Comme d'autres institutions, les bibliothèques s'interrogent depuis plusieurs années déjà sur le rôle qu'elles peuvent jouer dans la lutte contre les inégalités de genre. Et, comme d'autres composantes de la société, elles ne sont pas exemptes de biais et discriminations en la matière. Florence Salanouve, conservatrice des bibliothèques et attachée chargée du livre et débat d’idées à l’Institut français de Prague, a dirigé un ouvrage collectif sur le sujet, intitulé Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque, publié aux Presses de l'Enssib. Elle a répondu par email à nos questions.
Le 31/01/2022 à 10:25 par Antoine Oury
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Publié le :
31/01/2022 à 10:25
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ActuaLitté : La notion de genre est-elle récente dans la réflexion autour des bibliothèques ? Ou ce désir d'égalité a-t-il accompagné le service public et les établissements depuis leur création ?
Florence Salanouve : Si la notion d’égalité structure la profession de bibliothécaire et le discours qui l’entoure, la notion de genre, quant à elle, est très récente.
Dans les bibliothèques, si l’on tape le mot genre dans le moteur de recherche du Bulletin des bibliothèques de France (une référence institutionnelle), la première occurrence de ce terme apparaît dans un article au sujet d’un colloque intitulé « Sexe, genre et bibliothèque », en 2013.
La question du genre est récente, et je crois qu’on peut même dire qu’elle est restée longtemps invisible. Il y a plusieurs explications.
La première, c’est que l’institution universitaire en France manifeste un certain nombre de réserves à légitimer les études de genre. Dans les sciences de l’information et de la communication (à laquelle appartient le champ académique des bibliothèques), la chercheuse Marie-Joseph Bertini évoque « l’évitement majeur », voire le « refus — plus ou moins assumé ».
La deuxième, c’est que la façon dont on conçoit les bibliothèques (leurs classifications, le système de diffusion des savoirs, etc.) est héritière du positivisme et de la notion de neutralité et d’objectivité. Or les savoirs sont les produits de constructions sociales, qui interrogent nécessairement ces deux notions…
La troisième, c’est la prégnance incontestable de l’universalisme républicain en France. Toute référence aux caractères sexuels, raciaux, ethniques, religieux n’est pas pertinente, au nom de l’égalité justement.
Lorsque nous disons que les bibliothèques ont pour mission la diffusion des savoirs pour toutes et tous, ou l’accès de toutes et tous à la culture, il est une évidence que cette notion d’égalité est fondamentale, et la base du métier. C’est pourquoi il me semble que la notion de genre a beaucoup à voir avec la question de l’égalité. Dans le titre de l’ouvrage Agir pour l’égalité : questions de genre en bibliothèque, je voulais qu’on entende les deux mots : genre et égalité.
Le secteur de la culture n'échappe pas aux inégalités de genre, aussi bien au niveau des rémunérations que de la représentation. Les bibliothèques échappent-elles à ces inégalités ? Comment se manifestent-elles dans les établissements ? Et sur les personnels ?
Florence Salanouve : Les inégalités de genre dans la culture sont bien établies, et étudiées. Il faut lire à ce titre les deux rapports qu’avait rédigés Reine Prat et qui ont créé l’émotion à l’époque (Pour l'égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation ; Pour l'égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique — 2 — De l'interdit à l'empêchement).
Le constat y était très sévère ; il y avait entre 60 et 100 % d’hommes à la direction des institutions du spectacle. 15 ans après, c’est toujours valable…
On touche là à une limite : ce n’est pas parce qu’on révèle une situation qu’on la corrige… Il faut être conscient de cet écueil-là.
Cela étant, il y a un intérêt à prendre connaissance de ces études et des questions que cela pose…
Dans les bibliothèques, les inégalités ne sont pas aussi visibles que dans les orchestres par exemple où il existe des disparités de genre extrêmement visibles. L’inégalité de genre est quasiment mise en scène de façon spectaculaire.
Dans les bibliothèques, c’est plus camouflé, car on a l’impression que c’est un “monde de femmes”. Or les inégalités de genre existent, et elles sont notamment visibles dans la gestion des personnels, dans l’avancement des carrières, et dans l’organisation du travail où se nichent pas mal de biais de genre (l’accès aux postes de direction, la promotion à des grades supérieurs, la conciliation travail/famille).
C’est une question qu’aborde en particulier l’ouvrage Agir pour l’égalité : questions de genre en bibliothèque.
Les collections des bibliothèques sont un moyen évident de défendre l'égalité des genres : dans un contexte politique très “hystérique” sur ces questions, la marge de manœuvre et d'action des bibliothécaires est-elle préservée ?
