Quand on parle de maladies mentales, s’il est un nom qui accourt spontanément sur toutes les lèvres, c’est bien celui de Sigmund Freud (1856-1939). Freud a été élevé au rang des grands génies de l’humanité pour avoir exploré un véritable continent, terra incognita avant lui, à savoir le monde de l’inconscient. La méthode psychanalytique qu’il mit au point s’est frayé un chemin dans cet univers ténébreux afin d’en révéler les mystères. De nos jours, le public cultivé pourra citer quelques noms supplémentaires des explorateurs de ce monde parmi les disciples ou les épigones du maître viennois, tels Jung, Adler, ou Lacan. Mais qui se souvient de Pierre Janet ? Par Armel Job, écrivain
Éminente médecin, Janet (1859-1947) occupa la direction du laboratoire de psychologie de La Salpêtrière au tournant des XIXe et XXe siècles. Il fut considéré en son temps comme un des grands spécialistes internationaux de la psychologie. Malheureusement, ses travaux furent bientôt éclipsés par l’astre freudien qui se levait à la même époque, atteignit bientôt son zénith et régna sans partage dans le ciel de la médecine de l’âme. Aujourd’hui que l’éclat du freudisme s’est quelque peu atténué, que son rayonnement, sauf dans quelques pays comme la France, s’est considérablement rétracté, il n’est pas sans intérêt de redécouvrir l’œuvre de Pierre Janet, qui, dès les premières publications de Freud, avait mis le doigt sur les faiblesses de ce qui s’appelait encore la psychoanalyse.
La republication récente [1] du rapport de Janet au XVIIe Congrès international de médecine de Londres en 1913 permet d’apprécier la clairvoyance du grand médecin français face à la montée du freudisme. Je résume ici les principaux points de son intervention.
D’abord, Janet constate que Freud semble le rejoindre sur l’occurrence de souvenirs traumatiques dans la névrose. Lui-même a observé chez un certain nombre de malades les traces d’un événement passé qui les avait fortement impressionnés. Il donne l’exemple d’une jeune femme sujette à des tremblements, des hallucinations, des accès de terreur au moment de ses règles. Il apprit par hypnose qu’elle avait été épouvantée par sa première indisposition à l’âge de treize ans et avait tenté d’arrêter le flux en se plongeant dans un baquet d’eau glacée.
Toutefois, Janet s’empresse de préciser que le souvenir traumatique, s’il peut se situer à l’origine de la névrose, n’est cependant qu’un élément possible du problème. Parfois, le traumatisme ne joue qu’un rôle accessoire, et parfois il n’y a chez le malade aucune expérience de ce genre.
C’est là que Janet se démarque d’emblée de Freud, qui affirme pour sa part, qu’il y a immanquablement un souvenir traumatique à l’origine de la maladie. Selon Freud, la tâche du psychanalyste consiste à amener le patient à exprimer ce souvenir. À cette fin, Freud renonce à l’hypnose, qu’il a observée lui-même auprès de Charcot à La Salpêtrière, et qui reste une des techniques de Janet. Il recourt à la méthode du divan, sur lequel le malade s’étend pour donner libre cours à ses pensées, comme une sorte de rêveur éveillé, et à l’interprétation des rêves que le malade lui confie quand il dort pour de vrai.
Janet conteste que la formulation d’un souvenir traumatique puisse automatiquement apporter la guérison. Il ne nie pas l’intérêt des rêves ou des associations d’idées du patient, mais, à ses yeux, il ne s’agit que d’éléments parmi d’autres à situer dans un examen plus général de la personne en souffrance. On ne saurait considérer que les divagations, les songes des malades comportent nécessairement l’empreinte du traumatisme supposé que Freud a posé en axiome.
