« Décennie de la bombe», les dernières années du 19ème siècle furent marquées en France par l’anarchisme insurrectionnel: attentats à la dynamite, assassinat du Président Carnot et autres pratiques de «propagande par le fait», dans un pays par ailleurs perturbé par d’autres mouvements révolutionnaires et déchiré par l’affaire Dreyfus. Remettant en cause la logique de subordination des gouvernés aux gouvernants, l’anarchisme -malgré sa violence terroriste et une certaine naïveté idéologique- fascine nombre d’intellectuels et artistes tel que Mallarmé («Le poème est comme une bombe»). Par Marie Coat
Un roman paru en 1900, « Avec le feu », nous immerge dans l’atmosphère de cette période troublée, au long du parcours initiatique d’un jeune idéaliste sur fond d’étude sociologique d’une amère lucidité. Son auteur, Victor Barrucand, est un essayiste, poète, journaliste, critique littéraire et musical alors très connu.
Né en 1864 à Poitiers dans la petite bourgeoisie commerçante, orphelin de père à 15 ans, il « monte » à Paris où il exerce divers petits métiers et fait la rencontre décisive de Félix Fénéon, ami fidèle qui sera son mentor dans les milieux de l’art et du journalisme et l’initiera à l’anarchisme. Barrucand écrit des articles dans divers journaux anarchistes ; à compter de 1894, il collabore à la prestigieuse « Revue Blanche » des frères Natanson, publiant ses critiques de littérature italienne ou allemande et rédigeant avec Fénéon une rubrique où ils analysent avec acuité des évènements majeurs tout en prenant parti, notamment lors du procès de Rennes de l’affaire Dreyfus.
Mais Barrucand est aussi un poète dont Mallarmé fait l’éloge, un dramaturge à succès, un essayiste, un historien qui s’attache à faire connaître les mémoires d’acteurs peu connus de la Révolution française, un « socialiste fédéraliste » qui œuvre pour l’instauration du « pain gratuit » et est un habile orateur à l’éloquence renommée… En 1900, il quitte Paris pour Alger, afin d’y combattre un antisémitisme virulent et de défendre les droits des indigènes ; il y dirigera un journal bilingue franco-arabe, y sera au cœur de la vie culturelle, sera le mentor d’Isabelle Eberhardt dont il découvrira et fera publier les écrits après la mort de la jeune femme (textes que l’éditeur fera paraître sous leurs deux noms, ce qui créera une fâcheuse polémique). C’est là que s’achève en 1934 « une existence rare », selon les mots de Fénéon.
Si « Avec le feu » est bien un roman, il nous apparaît toutefois comme un témoignage presque « à chaud » de ces larges débats qui enflammèrent en cette fin de siècle intellectuels, artistes et idéologues dans un contexte social agité et une atmosphère politique viciée par les scandales et affaires (Panama, Dreyfus…). Situant son action en 1894 au moment du procès de Vaillant, poseur de bombes anarchiste, Victor Barrucand a manifestement mis beaucoup de lui-même dans ce roman à clés où transparaissent des personnalités des mondes littéraire et artistique qu’il a côtoyées ; irrigué par les diverses approches de l’idéologie anarchiste — de « l’ordre sans le pouvoir » (Proud’hon) à l’activisme le plus exalté —, « Avec le feu » suit le cheminement de Robert, son personnage principal écartelé entre ses aspirations idéalistes et une réalité peu propice à leur mise en œuvre.
Victor Barrucand mène son roman à vive allure dans un style tonique aux phrases le plus souvent ramassées, aux dialogues vifs et percutants, émaillés de formules-chocs parfois impitoyables (ie. la démocratie et son dogme de l’irresponsabilité…) ; mais le poète en lui se révèle par quelques fulgurances, en périodes sinueuses d’une grande sensibilité artistique. Il nous transporte dans un tableau à la Caillebotte, avec un art consommé de camper un lieu, de restituer une atmosphère — mondaine ou populaire — de divers quartiers de Paris, voire Nice. Il suscite une réelle empathie pour ses personnages, qu’il décrit avec une grande finesse psychologique et dont il brosse l’allure en quelques traits nerveux, résumant en peu de mots évocateurs les traits saillants de toute une vie : de son humour parfois corrosif, tout en subtilité sémantique, Barrucand croque comme un caricaturiste et épingle comme un moraliste du Grand Siècle (« il avait trop de tact pour témoigner au malheur une compassion ostensible »).
Outre cette finesse d’analyse des atermoiements et emportements de ses personnages, interrogations et souffrances liées à leurs relations — amoureuses ou amicales —, le roman séduit par la restitution de l’ambiance fiévreuse des luttes sociales : en témoin engagé, Barrucand décrit le climat de répression policière, de déni judiciaire, les mouvements de la foule révoltée, mais aussi, sans angélisme, l’impéritie des opposants à l’ordre établi. Il nous fait assister avec un réalisme quasi documentaire à des discussions philosophiques et dogmatiques animées entre tenants de diverses tendances anarchistes, sous l’égide des Reclus, Bakounine ou Kropotkine, non sans incises lucides quant à leurs dérives et limites.
C’est toute une société qui défile devant la caméra de l’auteur : directeurs de revues, parlementaires, ouvriers, ministres, coteries littéraires, journalistes — que, comme Balzac, il critique vertement — et artistes... car Barrucand est un esthète sincère et passionné, qui fait d’ailleurs d’un organiste et compositeur (Vignon) l’un des protagonistes centraux du roman.
Dans cette mouvance anarchiste, un jeune homme (Robert) poursuit une exigeante quête existentielle : homme de convictions, il a l’intransigeance de la jeunesse qui ne peut que « s’indigner et maudire », mais est pétri de contradictions (« ami du peuple, il détestait les foules »). Entre révolte intellectuelle et radicalité séditieuse, son désir d’en découdre est stérilisé du fait de son immaturité : tout à la fois impulsif et versatile, spéculatif, traumatisé par l’exécution in fine de Vaillant, Robert dérive d’exaltation en déprime. « Acharné à son propre malheur », irrésolu et inconstant, il est incapable de trouver sa voie et passer à l’action, alors qu’il en a l’occasion aux plans tant politique qu’amoureux.
Bien qu’entouré de la sollicitude de ceux qui l’aiment — son ami Meyrargues, Vignon et sa fille Laure (qui tente en vain d’« adoucir sa volonté farouche »), Mariette sa maîtresse —, il se sent seul avec ses illusions perdues, « à la dérive après la chute de toutes les étoiles » et inapte à « guérir de l’espérance chronique ». Et si son ami, l’expérimenté et lucide Meyrargues, lui offre in fine l’opportunité de se lancer dans l’action en l’envoyant soutenir des grévistes dans le Midi, ce ne sera pour cet homme d’inaction que l’occasion d’une radicale épiphanie.
Mentionnons en conclusion une intéressante facette de Victor Barrucand : les pages aux aphorismes parfois féroces où il fustige le machisme d’une société résolument patriarcale, par le truchement de Laure, jeune musicienne fille de Vignon, qu’il décrit comme « femme de l’avenir ». Pragmatique, réaliste, sans fatras romantique, directe (« Où vous triomphez, nous tombon s »), Laure n’est pas dupe de l’« amour » : « après tant de siècles d’esclavage traditionnel et d’adoration fausse, l’amour ne flattait pas son amour-propre ». Laissant Robert à son horizon chimérique, elle ne veut pas lui dire « une parole de pitié »...
Paru le 16/09/2010
251 pages
Editions Phébus
11,00 €
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