Devant la commission du Sénat, Vincent Bolloré n’aura rien lâché : « Il a fait le job », commente un observateur amusé. Malgré l’hostilité affichée — compréhensible, douteuse, maladroite, chacun choisira — l’actionnaire majoritaire du groupe éponyme a défendu sa vision. En martelant comme un mantra : le groupe Bolloré inquiète peut-être, mais face aux géants américains, il demeure un nain.
Le 20/01/2022 à 00:02 par Nicolas Gary
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20/01/2022 à 00:02
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On n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace. Jeune banquier fringant quand il fut appelé au secours d'une société familiale menacée de faillite, Vincent Bolloré a défendu devant les sénateurs quelques convictions. La voix est ferme, le ton sans appel : un dirigeant de grand empire se tient devant des parlementaires qui tenteront de lui tenir la dragée haute. Mais depuis les 24,1 milliards € de chiffre d’affaires réalisés en 2020, l’ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du Groupe Canal Plus ne s’est pas vraiment laissé décontenancer. Pas même un peu.
Les sénateurs, particulièrement intéressés par les questions d’audiovisuel et de presse, en auraient presque oublié que dans l’empire Bolloré, se trouve le groupe Editis. Et prochainement Hachette Livre, dans le rapprochement entre Vivendi et Lagardère. Heureusement, Vincent Bolloré aura pensé à le rappeler à différentes reprises. Tout en ponctuant régulièrement son propos de cette assertion : « Ce n’est pas la réalité des faits que l’on est tout puissant. Nous sommes tout petits. » Ah, le référentiel…
Et l’auditionné d'asséner : dans la stratégie du groupe aucune intention politique, plutôt une perspective globale : celle de créer « un champion français de la culture », en mesure de lutter contre le soft power venu d’Amérique. « Nous nous sommes donné les moyens d’agir sur le long terme », insiste-t-il. En regard des capitalisations boursières d’autres opérateurs mondiaux — les GAFAs, qui en prendront poliment pour leur grade durant toute la séance — le groupe Bolloré semble bien anecdotique. Mais faut-il avoir une lecture mondiale ou hexagonale de la situation ?
De la même manière, Hachette Livre est le 3e groupe mondial, mais Editis le 19e. Des petits qui n’auront ni l’un ni l’autre eu les moyens de racheter Simon & Schuster, groupe éditorial américain en vente — qui devrait finalement être racheté par Penguin Random House, filiale de Bertelsmann, le concurrent allemand. Le tout pour la coquette somme de 2,2 milliards $, bien que le ministère de la Justice américain ait décidé de bloquer la transaction. Un point soigneusement omis par Vincent Bolloré, on comprend pourquoi.
À ce titre, le nœud gordien liant Hachette et Editis réside dans le probable abus de position dominante, qu'il importe de résoudre. Selon les dernières informations de ActuaLitté, deux scénarios sont à ce jour envisagés : d’une part, la cession de maisons d’édition soit d’Editis, soit de Hachette Livre. Ou, autre perspective, la vente de toutes les activités France de l’un ou l’autre des deux groupes.
Or, ce rendez-vous manqué avec Simon & Schuster illustre les regrets de Vincent Bolloré : un groupe comme Edithachette aurait pu, lui, se permettre un tel investissement. Le butin ne serait pas tombé dans l'escarcelle du voisin allemand. Car, ainsi qu'il le rappelle : « Les médias sont le deuxième secteur le plus rentable. Notre intérêt n’est pas politique, ni idéologique, mais économique. »
Si le groupe a connu une croissance ces cinq dernières années, il est surtout parvenu à se redresser, mais sans encore être en mesure de rivaliser encore avec les géants américains — sans même parler des acteurs asiatiques, non moins redoutables, souligne Vincent Bolloré.
Tout y passera : l’interventionnisme de l’actionnaire dans ses différentes entreprises — fait dont il se défendra bec et ongle —, le rôle d’Éric Zemmour, autant que ses propos et condamnations, la gestion brutale des affaires ou encore les procès intentés « pour empêcher d’enquêter », pointe les sénateurs. Il fallait adresse et souplesse pour éviter les pièges et coups de hallebardes.
« Vivendi est un groupe qui, peut-être, est capable d’aller faire rayonner la culture française dans le monde, ou pas. L’aide aux créateurs est compatible avec la réussite économique », ripostera Vincent Bolloré, balayant les accusations à peine dissimulées de constituer, sinon d'encourager une presse d’opinion. Et plus encore, d’opinion et d’idéologie marquées à l'extrême droite…
La réalité entre les déclarations de l’actionnaire et les questions des sénateurs se trouve quelque part dans cette réponse de Vincent Bolloré : « Le groupe est tellement vaste qu’on peut en dire tout et son contraire. » Et même si concentration il devait y avoir, il croit « possible de rester dans la pluralité tout en gagnant de l’argent. C’est la taille des concurrents pose problème ».