Florence Salanouve : Du côté des bibliothécaires, il y a tout un travail de sensibilisation autour de l’idée que les collections des bibliothèques (et leurs classifications en particulier) sont une représentation à un instant T du champ des connaissances et de la production éditoriale. L’ouvrage Agir pour l’égalité apporte des éléments de réponse…
Sur la question de l’égalité des genres dans les collections, je pars toujours de questions très cartésiennes. Par exemple, dans chaque établissement, quelle est la proportion d’auteurs et d’autrices dans les catalogues ? Et dans les paniers d’acquisition de chaque acquéreur, quelle est la proportion d’autrices et quelle est la part d’auteurs ? Cette idée permet d’évaluer la politique documentaire au regard des données du genre.
La future présentation obligatoire de la politique documentaire aux élus vous parait-elle une démarche saine pour la défense de la liberté des bibliothécaires et l'exercice de leur rôle politique ?
Florence Salanouve : Concernant la présentation obligatoire de la politique documentaire, on peut y voir une menace sur la liberté documentaire, mais je crois qu’il vaut mieux être acteur, agir que subir. Il me semble qu’il faut en faire une opportunité d’échange avec la tutelle (quelle qu’elle soit), autour de la bibliothèque et du métier de bibliothécaire.
Alors que le président Macron a instauré la lecture comme grande cause nationale, c’est le moment opportun d’entrer en action et faire mieux connaître les métiers de la chaîne du livre (auteur, bibliothécaire, traducteur, éditeur, illustrateur, libraire…).
Une parité dans les collections a été évoquée lors de récents débats parlementaires liés à la “Loi Robert”, mais a fait face à une levée de boucliers de la plupart des responsables politiques présents. Selon vous, de telles obligations sont-elles nécessaires pour progresser sur le sujet, en matière d'égalité ? Pour quelle(s) raison(s) ?
Florence Salanouve : Qu’appelle-t-on parité ? Il faut regarder les chiffres, et aborder les choses de façon raisonnable, sinon cartésienne, comme je le disais tout à l’heure.
Combien avons-nous d’autrices dans les catalogues de bibliothèques ? Qui sont les invités dans le cadre des programmations culturelles : quelle est la part des hommes et des femmes ?
J’ai récemment piloté, pour l’Institut français de Prague, le programme l’invitation d’honneur de la France à l'occasion du Salon international du livre de Prague. Et il y a deux points que je retiens.
Le premier, c’est que si on n’exige pas la parité, on aboutit systématiquement à des panels uniquement masculins.
Le deuxième point, c’est qu’aboutir à une parité homme/femme dans un panel ou dans un débat est le résultat d’une lutte assez invisible.
C’est faisable, mais c’est une exigence, une lutte de chaque instant.
Quand l'ABF publie les résultats d'un sondage sur l'accueil des personnes trans, des commentaires réactionnaires se manifestent presque immédiatement, assurant que leur accueil ne doit pas être “différent » des publics non trans, qu'aucune distinction ne doit être faite entre les genres. Comment expliquez-vous ces réactions ?
Florence Salanouve : Il n’y aura pas de consensus spontané sur la question. Alors comme toujours, je commence par poser des questions simples.
Quel était l’objectif de la commission ABF ? Faire un retour sur la façon dont nos pratiques administratives (le fait de s’inscrire à la bibliothèque) peuvent créer une violence et heurter certaines catégories de publics.
Une fois le constat établi, que fait-on ? Peut-on établir des pistes de corrections ? Si oui, lesquelles ? Peut-on sensibiliser les bibliothécaires sur cette question, et comment, quels sont les leviers de progression ? Peut-on ajouter une signalétique adaptée (drapeau…) ? Peut-on adapter les formulaires d’inscription ? Peut-on améliorer l’espace pour le rendre plus accueillant pour toutes et tous (en n’omettant personne) ? Peut-on acquérir des collections adaptées ? Peut-on organiser des événements en lien avec des associations LGBTQI ?
Pour avoir une vision circonstanciée, claire, ouverte sur cette question, je vous invite à lire notre ouvrage collectif : Agir pour l’égalité : questions de genre en bibliothèque.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Paru le 18/11/2021
198 pages
Ecole Nationale Supérieure Sciences Information et Bibliothèques
22,00 €
6 Commentaires
Sabine
31/01/2022 à 11:40
C'est une blague ?
"Dans les bibliothèques, c’est plus camouflé, car on a l’impression que c’est un “monde de femmes”. Or les inégalités de genre existent, et elles sont notamment visibles dans la gestion des personnels, dans l’avancement des carrières, et dans l’organisation du travail où se nichent pas mal de biais de genre (l’accès aux postes de direction, la promotion à des grades supérieurs, la conciliation travail/famille)."
