Lors de la longue et rude bataille qui a conduit à l’existence de cette chronique, face aux forces liguées de la réaction et du patronat, le dit chroniqueur a obtenu deux victoires : le rythme est celui de ses envies ; il n’est pas tenu à l’actualité littéraire et peut donc, heureux homme, parler des auteurs qu’il aime et que, parfois, le grand public méconnait.
Ainsi de Ross Thomas, écrivain majeur dont l’œuvre demeure relativement obscure et qu’il est devenu compliqué de se procurer en librairie, à l’exception des rares titres encore disponibles aux éditions Rivages et de ceux que le grand Patrick Raynal publie chez Sonatine.
Mais qui est ce Thomas ? Peut-être l’auteur qui a poussé le plus loin, dans le polar, le cynisme et l’humour noir, reléguant l’ami Donald Westlake au rang d’auteur neurasthénique sous Prozac.
Les héros de Ross Thomas n’en sont pas. Toi, lecteur, qui cherche des personnages positifs, redresseurs de torts et courageux héros défendant la veuve, l’orphelin et la société capitaliste, comme toi, autre bouquinovore qui attend d’un roman noir la dénonciation sociale virulente des malheurs faits aux pauvres, aux miséreux et autres gentils gens de gauche, hélas une des spécialités du polar français, passez votre chemin.
Les personnages de Ross Thomas, arnaqueurs, escrocs, flics pourris, espions sans patrie, gentilshommes de fortune, aigrefins, intellectuels dévoyés et politiciens véreux n’ont que peu à voir avec ces sauveurs en jean et boots qui encombrent les tables de nos librairies de mauvais thrillers en mauvais thrillers comme leurs cousins en collants et super-pouvoirs envahissent nos écrans de mauvais films en mauvais films.
Chez Ross Thomas, la veuve est noire, dangereuse et traîtresse, et plombe mari ou son amant ; l’orphelin a tué ses parents pour en hériter.
Mais diantre, me direz-vous, cela existe déjà, chez Ellroy, par exemple, où, de Lloyd Hopkins en Dudley Smith, les bons ne courent pas les pages. Je vous donne le point, comme dirait l’autre. La différence c’est que la dernière fois que l’immense James a tenté d’être drôle, c’est en 1974 quand il s’est permis un calembour intraduisible à propos du Watergate.
Amoureux des escrocs flamboyants, Thomas a créé, avec Artie Wu, héritier présomptif de l’Empereur de Chine, Quincy Durant, ce fumier du Durant, Maurice « Autremec » Ottermeck, ainsi surnommé parce que ce n’est jamais lui, c’est l’autre mec, et la dangereuse Georgia Blue, un quatuor explosif, toujours embarqué dans des arnaques à plusieurs zéros mêlant magouilles politiques, révolutionnaires de pacotille, agents secrets abrutis de chaleur et autres diplomates corrompus.
Tout ce petit monde est à peu près aussi fiable qu’un scorpion traversant sur le dos d’un buffle un fleuve d’Afrique. De coups bas en trahisons, de mensonges en billard à trois bandes, nos héros passent leur temps à se trahir les uns les autres, à rouler leurs commanditaires, à flinguer, quand cela s’avère nécessaire, celui qui se dresse entre eux et l’argent.
Dans Zig-Zag, les Faisans des Iles ou Voodoo Ltd., Ross Thomas lance sa bande de pieds nickelés sur la piste au trésor, chaque fois semée d’embuches, de cadavres et d’histoires d’amour terminées en eau de boudin.
Journaliste politique, conseiller à la présidence des États-Unis sous Lyndon Johnson, Ross Thomas a irrigué son œuvre d’agents secrets, de coups électoraux tordus et de femmes et d’hommes politiques peu recommandables.
Dans Crépuscule chez Mac, petite merveille de thriller d’espionnage, aussi bon que Les Trois Jours du Condor de Grady (sur lequel nous reviendrons, promis), le fils d’un espion tente de monnayer les mémoires de son père, dont beaucoup sont prêts à payer très cher le droit de les enterrer. Épaulé par deux anciens de la CIA, tenanciers de bar, Mc Corkle et Padillo, le fiston tente de survivre et, si possible, de se faire un peu de fraiche. Washington grouille de sénateurs pourris, d’espions sans morale et de femmes fatales, le bourbon et le sang coulent, les hyènes rôdent. Et Granville, fils d’espion, faux naïf, amoral et gentil cynique, suit son petit bonhomme de chemin vers une retraite précoce.
Enfin, car je ne peux ici retracer tous les livres du maître, Ross Thomas est l’auteur de La Quatrième Durango, pur miracle et authentique chef d’œuvre, un des dix polars de mon Panthéon personnel.
Cette Durango est un bled de Californie de moins de trois mille âmes, une seule route y accède et nulle plage ne la borde. C’est le trou du cul du monde et donc une des meilleures planques des États-Unis.
Pour l’avoir compris, la Maire de Durango, B.D. Huckins, a mis en œuvre un accueil d’un genre particulier, celui des gens qui fuient leurs ennemis et paient très cher un havre de paix temporaire sur lequel veille le sheriff de la ville, Sid Fork, par ailleurs meilleur ami, porte-flingue et amant de Madame la Maire. Surviennent alors le Juge Adair, tout juste libéré de prison, et son beau-fils, Vines, avocat radié du barreau, qui cherchent moins à se cacher qu’à faire sortir du bois ceux qui veulent les tuer. Tout se complique quand la sœur de B.D. couche avec Vines et qu’un tueur au groin de porc flingue à tout va.
Jamais le style de Thomas, qui s’est affirmé d’œuvre en œuvre, fait de phrases courtes, de réflexions décalées et de dialogues au vitriol n’a atteint une telle plénitude. La Quatrième Durango, jusqu’au règlement de comptes final, est un grand western mâtiné de thriller politique, une œuvre inclassable, unique et magistrale.
La mort nous a pris Ross Thomas en 1995, six mois après son célèbre traducteur, Jean-Patrick Manchette. La mort est une conne.
Par Vincent Monadé
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 10/05/2017
424 pages
Rivages
8,90 €
Paru le 03/11/2000
337 pages
Rivages
9,15 €
Paru le 20/10/2016
477 pages
Sonatine
14,00 €
Commenter cet article