UkraineUnderAttack – Le boycott de l’édition russe deviendrait une solution pour venir en aide à l’Ukraine ? Depuis le début du conflit, plusieurs institutions ukrainiennes comme internationales ont appelé ou souscrit au boycott total de l'industrie du livre russe en quelques jours à peine. Bella Ostromooukhova, maîtresse de conférences de langue et de civilisation russe à la Sorbonne Université, qui travaille notamment sur les politiques éditoriales russes et françaises, met toutefois en garde quant aux conséquences qu'un boycott inconsidéré pourrait avoir sur la bibliodiversité russe.
Le 04/03/2022 à 11:52 par Fasseur Barbara
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Publié le :
04/03/2022 à 11:52
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La semaine dernière, plus de 1000 auteurs signaient une lettre ouverte publiée par l'organisation PEN international condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Rapidement, plusieurs organisations et fédérations du livre, internationales (comme l'Union internationale des éditeurs) ou nationales (comme le Syndicat national de l'édition, en France), ont elles aussi marqué leur opposition à l'agression russe.
Ce mardi 1er mars, l’Institut du livre ukrainien lançait un appel clair sur les réseaux sociaux, intitulé « Un boycott total des livres venant de Russie à travers le monde ». Ce dernier fait état de la propagande russe « tissée par de nombreux livres, ainsi transformés en armes et en prétextes de guerre ».
L’appel évoquait quatre revendications : l’arrêt de la distribution de livres d’auteurs et d’éditeurs russes, en ligne comme en librairie. Mais également l'arrêt des achats et ventes de droits aux éditeurs russes ou la suspension de la participation de la Russie à toutes les foires internationales du livre et festivals littéraires. Et pour finir, l'arrêt des subventions destinées aux traductions d’auteurs russes contemporains en langues étrangères.
L'une de ces revendications a d'ores et déjà trouvé un large écho, après l'appel émis par les pays baltes, la semaine dernière, en direction de trois grandes foires du livre européennes, Francfort, Bologne et Londres, les sommant de couper les échanges avec la Russie. Après la Foire de Francfort, Bologne avait confirmé son boycott, suivi, un peu plus timidement, par Londres. La Foire de Francfort a nuancé les mesures prises en annonçant que seul le stand national russe, collectif, serait exclu, mais que les stands individuels d'éditeurs indépendants et d'auteurs seraient acceptés.
Pour Bella Ostromooukhova, derrière ces réactions d'organisations internationales, américaines ou européennes, « il est difficile de dégager un sentiment général, en particulier concernant le monde du livre. Ce dernier est très divers et surtout très clivé. Malgré tout, on a vu des réactions de plusieurs acteurs du livre, mais également du monde culturel de manière générale ».
Toutefois, elle remarque un fort élan antiguerre, partisan d'une solution pacifique aux différences de point de vue : « Beaucoup de déclarations personnelles ont lieu sur les réseaux sociaux. C’est aussi le cas pour les maisons d’édition indépendantes, qui publient directement sur leurs pages Facebook. S’il fallait nommer ce qui en ressort, je parlerais de douleur, mais aussi de honte de n’avoir pu agir en amont, de se sentir impuissant. »
Elle souligne également l’importance des médias et de leurs discours vis-à-vis de la guerre en Ukraine, et en particulier des médias en ligne, comme le site Gorky.media. « Le site reflète le point de vue de l’édition indépendante à travers ses déclarations : “Comme beaucoup ces derniers jours, nous nous posons cette question obsédante : comment continuer à faire ce que nous faisons ? La culture est-elle capable de contrer la violence, si ce n'est pas aujourd'hui, du moins à long terme ?”. Depuis le début du conflit, ce site consacre ses publications à des extraits antimilitaristes issus de la littérature mondiale dénonçant l'horreur et l'absurdité de la guerre, écrit par exemple par Erich Maria Remarque, Léon Tolstoï ou encore Ray Bradbury. »
En Russie, les réactions n'ont pas été aussi immédiates, ni unanimes. Dès les premiers jours du conflit, des déclarations individuelles d'éditeurs russes, sur les réseaux sociaux, s'étaient diffusées, mais le plus souvent dans des groupes privés, relativement confidentiels. « On ne peut plus se taire quand on assiste à ce qui se passe aujourd’hui. La guerre avec l’Ukraine contredit tout ce en quoi nous croyons. Nous y sommes opposés et exigeons qu’elle cesse immédiatement », indiquait ainsi une maison, dans un message relevé par ActuaLitté.