Justement : reprenant l’exemple de Hachette Livre et Editis, ce mariage n’arrivera pas sans que les autorités n’interviennent. Vincent Bolloré critique alors le fonctionnement du modèle Disney, à 360° : « Pour qu’un auteur puisse rester chez vous, il faut lui donner un cadre rassurant. » Pas une machine hors norme. Et une fois de plus, il montrera une certaine sensibilité à l’égard des créateurs : « À part quelques auteurs qui gagnent beaucoup d’argent, beaucoup crèvent la faim. »
Plusieurs organisations d'auteurs ont déjà fait part de leurs inquiétudes, considérant que la fusion provoquera un bouleversement aux conséquences économiques cruelles pour les créateurs. « Comment la concentration excessive qui s’annonce, pour l’édition et pour la diffusion- distribution (Editis et Hachette réunis, cela veut dire la fusion entre Interforum et Hachette distribution), pourrait-elle garantir la diversité culturelle ainsi que l’indépendance et la pluralité éditoriales », interrogeait récemment le Conseil Permanent des Écrivains ?
Sur ce point, ripostera le rapporteur David Assouline, définitivement peu fan de son interlocuteur et de ses arguments. « La diversité risque d’être appauvrie quand c’est un même propriétaire qui contrôle quasiment toutes les maisons d’édition », lance-t-il en guise de conclusion. Pour le sénateur, la résistance aux GAFA par la constitution de grands groupes français — celui de Bolloré ici auditionné — ne répond que moyennement aux problématiques. Car la régulation introduite par le législateur se veut garante de la pluralité — des médias, de la diffusion culturelle, de la création. Une diversité menacée donc.
« Quand on lit des livres, on sait que le propriétaire… ou quand on veut faire un livre, eh bien s’il ne veut pas, ou s’il veut favoriser telle lecture, eh bien il a un pouvoir. Il en abuse ou pas, mais il a un pouvoir. […] Il faudrait accepter en se disant, pourvu que le propriétaire n’abuse pas de ce pouvoir. » Mais dans les faits, poursuit le rapporteur, l’interventionnisme de Vincent Bolloré serait avéré, malgré ses démentis.
Réputation usurpée ? Ou autocensure destinée à se protéger du courroux d’un actionnaire, dans le cas de média ? Pour l’avenir, « le groupe s’adaptera », insiste Vincent Bolloré. « Si c’est votre choix d’ouvrir la porte aux GAFAMs pour détruire Canal, c’est votre choix. […] Nous ne sommes pas là à dire aidez-nous ! » Les successeurs auront beaucoup à faire. Et de conclure : « La liberté d’expression est quelque chose de très important. Toutes les expressions se retrouvent sur le groupe. […] J’assume d’être paratonnerre. »
Dans la salve des attaques, on saluera tout de même l’intervention de la sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio, dont on ignore si elle cherche un poste dans la future entité Vivendi. Cette dernière fera part de « tout son respect ». Elle pointera, avec plus de justesse, le comportement agressif de ses confrères, qu’elle déplorera.
Dès lors, que penser de cet étrange exercice ? D’abord, qu’à quelques infimes dérapages — attestant surtout que l’on avait affaire à un dirigeant ayant l’habitude de diriger — Vincent Bolloré a fait preuve d’un flegme, d'une impassibilité à toute épreuve. Le tout, sans se priver de piques bien senties, le tout avec une voix didactique. Mieux encore : il n’a surtout rien dit de significatif ou d’utile pour la Commission. Et comble : en focalisant l’attention sur Zemmour ou multipliant les arguments ad hominem, les sénateurs seront parvenus à rendre le bonhomme sympathique.
En matière d’enquête, Sherlock Holmes en rigole encore.
On n’en saura donc pas plus sur la fusion Edithachette, le sort des libraires devant ce géant, sur l’avenir de la pluralité des médias ou de la diversité des opinions. En revanche, à nul n’aura échappé la vision d’avenir : soit des champions se forment, bon gré, mal gré, soit l’américanisation du divertissement et des médias sera inéluctable. Le vieux sanglier « à la peau un peu abîmée » regrette les « procès d'intention sur des réalités qui n'en sont pas forcément », mais l'assure : « On s'adaptera. ».
À bon entendeur…
À LIRE: l'hystérie de l’édition autour d'Edithachette profite à Amazon
L’intégralité de l’audition est à retrouver en vidéo ci-dessous. Notons que la valse des auditions se poursuit pour l’industrie du livre : Bernard Arnault, PDG de LVMH passera au grill demain — son groupe possède quelques investissements dans la maison Gallimard. Puis viendra celui de Arnaud Lagardère, PDG du groupe éponyme.