Dans les bibliothèques et dans les services culturels il y a une immense majorité de femmes ! Toutes les directrices de bibliothèques sont des femmes ! Arrêtez de propager des contres vérités !
Marianne
01/02/2022 à 11:14
Sabine, vous ne pouvez pas raisonnablement dire "Toutes les directrices de bibliothèques sont des femmes !" ... et accuser la parlementaire interviewée de propager des idées fausses sur notre profession ...
Regardez n'importe quel annuaire de bibliothécaires, vous verrez sûrement des noms masculins ...
Par exemple, prenez celui des bibliothèques de la Ville de Lyon, vous trouverez un Directeur général, et dans la liste des directeurs des services, sur 7 noms, 5 hommes et 2 femmes ...
https://www.bm-lyon.fr/16-bibliotheques-et-un-bibliobus/a-propos-de-la-bibliotheque-municipale-de-lyon/article/organigramme
Aurélie
06/02/2022 à 15:38
Je suis bien d'accord avec vous Marianne, une immense majorité de femmes mais tellement d'hommes aux postes de direction en comparaison ! Et c'est souvent eux qu'on encourage à monter en grade par le biais de concours, plus que les femmes... Et enfin, combien de fois entend-on "Ce serait bien d'avoir un homme dans l'équipe", juste parce que c'est un homme ? Non, la parité n'est pas acquise non plus dans les bibliothèques.
Aleph
03/02/2022 à 18:58
Rapport de l'Inspection des Bibliothèques 2018 sur la profession de conservateur en bibliothèque : "Les femmes réussissent mieux le concours que les hommes : pour 100 inscrites sur les quatre dernières années 3,9 sont, en moyenne, lauréates, tandis que pour 100 hommes présents 2,5 sont lauréats. Le taux d’admissibilité est le même chez les hommes et les femmes, 9% des présents, mais les femmes réussissent particulièrement bien les épreuves d’admission, 41% des femmes admissibles sont lauréates tandis que ce n’est le cas que de 27% des hommes".
pour entrer à l'ENSSIB, il y a plus de 10% d'écart dans les taux de réussite des oraux en défaveur des hommes, alors qu'à l'écrit on ne note pas de différence de niveau significative. Qu'en dit la dame qui publie son torchon misandre aux presses de l'ENSSIB ?
Avec ça, les deux-tiers des candidats sont des femmes. La dame ne se donne pas la peine de s'interroger sur les libertés individuelles et les choix que les totaux reflètent, puisqu'elle occulte tout.
Il est scandaleux que l'argent de l'impôt paie des publications aussi nulles et aussi violemment contraires à la neutralité du service public. C'est de l'agit-prop.
La réflexion sur l'égalité est débile et la mise en cause de l'universalisme républicain bien rapide. Les auteurs pourraient au moins se demander pourquoi ça coince et ce qui ne va pas, et ce qui se passe si on va outre. C'est juste une résurgence de la grégarité la plus sordide, qui assigne chacun à son sexe, alors que l'universalisme considère chaque personne avec une dignité égale, et refuse de considérer quoi que ce soit entre l'individu et la Nation : il n'y a pas e classes, pas de groupes d'appartenance, simplement des citoyens égaux en droits.
Tout ce cirque ne vient de ce que les promotions et carrières sont déconnectées de toute évaluation (il ne reste que l'age et le sexe) et qu'il importe de se faire connaître et que des abus misogynes ont rendu facile de générer en revanche un contexte intimidant qui sert à quelques-unes à opposer des arguments imparables pour être choisies. A quand une réelle réflexion sur les modalités d'avancement ?
Et bravo à "Team Actualitté" pour sa contextualisation géniale qui sert la soupe à une diatribe misandre au sein d'une des professions les plus caricaturalement féminisées.
Statistique
06/02/2022 à 11:40
Idem dans l'édition : le taux de féminisation atteint voire dépasse les deux tiers.
Lorsque l'on regarde Livres Hebdo, les nominations ne sont quasiment que des femmes (récemment le passage de la DG de Flammarion chez Albin Michel).
Aux postes de débutant (assistant d'édition), ce sont plus de 90% de femmes.
Conséquences : les salaires s'effondrent, nombre d'hommes fuient la branche, et, s'ils restent, se retrouvent parfois singulièrement isolés.
Statistique
06/02/2022 à 11:46
Le premier, et unique, fournisseur des bibliothèques, ce sont les éditeurs.
Il "suffirait" que la collection Harlequin ait autant droit de cité sur les rayonnages que la Blanche de Gallimard pour retrouver la parité auteurs/autrices.
(Note: mon correcteur orthographique est facétieux mais sexiste ; à la place d'autrices, il voulait mettre autruches.)