Bella Ostromooukhova admet toutefois l’existence d'une opinion russe favorable aux actions entreprises par Vladimir Poutine. « Il y a aussi des personnes et des médias prorégime, pro-Poutine. Il y a eu une pétition une pétition publiée dans Literaturnaya gazeta, signée par des centaines d'écrivains, qui reflète la vision officielle du conflit en affirmant que “les Russes ne commencent pas les guerres, ils les finissent”, et que “l'opération spéciale en Ukraine a pour but de rétablir la paix en Europe”. Malheureusement, les majors de l’édition ne se sont pas encore prononcés. Pour autant, ce sont des acteurs très liés à l’État, fermement imbriqués dans l’économie étatique. »
Ces grands groupes éditoriaux, pointés du doigt, car plus proches du pouvoir central du Kremlin, n'ont pas encore hérité de sanctions européennes comme RT et Sputnik, médias désormais bannis pour avoir diffusé une propagande favorable à Poutine et sa politique. Mais, dans certains pays, le couperet est tombé : d'après Publishers Weekly, le groupe d'édition Eksmo et sa production sont prohibés en Ukraine, car accusés par le Comité d’État ukrainien de la télévision et de la radiodiffusion de participer à la diffusion d'une propagande russe.
Son directeur général, Evgeny Kapyev, a publié une lettre ouverte dans laquelle il réfute toute influence politique, mais reconnait une certaine responsabilité vis-à-vis de la situation : « À mon avis, nous, les éditeurs, sommes également responsables de ce qui s’est passé. Nous sommes l’un des responsables du développement des idées d’humanité et de la compréhension mutuelle. […] Et cela signifie qu’en tant que directeur général de la plus grande maison d’édition russe, je n’ai pas fait de mon mieux pour empêcher cette situation. »
Même au sein de ces « majors » de l'édition russe peut donc subsister une certaine liberté de parole. Du côté de l'édition indépendante, cette dernière est encore plus importante. « L’Alliance des éditeurs indépendants et des distributeurs de livres a, entre autres, lancé une pétition contre la guerre portée par la majeure partie de ses membres. Cette dernière a depuis été signée à titre individuel, par des personnes travaillant au sein des majors de l'édition », rappelle ainsi Bella Ostromooukhova.
Ces prises de position ne sont pas sans risque, évidemment, du côté russe, en témoignent les nombreuses arrestations de manifestants pacifiques, opposés à la guerre, par les autorités. « Les personnes qui pensent autrement sont en danger en Russie, évidemment pas de manière aussi imminente que la population ukrainienne, mais la parole contestataire est de plus en plus verrouillée. Preuve s’il en faut, les menaces de blocage de tous médias alternatifs qui ne cessent de se multiplier », rappelle Bella Ostromooukhova. « Les médias en ligne sont les premiers dans le viseur, pour ces derniers les risques sont tant physiques que commerciaux. On ne peut omettre les possibilités d’agression, d’emprisonnement ou de violence policière. »
Les maisons d'édition indépendantes, par leur fragilité économique, sont particulièrement exposées à ce type de représailles. Vitali Ziusko, fondateur de la maison d’édition indépendante russe KompasGuide, a fait état de ces menaces dans un texte publié sur Facebook. « Aujourd’hui, en Russie, peu nombreux sont les éditeurs indépendants qui osent un regard libre et critique sur la Russie moderne et sur son passé soviétique. Malgré les risques, les éditeurs indépendants russes se mobilisent pour que cette voix soit entendue. Hélas, ce petit espace de liberté et de vérité est fragile, toute une nouvelle génération d’éditeurs indépendants est elle aussi en danger. »
La chape de plomb explique l'absence de réaction de certaines institutions, comme le PEN Club russe, qui n'a, pour l'instant, pas rejoint l'opposition à la guerre, et ne s'est pas exprimé sur le conflit. À l'inverse, le PEN Club biélorusse, pourtant lié à un pays allié du pouvoir russe, a ouvert une collecte en soutien aux Ukrainiens : dans ce cas précis, l'exil de l'organisation, bannie de Biélorussie par Loukachenko, lui aura donné une plus grande liberté d'action.
L'édition russe est donc loin de constituer un vaste ensemble propagandiste et proguerre : des nuances sont à établir, souligne Bella Ostromooukhova. « Je sens se dégager un besoin de finesse et de compréhension de la part des partenaires occidentaux. Bien que beaucoup de Russes ressentent une grande culpabilité vis-à-vis de leurs partenaires, amis et même famille en Ukraine, ils ont peur de se retrouver sous le feu des projecteurs et que l’Occident les rejette sous prétexte qu’ils sont russes », indique la maîtresse de conférences.