Ou en podcast :
crédits photo : Vincent Bolloré capture d'écran
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
10 Commentaires
kujawski
20/01/2022 à 09:45
Merci pour ce compte-rendu. La conclusion paraît sans appel : l'auditionné esquivant les questionnements et craintes suscités par ses ambitions, avec pour seul but de tracer sa route sans qu'on vienne l'enquiquiner, le devoir de la puissance publique est de le ramener à la réalité, en empêchant les concentrations, et, si nécessaire, en cassant les monopoles.
Par ailleurs, que l'artiste Bolloré verse une larme sur les auteurs qui crèvent la faim en dit plus sur sa duplicité que de longues démonstrations.
Ed
20/01/2022 à 09:48
Personnellement, j'ai parcouru votre compte-rendu dubitatif, me demandant si vous n'aviez pas un parti pris – je ne vous accuse pas de bollorisme, mais cela me semblait très gros.
Eh bien... la vidéo ne m'a pas déçu.
En effet, Bolloré est habile, nullement hableur, se présenterait presque comme un petit artisan du divertissement sans trop de prétention. Et les sénateurs – Assouline restera dans les annales pour cette séance – ont tapé partout où c'était possible, avec une désorganisation et une répétition des thèmes stupéfiante.
Pas plus chez Hachette qu'Editis on ne saura ce qu'il en est. On appelle cela une occasion manquée !
Marco
20/01/2022 à 10:16
Pour résumer, pour contrer les GAFAMS, créons d'autres GAFAMS. Pour éviter la concentration du pouvoir entre les mains de quelques uns, concentrons le entre les mains de quelques autres. Voici la recette Bolloré qui prétend être la seule solution pour l'avenir du livre et pour nous nourrir, nous, pauvres auteurs. Comme si on l'avait attendu pour manger !
Aradigme
20/01/2022 à 11:12
Le privé qui doit séduire l'ensemble du lectorat pour réaliser des bénéfices garantit bien plus la diversité des ouvrages diffusés que le public. Exemple type: la radio de service soi-disant public France Inter qui n'embauche visiblement que des chroniqueurs et journalistes d'extrême gauche et fait tout pour n'imposer qu'une seule vision du monde à ses auditeurs.
Marco
20/01/2022 à 12:15
Il n'est pas question ici d'éditeurs "publics" ! On parle d'éditeurs privés indépendants qui seront définitivement étouffés face à des groupes qui monopoliseront aussi bien l'édition que la diffusion/distribution, sans parler de la promotion et des liens avec les autres médias dont ils sont propriétaires ou actionnaires. On parle d'auteurs indépendants qui devront se plier aux règles et désirs de ses groupes, écrire non plus pour promouvoir la lecture mais seulement l'économie de marché et permettre à des actionnaires de se partager les bénéfices de leur travail. Les préoccupations pointées par Jadot (l'autre article de Actualitte) visent juste : l'apparition de « véritables conglomérats » dans l'édition, qui « abusent d’une position dominante et font peser des risques sur la diversité éditoriale » : « Une économie de l’offre s’est installée, entraînant une surproduction de livres à grand renforts de marketing, la réduction du revenu des auteurs...
Voilà le sujet. Le "public", c'est à dire l'Etat, tente seulement de réguler ce commerce du livre et de la culture... même s'il est vrai, je vous le concède, que France Inter pourrait éviter de faire la promo des produits à la sauce Bolloré et donner davantage d'espace aux indépendants, éditeurs et auteurs !
Falsetto
20/01/2022 à 13:21
"France Inter qui n'embauche visiblement que des chroniqueurs et journalistes d'extrême gauche"
Visiblement vous n'écoutez pas France Inter (penser que Natacha Polony ou Dominique Seux sont de gauche... Lol).
SamSam
20/01/2022 à 15:39
Trop de cynisme tue le cynisme...
On lira avec plus de profit pour la lucidité la lettre envoyée par Juan Branco à cette assemblée au mieux d'acteurs supayés, au pire de gardes-fous en carton-pâte quand il s'agit de conjurer l'hégémonie marchande ou le bras armé de la dictature sanitaire :
https://aulnaycap.com/2022/01/18/juan-branco-denonce-la-fabrique-du-consentement-qui-altere-notre-democratie-par-lensemble-des-medias-detenus-par-niel-lagardere-arnaud-et-bollore/
Marco
20/01/2022 à 15:59
Le titre est réconfortant. Il suppose que M.Bolloré s'inquiète que notre assiette ne soit pas toujours pleine.
"Vincent Bolloré : “Beaucoup d'auteurs crèvent la faim”.
Un peu comme si Amazon voulait racheter Uber (imaginez, un taxi qui transporte des clients et livre des repas, des livres et tout le reste) en le justifiant comme une nécessité humaniste :
"Jeff Bezos : "Beaucoup de chauffeurs crèvent la faim".
Merci messieurs de penser si fort à nous :-)
Dapi64
24/01/2022 à 11:14
Une mascarade de mauvais goût devant le fait accompli...
jules67
23/09/2022 à 21:03
Ce type est vraiment gros c**