionnisme. Avec un art souvent hallucinant, le romancier traduit les sensations d’un adolescent au premier contact de la vie et de l’amour (…) Le vide intellectuel de ces personnages vous confond. »
Gonzague Truc (1877-1972), proche de L’Action française, prix de l’Académie française 1943, et ami de Boylesve, y va également de son compliment dans La revue hebdomadaire du 31 décembre 1938 (à laquelle Mauriac a collaboré jusqu’en 1928, semble-t-il) : « Ce qui nous importe d'ailleurs, c'est moins l'aventure que ce bouillonnement d'un cœur d'adolescent, ce choc désordonné de forces aveugles, cette double cécité qui tient à la société comme à la nature, à ce déferlement de l'organisme et des énergies premières que rien ne vient endiguer ou canaliser. Édouard reçoit à la fois ou subit les sensations, les impulsions les meilleures et les plus dangereuses. Il n'a pas encore l'esprit de révolte, il songe peu à rompre les liens, tout externes, d'une discipline bourgeoise, il va jusqu'à s'adresser à un prêtre. Gestes vains d'un noyé qui s'enfonce et agite mécaniquement les bras au-dessus d'une eau profonde. Lorsqu'on s'apercevra que cette belle aurore qui se levait était déjà au crépuscule on touchera au désespoir. Et le désespoir, en effet, est bien le lot de la jeunesse, en attendant la désespérance. »
Mais globalement, la critique est… « critique », peut-être parfois en raison de la préface de Mauriac. Jean-Pierre Maxence (mort en 1956, journaliste d’extrême droite, partisan de la Révolution nationale, ce qui ne l’empêche pas de travailler avec Robert Desnos) écrit ainsi dans Gringoire : « Avec Bruno Gay-Lussac, l’équité impose moins de balancements. Si l’on osait donner la formule de son premier livre, comme on donne celle d’un cocktail, on risquerait cette définition : Mettez dans un verre de médiocre champagne étendu d’eau quelques gouttes de liqueur mauriacienne, une larme d’essence de Fromentin, un soupçon d’alcool baudelairien, une trace d’élixir des Enfants terribles ; secouez, agitez et servez, non, point trop glacé, tiède, et vous aurez Les enfants aveugles. »
C’est très sévère. Toujours dans le même camp, Brasillach dans L’Action française du 13 octobre 1938 est tout aussi impitoyable :
« Disons tout de suite que son livre, Les Enfants aveugles, où ne manque pas l'adresse, nous a paru, ces jours-ci, tout à fait incroyable, et faisons l'aveu que nous n'avons même pas pu le terminer. Ce n'est pas parce que les dialogues y sont composés dans un style intermédiaire entre celui de Paris-Soir et celui d'Asmodée, ce n'est même pas parce que l'anecdote y est inconsistante et le récit fort ennuyeux, que ce petit roman nous a paru inoubliable. II s'agit, une fois encore, d'un livre d'adolescent. Je ne dirai jamais, devant de pareils personnages, qu'ils n'existent pas, puisque je suis fermement persuadé que tout existe. Acceptons donc encore ces jeunes gens lymphatiques, bourrelés de remords vagues et distingués, et qui cultivent leur jolie conscience aux tables des bars et dans l'ivresse des cocktails. C'est la jeunesse selon saint François Mauriac. »
Huff ! comme diraient nos amis libanais quand ils sont estomaqués…
De l’autre côté de l’échiquier politique, dans Ce soir (Parti communiste, Aragon…), Paul Nizan n’est pas plus tendre :
« Son livre est fort mauvais. Il me semble n'avoir rien lu sur la pureté qui fût aussi suri que ce premier récit d’un très jeune homme. La comparaison avec Marcel Proust, que M. Mauriac risque à propos justement de cette pureté, écrase M. Gay-Lussac. J'entends bien que l'auteur du Fleuve de Feu a dû être touché parce qu'il sentait dans les Enfants aveugles d'inquiétudes, de méditations ambiguës sur la chair et le péché, et qu'il a écrit pour M. Gay-Lussac la préface qu'il eût sans doute rêvée dans son adolescence pour ses Mains jointes. M. Mauriac a pensé préfacer un roman, il n'a, comme il arrive d'ordinaire, postfacé que ses propres œuvres. Il y a cependant quelques signes' qui permettent d'attendre l'avenir littéraire de M. Gay-Lussac, qui est un parent de M. François Mauriac; le plus encourageant de ces signes est la gifle finale que le jeune héros reçoit de la main de sa tante, et qui marque l'entrée en scène de la réalité. »
Je ne sais comment Bruno Gay-Lussac prit toutes ces critiques qui étaient très dures si l’on y songe (et je ne vois plus dans nos temps contemporains de critiques aussi dures, peut-être celles de Beidbeger?). Il regretta peut-être l’intervention de son oncle qui pouvait fausser aussi bien les critiques favorables que défavorables… Une chose est certaine, il eut le courage de poursuivre. Écrire des romans, ce n’est pas seulement faire preuve de sincérité, comme nous le disions plus haut, il y a aussi, justement, l’opiniâtreté qui finit par le talent, immanquablement, pourvu que jamais on ne renonce. Il me faudra lire prochainement les autres œuvres de Gay-Lussac, celles qu’il n’a pas reniées, alors que son roman "Les Enfants aveugles", il semble lui-même l’avoir oublié.
1 Commentaire
Maryse Vaugarny
26/05/2022 à 16:52
J'ai découvert Bruno Gay Lussac dans un bac de livres à détruire... dans une bibliothèque. Heureusement pour moi, je l'ai ouvert, c'était Arion et j'ai été littéralement secouée. J'ai lu presque tous les autres et ceux que je n'ai pas lus, je vais les lire. Tout est en sensations, menus mouvements. Je regrette de l'avoir connu trop tard, je serais allée le rencontrer, lui dire à quel point cela bouillonne en moi quand je le lis. M