Ce rejet en bloc, s'il prend la forme d'un boycott éditorial, aurait des conséquences contre-productives sur la lutte contre la propagande. En effet, explique Bella Ostromooukhova, « [l]es maisons indépendantes sont parmi les seules à proposer un autre point de vue que celui des les majors de l’édition, souvent en phase avec le régime en place. Les voir disparaître serait un grand danger pour la bibliodiversité en Russie. S’ils sont coupés du monde et privés de tout soutien, leur voix va s’effacer. »
Autrement dit, le mouvement de solidarité avec les Ukrainiens et le monde du livre ukrainien, suscitant un intérêt renouvelé pour la littérature et les auteurs du pays, doit aussi s'étendre à une Russie dégagée de l'ombre de Poutine.
L'édition indépendante doit ainsi être plus farouchement encore défendue — ce qui rejoint les questions soulevées par la création, en France, d'un gigantesque conglomérat réunissant des maisons des groupes Editis et Hachette par Vivendi.
« C’est grâce à ces vecteurs du monde culturel que la Russie pourrait être autre chose que la Russie de Poutine. Ne pas les soutenir, les priver de leur voix et refuser de travailler avec eux, c’est quelque part d’aller dans le sens de Poutine, car ils sont les premiers en danger et seront les premiers à couler. Ils ont besoin de sauvegarder le lien avec les partenaires étrangers, les réseaux de collaboration pour avoir accès aux festivals internationaux, mais aussi aux aides. Il faut qu’ils puissent continuer d’acheter et de vendre les droits afin de continuer leur travail de passeur. »
Ainsi pour protéger la liberté d’expression pour Bella Ostromooukhova, « la solution est entre autres dans le soutien des petites structures indépendantes ». Une empathie généralisée, en quelque sorte, portant sur certaines structures autant que sur des personnes : « Il faut aussi d’aider les personnes qui vont devoir fuir la Russie, car même si un début d’aide se met en place, la priorité reste pour le moment l’Ukraine et c’est bien normal », termine Bella Ostromooukhova.
Article coécrit par Barbara Fasseur et Antoine Oury.
Dossier : La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine
crédit : Bartosz Brzezinski (CC BY 2.0)
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine ou la Russie impériale
3 Commentaires
ettigirg
04/03/2022 à 19:14
C'est courageux d' apporter de l' impartialité dans cette terrible situation .L'intervention de cette universitaire est "éclairante" ainsi que cet article
jujube
05/03/2022 à 23:55
Il n'empêche que les boycotteurs ne tiendront pas compte de l'avis de Bella car les boycotts - et surtout celui-ci, lié à l'Ukraine, ne font ni dans le détail ni dans la dentelle. Ils frappent pour parer un coup et, s'il est nécessaire, détruire. Ciao aux états d'âme!
Polina Petrouchina
18/03/2022 à 10:51
Je suis traductrice littéraire du russe, j'ai traduit notamment le Rapport Nemtsov aux éditions Actes Sud au début de la guerre dans le Donbass. De mon point de vue le boycott culturel est une barbarie et une injustice qui n'honore pas ceux qui s'y abaissent. Les professionnels du livre indépendants russes ont été plus d'un millier à signer une pétition dès les premiers jours de la guerre actuelle, mais leur appel a peu été relayé, puisqu'ils sont privés en grande partie de moyens de communication avec l'Occident. Comment juger de l'action ou de l'inaction de nos collègues russes, comment les boycotter ou les effacer si l'on ne sait même pas ce qu'ils font, quelles ont été leurs luttes ? J'ai contribué durant plusieurs années à animer des événements littéraires franco-russes, surtout autour de la bande-dessinée. Nous avons tout traversé, y compris la censure, pour amener en Russie des livres et des auteurs, mais aussi pour faire sortir du blocus culturel dont les Russes souffrent en réalité depuis des années. Je vais dire mon sentiment très simplement : je suis dégoûtée. Cet empressement à nous jeter avec notre travail, nos écrivains, nos artistes, à la poubelle, avec un petit froncement de nez hautain, en oubliant si vite nos années de lutte, de prises de risques éditoriales, nos batailles. Je ne l'oublierai jamais. C'est une leçon pour moi sur ce que la culture a de plus vil.