Freud, d’ailleurs, est bien obligé d’admettre que cette empreinte est souvent difficile à repérer. Qu’à cela ne tienne, c’est, prétend-il, que le souvenir traumatique a été refoulé par le malade dans l’inconscient, où la censure rigoureuse de la conscience le tient confiné. Le traumatisme resterait donc hors de portée du psychanalyste s’il n’avait la propension à sortir de la face cachée du psychisme. Pour cela, il se déguise et se présente sous la forme d’un symbole anodin capable de tromper la vigilance du censeur, mais pas la sagacité du psychanalyste, qui derrière les apparences saura lever le masque de l’obligatoire traumatisme.
L’existence du refoulement, Janet la concède volontiers à Freud, mais sa pratique lui a montré que les malades ne refoulent pas nécessairement le traumatisme lorsqu’il y en a un. Il refuse d’ailleurs l’idée que le malade puisse recourir au refoulement par un effort de la volonté, capable d’ostraciser dans l’inconscient la cause de sa souffrance. Pour Janet, la disparition des éventuels traumas de la scène psychique résulte non d’un acte délibéré, mais d’une dépression générale de l’esprit, qui dépossède la personne d’une pleine emprise sur sa conscience.
Enfin, Janet diverge radicalement du fondateur de la psychanalyse sur la nature du souvenir traumatique. Pour Freud, le choc originel est toujours d’ordre sexuel. Le refoulement est une tentative de nier non seulement l’existence du traumatisme, mais aussi, et peut-être d’abord, son caractère sexuel. Il appartient donc au psychanalyste de faire remonter l’accident originel à la surface de l’esprit, mais encore de mettre à nu sa teneur sexuelle.
Janet ne peut accepter le pansexualisme de Freud. Il a traité bien des malades qui n’avaient manifestement aucun problème de cet ordre. Ce à quoi les freudiens répliquent, bien entendu, qu’il n’a pas été capable de percevoir les fondements véritables de ce genre de névrose, tout simplement parce qu’il n’a pas utilisé les principes de la psychanalyse freudienne !
De son analyse, Janet conclut que le freudisme n’appartient pas à la science médicale, laquelle repose sur le déterminisme des causes établi par un raisonnement critique, mais qu’il est devenu une sorte de religion qui se fonde sur une foi absolue en ses principes. Pour Freud, par exemple, si quelqu’un nie être passé par le complexe d’Œdipe, c’est simplement parce qu’il a refoulé son complexe. Mais le complexe est bel et bien là, autant que, pour un chrétien, le péché originel affecte tout être humain, quelles que soient les dénégations des mécréants.
Nous sommes ainsi en présence d’une attitude que Karl Popper [2] dénoncera en 1934 comme la négation de la science. Pour être scientifique, une théorie, selon Popper, doit être falsifiable, c’est-à-dire qu’elle se présente comme rationnellement établie pour l’instant, tout en étant prête à se réformer si quelqu’un démontre à l’aide d’arguments tout aussi rationnels qu’elle comporte des erreurs. Le freudisme, Janet l’a bien vu, n’est pas prêt à se remettre en question, mais déterminé à prétendre que si vous voyez du noir où il voit du blanc, c’est que vous avez une mouche dans l’œil.
Dans une époque où, quel que soit le domaine de la pensée, tant la parole publique dans les médias que la parole privée sur les réseaux sociaux est envahie d’affirmations péremptoires, ce ne serait pas un luxe de redécouvrir la pensée de personnes de la qualité de Janet [3], disposées à reconnaître les mérites de leurs adversaires, mais attentives à en montrer les faiblesses par un maniement souple et rigoureux de la nuance.
[1] Pierre JANET, La psychanalyse de Freud, Rivages, 2021
[2] Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, Payot
[3] De nombreux articles et œuvres de Janet sont disponibles sur Internet et également aux éditions L’Harmattan.
Paru le 21/04/2021
221 pages
Rivages
9,10 €
Paru le 22/10/2021
720 pages
Belles Lettres
35,00 €
Paru le 30/10/2019
156 pages
Rivages
8,00 €
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